Tempête
De grands arbres étaient mes murs, et je vis sous leur égide. Ils m'enseignent la résolution, la constance et la réserve ; ils me gardent des utopies et des divagations.
Passe la tempête toute de torses, de poignes, de râbles – translucides. Cela tient d'une éclusée, d'une chevauchée – le « galop cabré » des Assyriens –, de l'intrusion d'une horde de pachydermes foulant l'étendue en ne laissant, d'une forêt, qu'éclisses grimaçantes. (Il est bien impossible, après, d'ignorer que l'arbre est d'une structure ligneuse et qu'il est sujet à fractures ouvertes.)
Le vent ayant faibli, j'ouvre ma porte. Le chêne que j'avais coutume de saluer gît empêtré dans sa ramure. Il a, en tombant, déraciné un cyprès. Lequel s'appuie sur le rebord du toit, sa cime devenue panache ondoyant les tuiles dans un mouvement qui semble burlesque à qui la vit, tant de fois, en pinceau de peintre scrupuleux, hasarder une touche au zénith.
La maison est debout : une tempête n'est pas une tornade ; mais est-ce bien la même demeure ? Ces arbres ménageaient la transition entre l'abrupt de la façade et l'espace mouvant, indéfini, de la campagne. On pouvait, à considérer tronc et branchage, retrouver la fermeté des murs, mais échancrée, mais variable. L'œil ne passait pas sans médiateur du minéral à l'aérien, de l'âpreté du crépi au taffetas du ciel.
Des hommes sont venus, qui ont débité ce qui gisait, entremêlé, et j'ai tout un jour entendu le grondement d'aise des tronçonneuses, obscènes en ce qu'elles clament très haut la suprématie du métal sur le bois. Des hommes, leurs pieds s'enfonçant dans la sciure grasse, ont emporté les rondins (il m'eût paru indécent d'en faire mon feu), aussi indifférents que les préposés aux pompes funèbres. Et c'est maintenant seulement que je mesure la place que ces deux arbres tenaient dans ma vie.
J'ouvre ma porte. Avec le cyprès, la pelouse a perdu l'une de ses antennes. La rectitude des arêtes de la maison n'est plus tempérée par la verticalité étoffée, effrangée, du résineux ; mon regard quêtant le ciel n'est plus pris en charge dans un souple effilement qui rendait lisible le dévidement des brises. Mais surtout, je m'avise que le chêne de large envergure interposait une paupière mi-baissée entre l'horizon et moi ; et qu'à présent, la nue assiège mon seuil comme l'eau d'une crue affleurerait celui du riverain.
Je m'avance sur le perron, surpris de la moindre résistance que rencontre mon regard et je retrouve la sensation, tant de fois éprouvée sur un rivage marin, d'être à découvert, et le point de mire des alentours.. À cela près, que la menace, ici, n'émane pas de l'onde mais d'un ciel de steppe, de désert, qui appelle une âme trempée – que je n'ai pas.
Deux soldats de ma garde rapprochée – les Immortels ! – sont tombés, face contre terre, lâchement assaillis par derrière, et le firmament se rue par la brèche pour accroître sa mainmise sur la terre. Et me voici tels ces insectes sur qui fond le jour quand on soulève la pierre sous laquelle ils vivaient à couvert.
Avec une aisance qui m'étonne, je fais quelques pas là où le chêne mouvait son ombre. Celle-ci suffisait-elle donc, même par temps gris, à entraver à peine ma déambulation ? Y avait-il, entre ramure et sol, qui a disparu, un tissu d'invisibles filaments, ainsi qu'en mangrove l'entrelacs des racines aériennes ? Je n'avais pas demandé qu'on essarte un coin de mon domaine, même s'il s'en trouve comme agrandi.
Je peux bien rentrer, donner un tour de clé : je sais que quelqu'un occupe en permanence mon seuil, qu'on tenait jusqu'ici à distance et qui, n'étant pas attendu, ne saurait être qu'un intrus ou pis : un messager d'en-haut venu m'avertir qu'il est temps de fermer livres et cahiers. Je sais qu'un faisceau de clarté que plus rien désormais n'interrompt ou n'infléchit, s'attache à ma porte et que cela vaut ces signes qu'on y traçait jadis pour désigner l'habitant à la vindicte. Je sais que me voilà de plain-pied avec le ciel, et que je n'aspire pas à le rejoindre. Pas encore.
C'est l'hiver. J'essaie d'augurer ce que seront les prochaines saisons. Giono justifie la présence d'un cyprès « beau chanteur » auprès du mas provençal par le fil d'air – d'eau ! –qu'il débite à la moindre brise, pour les commensaux du logis ; un chêne, lui, émiette ses murmures, il répand tard le soir ses chuchotis. Et j'en conclus que ces murs baigneront demain dans moins de songes que de coutume, ainsi qu'il en est des maisons proches d'une mer qui s'assèche, ou sises à l'orée d'une forêt soumise à des coupes réglées.
Mais les oiseaux mêmes, familiers du lieu, ne percevront-ils pas l'espèce d'étonnement qui a frappé ce coin d'espace, à moins que ce ne soit le reste du décor que surprend ce surcroît de clarté et qui s'efforce de rétablir des équilibres rompus, un timbre qui manquerait à l'orchestre ?Les oiseaux, auxquels on a retiré deux pierres de leur gué, ne sont pas à quelques coups d'ailes près, mais le couple de tourterelles qui avait, depuis des années, élu le cyprès pour nidifier, ne sera-t-il pas décontenancé de ne pas retrouver le sûr asile de ses couvées ? Le rossignol ponctuel du vingt-deux avril ne demandera-t-il pas à un chêne éloigné le tremplin nécessaire à ses rétablissements vocaux ?
On rebâtit un mur, on répare un toit. Mais pas plus qu'« on ne récrit un roman détruit », selon Malraux, ou qu'on ne referait une toile de maître, on ne recréerait, à l'identique, cet édifice de bois contourné, de sèves, d'air, de lumière et d'ombre, de soudains enfièvrements – et de jours et de nuits, qu'est un chêne de soixante ans.
Et sans doute la composition mi-végétale, mi-aérienne qu'on vient de saccager n'avait-elle d'éclat que pour moi ; un fervent des arbres même me remontrerait que le déploiement que je lamente était fort commun ; mais il m'était consubstantiel ; mais il y avait osmose entre sa durée et la mienne. Mais jusque dans l'hiver – surtout pendant l'hiver –, la ramure du chêne m'était plombs de vitraux. Et n'est-il pas vrai que la lumière d'une nef aux fenêtres crevées blesse la vue ?
Quand j'écrivais l'Éloge de l'Arbre, j'avais, certes, conscience que les arbres sont mortels, même ceux de la futaie Colbert, en forêt de Tronçais ; mais les miens du moins me survivraient. Aucun ne faillirait au rendez-vous implicite que je leur donnais à mon réveil : « Ce ciel vous agrée-t-il ? Avez-vous soif ? La vermine vous menace-t-elle ? Me donnerez-vous de la belle ombre, cet après-midi ? de ces jeux d'ocelles dont vous mouchetez l'herbe ?... »
Mais si, un arbre peut nous causer un tenace chagrin : sinon, serais-je aussi contristé, interdit, mortifié ? Et me reprocherais-je tant de regards distraits envers un tel assemblage d'équilibres, une telle nasse d'échanges, que le mot de prodige devrait venir à tout esprit ?
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Sur les arbres
« Un arbre est un arbre. Une chose en bois et vigoureuse et grouillante et qui s'enfonce et qui vole. Une chose qui pense et qui médite et se promène à sa manière. »
(Jean Cocteau)
« Les arbres qui ne voyagent que par leur bruit / Quand le silence est beau de mille oiseaux ensemble / Sont les compagnons vermeils de la vie. » (Georges Schéadé)
« Le jour entre deux arbres / Est le plus beau des arbres » (Paul Eluard)
« Un arbuste et l'air pur font une source vive. » (Paul Valéry)
« Chaque feuille de l'arbre est un poisson vivant. » (Marcel Bealu)
« Pourquoi les arbres cachent-ils / l'éclat somptueux de leurs racines ? »
(Pablo Neruda)
« Qu'a appris l'arbre de la terre / pour converser avec le ciel ? » (Pablo Neruda)
« Silencieusement va la sève et débouche aux rives minces de la feuille. »
(Saint-John Perse)
« Flamme debout qui ne brûle et ne bouge, / Ruisseau qui coule en remontant, […] / Corps nuageux vertébré comme un mont, / Flanc que perce un oiseau, qu'ouvre la bise ; / L'été respire à son vaste poumon. » (Lanza del Vasto)
« (Feuilles vivantes au matin sont à l'image de la gloire…) » (Saint-John Perse)
« Comme tu tètes, vieillard, la terre / Enfonçant, écartant de tous côtés tes racines fortes et subtiles ! Et le ciel, comme tu y tiens ! comme tu te bandes tout entier / À son aspiration dans une feuille immense, Forme du Feu ! » (Paul Claudel)
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Murmures…
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Que le couple soit tel un arbre, ton étreinte le dit, si impérieusement que j'ai la sensation d'avoir en toi mes racines.
Mais je goûte fort, aussi, cette faiblesse en mes membres quand tu me prends dans tes bras et que je dois m'appuyer sur toi : c'est la douce, la secrète détresse des convalescences.
L'amoureux :
Il n'est pas d'espace plus calme que celui de notre chambre ; et cependant le vent y a continûment partie liée avec nous. Par la grâce de ta chevelure qui donne si bien consistance et direction à l'air, qu'il nous semble vivre tantôt selon sa pente, tantôt à contre-fil.
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Les Murmures de l'amour, François Solesmes, éd. Encre marine.
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