TABLEAU II, 3
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* LE GÉOGRAPHE
Je ne médirai pas de la pêche côtière, mais il me plaît de penser que, parmi ces jeunes gens, certains voudraient repousser au plus loin l'horizon de mer. À peine un pays détient-il une portion de littoral, qu'il peut déployer, sous toutes latitudes, ses antennes, ses vibrisses ; qu'il peut partout se faire valoir. Qui saurait, par le monde, les couleurs d'un pays, si des navires ne les arboraient par la grâce d'un pavillon beau, dans le ciel, comme un cerf-volant ?
LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous notre côte et l'on verra la Bolivie se répandre au dehors telle une bouteille de mousseux qu'on débouche…
– Et que les couleurs de la kantuta[1] témoignent, en tous lieux, de la jeunesse, de l'opulence et de l'ardeur de nos cœurs.
LE GÉOGRAPHE
De chaque port, partent mille et mille routes divergentes ; autant y convergent. Et tout le globe est pris dans leur fuseau. C'est par l'entremise de ses ports qu'un pays féconde le reste des nations. Il y a là, entre les quais, les jetées, les appontements, comme une frayère…
LE CHOEUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous nos ports qui sont, pour un pays, ce que la femme accorde, par grand privilège, à l'homme aimé.
LE GÉOGRAPHE
Aujourd'hui comme hier, les grandes nations – rayonnantes ! – sont celles qui ont une province maritime ; celles qui, jour et nuit, sont sollicitées par une étendue sans limites et comme assaillies d'horizons expirants, d'horizons renaissants.
LE CHOEUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous, à notre flanc ouest, cette lisière de flammes voraces et sa rumeur d'urgence, afin qu'elles attisent nos volontés et nous inspirent l'audace et l'ingéniosité.
– Notre rayonnement s'éteint à ne rencontrer que la terre. Rendez-nous les vagues qui porteront nos ondes, de crête en crête, jusqu'aux confins du monde.
– Et l'on entendra alors notre pays sonner comme un cristal.
LE GÉOGRAPHE
Sait-on assez, en tous lieux de la terre, que nos ressources ont de quoi tenter cent armateurs ? Déserts plus désolés d'être soumis à la soufflerie des vents d'altitude, et qui n'avez, pour horizons, que des crocs monstrueux, quelles richesses vous recouvrez de vos ocres lunaires…
LE RÉCITANT (en aparté)
Le lyrisme, à ce que j'entends, est contagieux.
LE GÉOGRAPHE
Et vous aussi, yungas, l'ocre vous sied, et toute la gamme des terres brûlées. Mais dirait-on pas, sous le voile rose d'un flottant sourire, un paysage d'Andalousie ? Après la vaste saveur de salpêtre du haut plateau, celles, condensées et quasi poignantes, du miel, des piments, des agrumes…
LE RÉCITANT (toujours en aparté)
Il faut, sans tarder, lui confier une chaire de géographie poétique !
LE GÉOGRAPHE
La Bolivie est bien loin de se réduire à un donjon cyclopéen : voyez comme elle s'abaisse par paliers pour nous fournir, au nord, en bovins, en hévéas, en piranhas et fourmis rouges ; à l'est, en bois, en fer et en bovins…
LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– À tant de richesses, il faut l'exutoire d'un grand port…
– Nous sommes tel un marchand qui ne pourrait faire connaître ses produits au chaland.
– Or, quel plus grand éventaire, à la porte d'une boutique, que celui des eaux marines ?
LE GÉOGRAPHE
Est-il tant de pays au monde qui pourraient, sur cet étal, disposer, côte à côte, l'or et le maïs, le cuivre et la mangue, le riz, l'argent, l'étain et l'antimoine, le tungstène et l'orchidée, le soufre et la papaye ?…
LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Vous oubliez le zinc et le bismuth…
– … le lithium et le pétrole !…
LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Vous oubliez les jalq'as [2]…
– … le cacao et la vanille, la canne à sucre et le café.
LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Vous oubliez le sel !
– Nous avons vu le salar [3] de Coïpasa et celui d'Uyuni… Mais que pourrions-nous bien en dire ?
– C'est comme l'emportement d'une plane lumière…
– Une nappe d'écume, jaillie de l'océan, qui serait passée par-dessus la Cordillère en se figeant sur place, cloisonnée de rides.
– Moi j'ai vu là une glace d'argent à la mesure du soleil, et comme il y affûte ses serres…
– Pour moi, le salar d'Uyuni est le plus grand miroir télescopique du monde, sans répit poli par le vent. Et tout le ciel austral s'y agglutine…
LE GÉOGRAPHE
Je n'oubliais pas le sel. Et il est bon qu'il porte en lui la soif inextinguible que donnent les eaux marines.
– Nous regorgeons de sel fossile – de sel comme une pierre… Rendez-nous le sel vivant et subtil, et volatil, qui voyage avec la brise de mer, le sel impondérable des embruns qui se dépose sur les lèvres.
– Le sel violet, le sel violent des soirs à saveur d'algues échouées au soleil…
– Rendez-nous le sel originel, car si la Pachamama est notre mère nourricière, nous sommes tous nés de la Mer primordiale.
– Et nous voici, à présent, tels des enfants en quête de leur identité.
– Rendez-nous la mer pour que nous puissions retrouver la source de ce sel amniotique qui ombre notre sang, qui avive nos larmes…
– Et que des femmes retrouvent parfois, nous ont-elles dit, sur la bouche de l'amant.
LE GÉOGRAPHE
« Rendez-nous la mer !… », répétez-vous. C'est trop peu dire. Car ceux qui vivent au bord de la Caspienne, voire de la Méditerranée, parlent aussi de mer. Or, ici, c'est de l'Océan dont il est question – d'une mer ouverte à tout venant, d'une eau qui a affaire avec les astres, d'une eau cyclique.
LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Nos anciens ne cessent de nous mettre en garde : le Temps est si sournoisement uniforme, qu'on se découvre un jour, étonné, incrédule, au seuil de la mort.
– Mais comment ce Temps n'endormirait-il pas notre vigilance, en ce pays de roche roidie de vent, et de rivières aux sinueux méandres, toujours menacées par l'anévrisme d'un marécage ?
LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous l'Océan qui, comme nous, obéit aux lunaisons…
– Nous avons le goût des balancements et celui des retours périodiques, ô saisons et leurs saveurs oubliées et ressaisies à belles dents…
– Quel bonheur qu'une une chose attendue et qui vous vient, comme le flux, à l'heure dite…
– Rendez-nous, heurtée ou soyeuse, la pulsation du Temps. Rendez-nous la durée qui se détache et glisse, par pans et pendeloques, du versant de la mer.
– Et ce pays sera comme l'homme, allongé sur le flanc, qui entend, dans le silence de la nuit, le sang chasser à sa tempe. Et il écoute ce mince jet de sable lui répéter inlassablement : « Tu es vivant… Tu es vivant... »
LE GÉOGRAPHE
Oui, rendez-nous l'Océan. Mais encore faut-il préciser, car ce n'est pas d'un quelconque océan dont on nous prive, mais de l'Océan même ; de celui qui recueille et brasse la moitié des eaux du globe. Et il faut voir comme les plaques tectoniques qui le portent à jouer des coudes à la ronde : – « Place ! Place !… » – pour repousser les continents… Et les côtes bousculées, broyées, plissées, hissées, s'en contorsionnent, regimbant et crachant le feu.
« Grand Océan », ah certes ! Ce n'est pas lui qui se laisserait corseter comme l'Atlantique ou à demi parquer comme l'Indien… Qu'on déploie une carte, et l'on verra, au-dessus de la Grande Dérive d'Ouest, les plus majestueuses arabesques du monde : celle des courants et contre-courants équatoriaux. Ampleur, équilibre et grâce des boucles : jamais pinceau ne fut plus inspiré que celui qui les traça…
LE RÉCITANT (en aparté)
Le public féminin doit se presser à ses cours…
LE GÉOGRAPHE
Les vents, pas plus que les courants, n'y rencontrent d'obstacle. « Ah, que voilà donc, disent-ils de concert, un Océan où l'on peut donner toute sa mesure !… Où la tempête se vautre à l'aise ; où la toupie d'un typhon y est fouettée à mort !… »
LE CHŒUR DES JEUNES GENS
C'est l'Océan Pacifique que vous évoquez en ces termes ?
LE GÉOGRAPHE
Des navigateurs l'ont vu comme un être sans passion. Tous les vents affalés [4], ils ont croupi des semaines en quelque marais de calme plat. Mais d'autres ont vu passer, à bâbord, à tribord, de soudaines et longues collines d'eau plus rapides que les oiseaux qui fuyaient à tire d'ailes ; plus rapides que la vue. Et ceux-là vous parleraient d'un afflux convergent d'horizons fragmentés, convulsés ; d'un magma tonitruant d'eaux, de ciel, de vent, qui s'abat sur le navire avec une féroce allégresse…
LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Nous ne nous laisserions pas saper par le vertige, en cercles concentriques, des calmes plats.
– Nous saurions échapper aux mâchoires du flot.
LE GÉOGRAPHE
Le Pacifique ? L'Océan-maître, et le plus grand bassin de résonance. Que son fond s'effondre en Alaska, et une onde propagée de part en part en avertit la Terre de Feu. Et l'Océan paraît plus vaste encore de cette strie d'accroissement qui le parcourt.
LE CHŒUR DES JEUNES GENS
N'est-il pas aussi, le plus riche en îles ?
LE GÉOGRAPHE
Mettez le cap en ouest, et vous rencontrerez immanquablement maints archipels comme autant de basses-cours pépiantes, aux volatiles de toute taille, de l'autruche au colibri…
LE RÉCITANT (en aparté)
Je ne savais pas que la géographie fût à ce point métaphorique !…
LE GÉOGRAPHE
Je pourrais vous vanter les émaux irisés des lagons, les cocotiers peignant l'alizé de leurs palmes ; vous parler de nacre et de perles, mais je ne veux pas enlever le pain de la bouche aux poètes, si prompts à célébrer, dans un style fleuri, ce qu'ils n'ont jamais vu.
UN POÈTE DE COCHABAMBA (avec ironie)
C'est en quoi, bien sûr, ils se distinguent des géographes !
LE GÉOGRAPHE
De même ne dirai-je rien des vahinés, une fleur d'hibiscus piquée dans leur longue chevelure épandue, passant un collier de fleurs au cou de l'arrivant…
LE CHOEUR DES JEUNES FILLES
Louons sa discrétion !…
LE GÉOGRAPHE
Je vous dirai seulement, jeunes gens, que les perles les plus précieuses du Pacifique, elles furent sécrétées par ses côtes, et elles ont pour noms Vancouver et San Francisco, Tokyo et Brisbane, Shangaï et Sakhaline, Canton et Vladivostock… Échelonnés au bord de cet Océan qu'on nous dénie, des millions d'hommes tournés vers le large suivent des yeux un navire qui s'éloigne, chargé de denrées, chez eux, surabondantes, ou bien ils attendent celui qui, venu d'ailleurs, comblera leurs manques. Il y a ainsi, d'un bord à l'autre, des antennes tendues, des mains qui « topent là » ; d'un bord à l'autre, le balancement de l'offre et du besoin, la compensation pour règle. Et cela fait, de l'Océan, un tel champ d'équilibres, qu'un poète verrait, dans chaque crête de vague, osciller un fléau.
LE POÈTE
Il le voit, n'en doutez pas.
[1] La kantuta, fleur jaune et rouge, à calice vert, est l'emblème de la Bolivie (dont le drapeau superpose, en trois bandes égales, le vert, le jaune et le rouge).
[2] Le jalq'a (ou potolo) est un tissu très prisé, en alpaga et mouton, à motifs rouges et noirs.
[3] Le dessèchement du grand lac Michin, dans l'Altiplano, a fait remonter à l'air libre, par aspiration, les minéraux du sous-sol. Il en résulte des étendues couvertes d'une croûte de sel de plusieurs mètres d'épaisseur : les salars. Celui d'Uyuni a 10 000 km2.
[4] Affaler a ici le sens de faire descendre en tirant (une voile, un cordage).