* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
*

BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

*
LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
*
L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

*
L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

*
L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

*
CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

*
EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


lundi

1er mai 2014 " RENDEZ-NOUS LA MER" (4)


TABLEAU II, 3

*

* LE GÉOGRAPHE 

Je ne médirai pas de la pêche côtière, mais il me plaît de penser que, parmi ces jeunes gens, certains voudraient repousser au plus loin l'horizon de mer. À peine un pays détient-il une portion de littoral, qu'il peut déployer, sous toutes latitudes, ses antennes, ses vibrisses ; qu'il peut partout se faire valoir. Qui saurait, par le monde, les couleurs d'un pays, si des navires ne les arboraient par la grâce d'un pavillon beau, dans le ciel, comme un cerf-volant ?

LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

– Rendez-nous notre côte et l'on verra la Bolivie se répandre au dehors telle une bouteille de mousseux qu'on débouche…
– Et que les couleurs de la kantuta[1] témoignent, en tous lieux, de la jeunesse, de l'opulence et de l'ardeur de nos cœurs.

LE GÉOGRAPHE

De chaque port, partent mille et mille routes divergentes ; autant y convergent. Et tout le globe est pris dans leur fuseau. C'est par l'entremise de ses ports qu'un pays féconde le reste des nations. Il y a là, entre les quais, les jetées, les appontements, comme une frayère…
LE CHOEUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous nos ports qui sont, pour un pays, ce que la femme accorde, par grand privilège, à l'homme aimé.

LE GÉOGRAPHE

Aujourd'hui comme hier, les grandes nations – rayonnantes ! – sont celles qui ont une province maritime ; celles qui, jour et nuit, sont sollicitées par une étendue sans limites et comme assaillies d'horizons expirants, d'horizons renaissants.

LE CHOEUR DES JEUNES FILLES

– Rendez-nous, à notre flanc ouest, cette lisière de flammes voraces et sa rumeur d'urgence, afin qu'elles attisent nos volontés et nous inspirent l'audace et l'ingéniosité.
– Notre rayonnement s'éteint à ne rencontrer que la terre. Rendez-nous les vagues qui porteront nos ondes, de crête en crête, jusqu'aux confins du monde.
– Et l'on entendra alors notre pays sonner comme un cristal.

LE GÉOGRAPHE 

Sait-on assez, en tous lieux de la terre, que nos ressources ont de quoi tenter cent armateurs ? Déserts plus désolés d'être soumis à la soufflerie des vents d'altitude, et qui n'avez, pour horizons, que des crocs monstrueux, quelles richesses vous recouvrez de vos ocres lunaires…

 

LE RÉCITANT (en aparté)
Le lyrisme, à ce que j'entends, est contagieux.

 

LE GÉOGRAPHE

Et vous aussi, yungas, l'ocre vous sied, et toute la gamme des terres brûlées. Mais dirait-on pas, sous le voile rose d'un flottant sourire, un paysage d'Andalousie ? Après la vaste saveur de salpêtre du haut plateau, celles, condensées et quasi poignantes, du miel, des piments, des agrumes…

LE RÉCITANT (toujours en aparté)
Il faut, sans tarder, lui confier une chaire de géographie poétique !

LE GÉOGRAPHE

La Bolivie est bien loin de se réduire à un donjon cyclopéen : voyez comme elle s'abaisse par paliers pour nous fournir, au nord, en bovins, en hévéas, en piranhas et fourmis rouges ; à l'est, en bois, en fer et en bovins…

 

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– À tant de richesses, il faut l'exutoire d'un grand port…
– Nous sommes tel un marchand qui ne pourrait faire connaître ses produits au chaland.
– Or, quel plus grand éventaire, à la porte d'une boutique, que celui des eaux marines ?

 

LE GÉOGRAPHE

Est-il tant de pays au monde qui pourraient, sur cet étal, disposer, côte à côte, l'or et le maïs, le cuivre et la mangue, le riz, l'argent, l'étain et l'antimoine, le tungstène et l'orchidée, le soufre et la papaye ?…

 

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Vous oubliez le zinc et le bismuth…
– … le lithium et le pétrole !…

 

LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

– Vous oubliez les jalq'as [2]
– … le cacao et la vanille, la canne à sucre et le café.

 

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Vous oubliez le sel !
– Nous avons vu le salar [3] de Coïpasa et celui d'Uyuni… Mais que pourrions-nous bien en dire ?
– C'est comme l'emportement d'une plane lumière…
– Une nappe d'écume, jaillie de l'océan, qui serait passée par-dessus la Cordillère en se figeant sur place, cloisonnée de rides.
– Moi j'ai vu là une glace d'argent à la mesure du soleil, et comme il y affûte ses serres…
– Pour moi, le salar d'Uyuni est le plus grand miroir télescopique du monde, sans répit poli par le vent. Et tout le ciel austral s'y agglutine…

 

LE GÉOGRAPHE

Je n'oubliais pas le sel. Et il est bon qu'il porte en lui la soif inextinguible que donnent les eaux marines.
– Nous regorgeons de sel fossile – de sel comme une pierre… Rendez-nous le sel vivant et subtil, et volatil, qui voyage avec la brise de mer, le sel impondérable des embruns qui se dépose sur les lèvres.
– Le sel violet, le sel violent des soirs à saveur d'algues échouées au soleil…
– Rendez-nous le sel originel, car si la Pachamama est notre mère nourricière, nous sommes tous nés de la Mer primordiale.
– Et nous voici, à présent, tels des enfants en quête de leur identité.
– Rendez-nous la mer pour que nous puissions retrouver la source de ce sel amniotique qui ombre notre sang, qui avive nos larmes…
– Et que des femmes retrouvent parfois, nous ont-elles dit, sur la bouche de l'amant.

LE GÉOGRAPHE

« Rendez-nous la mer !… », répétez-vous. C'est trop peu dire. Car ceux qui vivent au bord de la Caspienne, voire de la Méditerranée, parlent aussi de mer. Or, ici, c'est de l'Océan dont il est question – d'une mer ouverte à tout venant, d'une eau qui a affaire avec les astres, d'une eau cyclique.

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Nos anciens ne cessent de nous mettre en garde : le Temps est si sournoisement uniforme, qu'on se découvre un jour, étonné, incrédule, au seuil de la mort.
– Mais comment ce Temps n'endormirait-il pas notre vigilance, en ce pays de roche roidie de vent, et de rivières aux sinueux méandres, toujours menacées par l'anévrisme d'un marécage ?

LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

– Rendez-nous l'Océan qui, comme nous, obéit aux lunaisons…
– Nous avons le goût des balancements et celui des retours périodiques, ô saisons et leurs saveurs oubliées et ressaisies à belles dents…
– Quel bonheur qu'une une chose attendue et qui vous vient, comme le flux, à l'heure dite…
– Rendez-nous, heurtée ou soyeuse, la pulsation du Temps. Rendez-nous la durée qui se détache et glisse, par pans et pendeloques, du versant de la mer.
– Et ce pays sera comme l'homme, allongé sur le flanc, qui entend, dans le silence de la nuit, le sang chasser à sa tempe. Et il écoute ce mince jet de sable lui répéter inlassablement : « Tu es vivant… Tu es vivant... »

 

LE GÉOGRAPHE

Oui, rendez-nous l'Océan. Mais encore faut-il préciser, car ce n'est pas d'un quelconque océan dont on nous prive, mais de l'Océan même ; de celui qui recueille et brasse la moitié des eaux du globe. Et il faut voir comme les plaques tectoniques qui le portent à jouer des coudes à la ronde : – « Place ! Place !… » – pour repousser les continents… Et les côtes bousculées, broyées, plissées, hissées, s'en contorsionnent, regimbant et crachant le feu.
« Grand Océan », ah certes ! Ce n'est pas lui qui se laisserait corseter comme l'Atlantique ou à demi parquer comme l'Indien… Qu'on déploie une carte, et l'on verra, au-dessus de la Grande Dérive d'Ouest, les plus majestueuses arabesques du monde : celle des courants et contre-courants équatoriaux. Ampleur, équilibre et grâce des boucles : jamais pinceau ne fut plus inspiré que celui qui les traça…

LE RÉCITANT (en aparté)

Le public féminin doit se presser à ses cours…

 

LE GÉOGRAPHE

Les vents, pas plus que les courants, n'y rencontrent d'obstacle. « Ah, que voilà donc, disent-ils de concert, un Océan où l'on peut donner toute sa mesure !… Où la tempête se vautre à l'aise ; où la toupie d'un typhon y est fouettée à mort !… » 

 

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

C'est l'Océan Pacifique que vous évoquez en ces termes ?

 

LE GÉOGRAPHE

Des navigateurs l'ont vu comme un être sans passion. Tous les vents affalés [4], ils ont croupi des semaines en quelque marais de calme plat. Mais d'autres ont vu passer, à bâbord, à tribord, de soudaines et longues collines d'eau plus rapides que les oiseaux qui fuyaient à tire d'ailes ; plus rapides que la vue. Et ceux-là vous parleraient d'un afflux convergent d'horizons fragmentés, convulsés ; d'un magma tonitruant d'eaux, de ciel, de vent, qui s'abat sur le navire avec une féroce allégresse…

 

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Nous ne nous laisserions pas saper par le vertige, en cercles concentriques, des calmes plats.
– Nous saurions échapper aux mâchoires du flot.

 

LE GÉOGRAPHE

Le Pacifique ? L'Océan-maître, et le plus grand bassin de résonance. Que son fond s'effondre en Alaska, et une onde propagée de part en part en avertit la Terre de Feu. Et l'Océan paraît plus vaste encore de cette strie d'accroissement qui le parcourt.

 

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

N'est-il pas aussi, le plus riche en îles ?

 

LE GÉOGRAPHE

Mettez le cap en ouest, et vous rencontrerez immanquablement maints archipels comme autant de basses-cours pépiantes, aux volatiles de toute taille, de l'autruche au colibri…

LE RÉCITANT (en aparté)
Je ne savais pas que la géographie fût à ce point métaphorique !…

 

LE GÉOGRAPHE

Je pourrais vous vanter les émaux irisés des lagons, les cocotiers peignant l'alizé de leurs palmes ; vous parler de nacre et de perles, mais je ne veux pas enlever le pain de la bouche aux poètes, si prompts à célébrer, dans un style fleuri, ce qu'ils n'ont jamais vu.

UN POÈTE DE COCHABAMBA (avec ironie)     
C'est en quoi, bien sûr, ils se distinguent des géographes !

 

LE GÉOGRAPHE

De même ne dirai-je rien des vahinés, une fleur d'hibiscus piquée dans leur longue chevelure épandue, passant un collier de fleurs au cou de l'arrivant…

 

LE CHOEUR DES JEUNES FILLES

Louons sa discrétion !…

 

LE GÉOGRAPHE

Je vous dirai seulement, jeunes gens, que les perles les plus précieuses du Pacifique, elles furent sécrétées par ses côtes, et elles ont pour noms Vancouver et San Francisco, Tokyo et Brisbane, Shangaï et Sakhaline, Canton et Vladivostock… Échelonnés au bord de cet Océan qu'on nous dénie, des millions d'hommes tournés vers le large suivent des yeux un navire qui s'éloigne, chargé de denrées, chez eux, surabondantes, ou bien ils attendent celui qui, venu d'ailleurs, comblera leurs manques. Il y a ainsi, d'un bord à l'autre, des antennes tendues, des mains qui « topent là » ; d'un bord à l'autre, le balancement de l'offre et du besoin, la compensation pour règle. Et cela fait, de l'Océan, un tel champ d'équilibres, qu'un poète verrait, dans chaque crête de vague, osciller un fléau.

 

LE POÈTE

Il le voit, n'en doutez pas.


[1] La kantuta, fleur jaune et rouge, à calice vert, est l'emblème de la Bolivie (dont le drapeau superpose, en trois bandes égales, le vert, le jaune et le rouge).
[2] Le jalq'a (ou potolo) est un tissu très prisé, en alpaga et mouton, à motifs rouges et noirs.
[3] Le dessèchement du grand lac Michin, dans l'Altiplano, a fait remonter à l'air libre, par aspiration, les minéraux du sous-sol. Il en résulte des étendues couvertes d'une croûte de sel de plusieurs mètres d'épaisseur : les salars. Celui d'Uyuni a 10 000 km2.
[4] Affaler a ici le sens de faire descendre en tirant (une voile, un cordage).

mardi

15 avril 2014 "RENDEZ-NOUS LA MER" (3)


TABLEAU II (2)
*
*

LE GÉOGRAPHE

On nous a ravi notre seule frontière vivante, et qui oscillait comme la branche dans le vent. Voilà pourquoi, malgré son vaste dévers de terrasses qui nous conduisent, par degrés, jusqu'aux sédiments fluviatiles de l'Oriente [1], notre pays n'est plus guère, aux yeux du monde, qu'un socle rocheux, relevé d'un coup d'épaule. Au  sein du continent, et comme de toute antiquité, il est la pesanteur et la rigidité.
*

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Mais deux cents kilomètres seulement nous séparent de la côte. Point n'est besoin de coller notre oreille à la terre pour entendre, la nuit surtout, la pulsation des eaux.
– Je sens que nous avons rendez-vous avec ces foules qui s'en viennent vers nous ainsi que pour le pèlerinage de Copacabana [2] – les fanions, les gonfanons, éclatants vraiment, dépassant à peine la masse des têtes…
– Et tout ce peuple accourt, se bouscule, et ne reflue que pour mieux prendre son élan.
*

LE GÉOGRAPHE

Tous les points cardinaux, désormais, se valent pour nous.
*

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

 Et tous nous parlent de pics ou de hauts plateaux, de glacis de pierre et de versants, de pampas ou de steppes – ce qui est nous redire, à satiété, notre encerclement…
*

LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

– Rendez-nous l'Ouest véritable, qui ne saurait être qu'océanique.
– Laissez-nous rêver des Indes, à notre tour ; car c'est par l'Ouest que tant de peuples s'accomplirent…
– Ouest l'Obscur, Ouest le Fastueux quand l'heure vient des adieux du soleil…
– Et je crois voir, sur les rivages, des gens s'immobiliser, interdits et muets à cette vue. Et comme le vent soudain fraîchit…
*

UN MÉTIS DE L'ALTIPLANO

Le vent ? Nous sommes las du vent acerbe, grand lécheur de parois, grand trieur d'éboulis, qui se rue sur nos terres pour y propager le désert et transpercer nos os.
*

LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

– Rendez-nous le vent d'Ouest qui ne rencontre que la pure étendue.
– Le vent au plus droit, nu et cru d'avoir foulé, d'avoir lapé tant d'eaux.
– Le vent qui gonfle si bien les voiles – et comme nos poitrines s'accorderaient en secret avec leurs courbes !…
– Rendez-nous l'Ouest et, avec lui, tous ces vents assidus qui font, sur les mappemondes, de si amples volutes.
– Et qu'ils emportent donc loin celui qui sait ruser avec eux !
*

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Notre pays est tel un navire pris dans les glaces et qui sent que la mer libre n'est qu'à faible distance.
– Et comme il vibre, de toute sa coque, dans l'espoir de rompre l'étreinte !… Comme il bande ses flancs, comme il pèse de sa proue sur la banquise terrestre…
*

LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

– Rendez-nous notre rivage afin que l'homme qui le souhaite puisse embarquer. Car, de nos compagnons, certains sont nés terriens, mais nous sentons bien que d'autres s'irritent qu'on les assigne à résidence…
– Et qu'ils piétinent comme des bêtes libres, ahuries de se trouver dans un enclos.
– Leur âme, nous disent-ils, est quelque part, là-bas, parmi le peuple des vagues.
– Et ceux-là de soupirer, comme après une femme : « Ah, la rejoindre !… »
– Ce sont des hommes sans racines, dont nous n'aurons jamais que le corps entre nos bras.
– Ils sont tels une amphore grecque que l'on croirait pleine d'hydromel, d'ambroisie, mais dont le contenu se serait répandu par quelque fissure discrète.
*

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Ah, savoir l'art de naviguer, de présenter au vent le leurre des voiles !…
– S'embarquer à bord de ces navires qui poussent un long mugissement quand ils tournent la jetée…
– Et qui traînent leur sillage comme un filet frétillant de poissons…
*

LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

– C'est longuement que nous vous regarderions nous quitter. Ici, le moindre pli de terrain vous intercepte dans l'instant.
– Nous sentirions qu'un fil se tend à se rompre ; une larme nous en viendrait…
–… et nous sentirions mieux votre poids dans nos vies, et l'acide et le strident bonheur d'aimer.
*

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Le large enfin !… La pure largeur en toutes directions, et l'élasticité des eaux, la distension des distances – et non plus, ramassée, crispée, la terre hétéroclite.
– Après tant d'escarpements, de sommets batailleurs, un unique versant à gravir, de faible inclinaison ; une seule paroi de granite déroulée à mesure. La crête encore, ah, certes, mais répandue en tous les points de l'étendue.
– Si bien qu'à promener notre regard autour de nous, toutes les terres abîmées où qu'on tourne la tête, nous nous croirions au faîte de l'Illimani [3].
*

LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

– Notre pays regorge de verticales et d'obliques. Rendez-nous cet horizon auquel tous les autres se soumettent, en lequel ils se résorbent, jusqu'aux plus orgueilleux. (Et c'est pourquoi l'horizon marin est l'altitude même.)
– Rendez-nous cette ligne stable et pure qui passe, nous le voyons bien, par le coin des yeux de certains hommes.
– Une ligne inflexible, ah, certes, et leur regard s'y affûte.
– Ces hommes-là ont soif d'un monde vaste et plat où s'enfoncer à ciel ouvert… Rendez-nous l'horizontale en sa genèse, en son étendue affluante, en ses débordements par les rivages…
– Rendez-nous l'horizon marin pour tous ceux qui ont au cœur la dimension de l'infini.
*

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Partir, oui… Mais de notre rivage même et non d'un embarcadère étranger. Car le marin est celui qui présente, au reste du monde, les lettres de créance de son pays.
– Et combien de boliviens voudraient s'acquitter de cette tâche !…
 *

UN MARIN

Moi, je navigue sur le Titicaca. Comme mon père et mon grand-père… Selon une trajectoire toujours brisée. Avez-vous vu une mouche, prise dans un globe de verre ? Mon bateau est ainsi : à peine a-t-il pris son élan, d'une rive du lac, qu'il se heurte à une autre rive…
*

LE RÉCITANT

Ne médisez pas de lui : ne sentez-vous pas que le Titicaca est un toast porté par toute la Bolivie au ciel andin, au ciel intense ?
 *

LE MARIN

Nous révérons le lac, n'en doutez pas ; mais comme il bride notre audace !… Comme nous nous sentons captifs de son eau captive !… Partant au matin de Tiquina [4], le cap sur le nord-ouest, nous accosterons en Pérou, vous le savez, bien avant la fin du jour. Qu'est-ce qu'une mer qui ne vous oblige pas à dormir sous les étoiles ? Je voudrais traverser l'étendue sans nul repère, sans plus savoir quel jour on est…
*

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Nos déserts ne nous suffisent pas. Ils ne sont assez nus, assez plats. Ils ont trop de couleurs – dorées ! – qui vous distraient.
– Le seul vrai désert est cette prairie bleue, verte, et si souple sous le pied, que l'on nomme Océan.
– Se mesurer à lui, torse à torse, et découvrir ce que l'on vaut, réduit à ses seules forces...
– S'engager au plus droit toujours, à la façon des oiseaux migrateurs qui traversent le ciel, aveuglément, mais sûrs de leur route…
– Fendre les eaux, jour après jour, assourdi par le rugissement des airs, abasourdi de solitude…
– Et puis, un beau matin, voir l'horizon prendre un île au lasso…
*

LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

Une île !…
*

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Et non pas flottante [5], celle-là, mais bien enracinée comme un arbre, toutes les vagues, autour, en guise de palmes.
– Dans le désert absolu de la mer et qui passe, de loin, l'Atacama [6], une oasis.
ô douceur de l'eau douce…
– Et tout ce sourire, à la ronde, des vagues et des brisants…
*

LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

L'île est femme ; elle vous garderait et nous en pleurerions.
*

LE CHŒUR DES JEUNES GENS

– Nous croyez-vous si oublieux ?
– Ou vous croyez-vous si peu de pouvoirs ? Que faites-vous de ce sentiment tapi dans la nuque de l'homme : la nostalgie ? Un soir…
– C'est toujours au soir que cela survient...
– Un soir, à seulement nous souvenir du son de la quena, notre regard s'inverserait et nous nous sentirions aussi vulnérables qu'un enfant. Si fastueux que serait le couchant, devant nous, nous découvririons que notre ombre d'homme s'allonge jusqu'à vous.
– Alors nous vous reviendrions, foulant avec délices notre âme ancienne à la renverse.
– Et vous nous ouvririez vos bras, ô seules sirènes qui vaillent, sirènes qui vous divisez si bien du talon jusqu'à l'aine.
– Et moi, parce que je serais las du cœur de palmier et de la noix de coco, je me ferais un chairo paceño [7] !…
*

LE CHŒUR DES JEUNES FILLES

– Rendez-nous notre rivage pour que nous attendions les marins de Bolivie.
–Nous les reconnaîtrions à peine notre pavillon paraîtrait-il à l'horizon, et ils seraient flous d'abord, puis de plus en plus distincts, ainsi qu'en accommodant, le doigt sur la molette d'une longue-vue.
– Laquelle d'entre nous, reconnaissant l'homme aimé, ne sentirait ses jambes s'amenuiser sous elle ?
– Ah, qu'il y ait alors, à nos pieds, une plage pour recevoir ce corps qui se défait !…
– Un profil de cordillère à l'horizon, la vue d'une roche ravinée… et c'est ma peau qu'on érafle ! Tandis que le sable et sa douceur infime, sa fermeté évanescente…
– Et ces nappes d'écume qui font, de chaque plage, une jonchée de caresses…
– Rendez-nous notre Playa Blanca, notre Playa Brava [8] pour les enfants que nous fûmes, pour les amoureuses que nous sommes (et c'est encore et toujours l'enfance !).
– Et vous verriez, vous qui viendriez d'un empire sans femmes, la belle guirlande de chevelures, de poitrines, de jambes, que feraient, face au large, les filles de ce pays.
 *

LE RÉCITANT

C'est merveille de voir comme cette jeunesse est lyrique… Mais peut-on reprocher au prisonnier d'abattre, par le songe, les murs de sa geôle ?
*

LE PÊCHEUR

Pour moi, qu'on me donne un chalutier, et je m'en tiendrais à notre côte, entre Tocopilla et Antofagasta. Car je suis las de pêcher la truite ou le boga [9] qui ne demandent qu'un poignet sûr ; las de l'inertie du lac quand vous lui prenez son poisson. Autre chose est de disputer à la vague, au corps à corps, le congre, le saumon ou l'espadon…
*
LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– On nous dépouilla de tout l'argent de nos mines. Qu'on nous rende au moins l'argent vivant, grouillant d'écailles, de nos eaux poissonneuses !…
– Que nos hommes puissent arracher aux eaux du Pacifique, par le filet, par le harpon, tout ce qui, dans la mer, file comme une torpille à ailettes…
– Et le filet halé, tout le pont du bateau doit briller et clignoter de muscles ovales qui virevoltent ; tout le pont résonner de frappements de queues.


[1] El Oriente désigne, à l'est du pays, les très vastes plaines tropicales du bassin amazonien, couvertes de savanes et de forêts vierges.
[2] Des foules énormes se rendent, le 5 août, dans la cathédrale de Copacabana pour y vénérer la Vierge miraculeuse (sa couleur change tous les deux mois).
[3] L'Illimami est le plus haut sommet de la Cordillère Royale (6 490 m).
[4] Tiquina : cette bourgade commande le détroit, large de 800 m, qui fait communiquer les deux portions du lac Titicaca : Le Chucuito et l'Ingavi.
[5] Il existe, sur le lac, des îles flottantes faites avec les joncs des rives - qui portent des villages de huttes également en jonc.
[6] Le désert de l'Atacama, à l'est et au sud d'Antofagasta, est l'un des plus arides du monde.
[7] Le chairo paceño est une soupe épaisse faite avec du porc, du mouton, des pommes de terre déshydratées (par le soleil et le gel) et du maïs.
[8] Il s'agit de deux plages au sud d'Antofagasta.
[9] Le boga est un petit poisson propre au lac.

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