TABLEAU II (2)
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LE GÉOGRAPHE
On nous a ravi notre seule frontière vivante, et qui oscillait comme la branche dans le vent. Voilà pourquoi, malgré son vaste dévers de terrasses qui nous conduisent, par degrés, jusqu'aux sédiments fluviatiles de l'Oriente [1], notre pays n'est plus guère, aux yeux du monde, qu'un socle rocheux, relevé d'un coup d'épaule. Au sein du continent, et comme de toute antiquité, il est la pesanteur et la rigidité.
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Mais deux cents kilomètres seulement nous séparent de la côte. Point n'est besoin de coller notre oreille à la terre pour entendre, la nuit surtout, la pulsation des eaux.
– Je sens que nous avons rendez-vous avec ces foules qui s'en viennent vers nous ainsi que pour le pèlerinage de Copacabana [2] – les fanions, les gonfanons, éclatants vraiment, dépassant à peine la masse des têtes…
– Et tout ce peuple accourt, se bouscule, et ne reflue que pour mieux prendre son élan.
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LE GÉOGRAPHE
Tous les points cardinaux, désormais, se valent pour nous.
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
Et tous nous parlent de pics ou de hauts plateaux, de glacis de pierre et de versants, de pampas ou de steppes – ce qui est nous redire, à satiété, notre encerclement…
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous l'Ouest véritable, qui ne saurait être qu'océanique.
– Laissez-nous rêver des Indes, à notre tour ; car c'est par l'Ouest que tant de peuples s'accomplirent…
– Ouest l'Obscur, Ouest le Fastueux quand l'heure vient des adieux du soleil…
– Et je crois voir, sur les rivages, des gens s'immobiliser, interdits et muets à cette vue. Et comme le vent soudain fraîchit…
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UN MÉTIS DE L'ALTIPLANO
Le vent ? Nous sommes las du vent acerbe, grand lécheur de parois, grand trieur d'éboulis, qui se rue sur nos terres pour y propager le désert et transpercer nos os.
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous le vent d'Ouest qui ne rencontre que la pure étendue.
– Le vent au plus droit, nu et cru d'avoir foulé, d'avoir lapé tant d'eaux.
– Le vent qui gonfle si bien les voiles – et comme nos poitrines s'accorderaient en secret avec leurs courbes !…
– Rendez-nous l'Ouest et, avec lui, tous ces vents assidus qui font, sur les mappemondes, de si amples volutes.
– Et qu'ils emportent donc loin celui qui sait ruser avec eux !
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Notre pays est tel un navire pris dans les glaces et qui sent que la mer libre n'est qu'à faible distance.
– Et comme il vibre, de toute sa coque, dans l'espoir de rompre l'étreinte !… Comme il bande ses flancs, comme il pèse de sa proue sur la banquise terrestre…
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous notre rivage afin que l'homme qui le souhaite puisse embarquer. Car, de nos compagnons, certains sont nés terriens, mais nous sentons bien que d'autres s'irritent qu'on les assigne à résidence…
– Et qu'ils piétinent comme des bêtes libres, ahuries de se trouver dans un enclos.
– Leur âme, nous disent-ils, est quelque part, là-bas, parmi le peuple des vagues.
– Et ceux-là de soupirer, comme après une femme : « Ah, la rejoindre !… »
– Ce sont des hommes sans racines, dont nous n'aurons jamais que le corps entre nos bras.
– Ils sont tels une amphore grecque que l'on croirait pleine d'hydromel, d'ambroisie, mais dont le contenu se serait répandu par quelque fissure discrète.
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Ah, savoir l'art de naviguer, de présenter au vent le leurre des voiles !…
– S'embarquer à bord de ces navires qui poussent un long mugissement quand ils tournent la jetée…
– Et qui traînent leur sillage comme un filet frétillant de poissons…
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– C'est longuement que nous vous regarderions nous quitter. Ici, le moindre pli de terrain vous intercepte dans l'instant.
– Nous sentirions qu'un fil se tend à se rompre ; une larme nous en viendrait…
–… et nous sentirions mieux votre poids dans nos vies, et l'acide et le strident bonheur d'aimer.
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Le large enfin !… La pure largeur en toutes directions, et l'élasticité des eaux, la distension des distances – et non plus, ramassée, crispée, la terre hétéroclite.
– Après tant d'escarpements, de sommets batailleurs, un unique versant à gravir, de faible inclinaison ; une seule paroi de granite déroulée à mesure. La crête encore, ah, certes, mais répandue en tous les points de l'étendue.
– Si bien qu'à promener notre regard autour de nous, toutes les terres abîmées où qu'on tourne la tête, nous nous croirions au faîte de l'Illimani [3].
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Notre pays regorge de verticales et d'obliques. Rendez-nous cet horizon auquel tous les autres se soumettent, en lequel ils se résorbent, jusqu'aux plus orgueilleux. (Et c'est pourquoi l'horizon marin est l'altitude même.)
– Rendez-nous cette ligne stable et pure qui passe, nous le voyons bien, par le coin des yeux de certains hommes.
– Une ligne inflexible, ah, certes, et leur regard s'y affûte.
– Ces hommes-là ont soif d'un monde vaste et plat où s'enfoncer à ciel ouvert… Rendez-nous l'horizontale en sa genèse, en son étendue affluante, en ses débordements par les rivages…
– Rendez-nous l'horizon marin pour tous ceux qui ont au cœur la dimension de l'infini.
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Partir, oui… Mais de notre rivage même et non d'un embarcadère étranger. Car le marin est celui qui présente, au reste du monde, les lettres de créance de son pays.
– Et combien de boliviens voudraient s'acquitter de cette tâche !…
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UN MARIN
Moi, je navigue sur le Titicaca. Comme mon père et mon grand-père… Selon une trajectoire toujours brisée. Avez-vous vu une mouche, prise dans un globe de verre ? Mon bateau est ainsi : à peine a-t-il pris son élan, d'une rive du lac, qu'il se heurte à une autre rive…
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LE RÉCITANT
Ne médisez pas de lui : ne sentez-vous pas que le Titicaca est un toast porté par toute la Bolivie au ciel andin, au ciel intense ?
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LE MARIN
Nous révérons le lac, n'en doutez pas ; mais comme il bride notre audace !… Comme nous nous sentons captifs de son eau captive !… Partant au matin de Tiquina [4], le cap sur le nord-ouest, nous accosterons en Pérou, vous le savez, bien avant la fin du jour. Qu'est-ce qu'une mer qui ne vous oblige pas à dormir sous les étoiles ? Je voudrais traverser l'étendue sans nul repère, sans plus savoir quel jour on est…
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Nos déserts ne nous suffisent pas. Ils ne sont assez nus, assez plats. Ils ont trop de couleurs – dorées ! – qui vous distraient.
– Le seul vrai désert est cette prairie bleue, verte, et si souple sous le pied, que l'on nomme Océan.
– Se mesurer à lui, torse à torse, et découvrir ce que l'on vaut, réduit à ses seules forces...
– S'engager au plus droit toujours, à la façon des oiseaux migrateurs qui traversent le ciel, aveuglément, mais sûrs de leur route…
– Fendre les eaux, jour après jour, assourdi par le rugissement des airs, abasourdi de solitude…
– Et puis, un beau matin, voir l'horizon prendre un île au lasso…
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
Une île !…
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Et non pas flottante [5], celle-là, mais bien enracinée comme un arbre, toutes les vagues, autour, en guise de palmes.
– Dans le désert absolu de la mer et qui passe, de loin, l'Atacama [6], une oasis.
– ô douceur de l'eau douce…
– Et tout ce sourire, à la ronde, des vagues et des brisants…
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
L'île est femme ; elle vous garderait et nous en pleurerions.
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Nous croyez-vous si oublieux ?
– Ou vous croyez-vous si peu de pouvoirs ? Que faites-vous de ce sentiment tapi dans la nuque de l'homme : la nostalgie ? Un soir…
– C'est toujours au soir que cela survient...
– Un soir, à seulement nous souvenir du son de la quena, notre regard s'inverserait et nous nous sentirions aussi vulnérables qu'un enfant. Si fastueux que serait le couchant, devant nous, nous découvririons que notre ombre d'homme s'allonge jusqu'à vous.
– Alors nous vous reviendrions, foulant avec délices notre âme ancienne à la renverse.
– Et vous nous ouvririez vos bras, ô seules sirènes qui vaillent, sirènes qui vous divisez si bien du talon jusqu'à l'aine.
– Et moi, parce que je serais las du cœur de palmier et de la noix de coco, je me ferais un chairo paceño [7] !…
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous notre rivage pour que nous attendions les marins de Bolivie.
–Nous les reconnaîtrions à peine notre pavillon paraîtrait-il à l'horizon, et ils seraient flous d'abord, puis de plus en plus distincts, ainsi qu'en accommodant, le doigt sur la molette d'une longue-vue.
– Laquelle d'entre nous, reconnaissant l'homme aimé, ne sentirait ses jambes s'amenuiser sous elle ?
– Ah, qu'il y ait alors, à nos pieds, une plage pour recevoir ce corps qui se défait !…
– Un profil de cordillère à l'horizon, la vue d'une roche ravinée… et c'est ma peau qu'on érafle ! Tandis que le sable et sa douceur infime, sa fermeté évanescente…
– Et ces nappes d'écume qui font, de chaque plage, une jonchée de caresses…
– Rendez-nous notre Playa Blanca, notre Playa Brava [8] pour les enfants que nous fûmes, pour les amoureuses que nous sommes (et c'est encore et toujours l'enfance !).
– Et vous verriez, vous qui viendriez d'un empire sans femmes, la belle guirlande de chevelures, de poitrines, de jambes, que feraient, face au large, les filles de ce pays.
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LE RÉCITANT
C'est merveille de voir comme cette jeunesse est lyrique… Mais peut-on reprocher au prisonnier d'abattre, par le songe, les murs de sa geôle ?
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LE PÊCHEUR
Pour moi, qu'on me donne un chalutier, et je m'en tiendrais à notre côte, entre Tocopilla et Antofagasta. Car je suis las de pêcher la truite ou le boga [9] qui ne demandent qu'un poignet sûr ; las de l'inertie du lac quand vous lui prenez son poisson. Autre chose est de disputer à la vague, au corps à corps, le congre, le saumon ou l'espadon…
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– On nous dépouilla de tout l'argent de nos mines. Qu'on nous rende au moins l'argent vivant, grouillant d'écailles, de nos eaux poissonneuses !…
– Que nos hommes puissent arracher aux eaux du Pacifique, par le filet, par le harpon, tout ce qui, dans la mer, file comme une torpille à ailettes…
– Et le filet halé, tout le pont du bateau doit briller et clignoter de muscles ovales qui virevoltent ; tout le pont résonner de frappements de queues.
[1] El Oriente désigne, à l'est du pays, les très vastes plaines tropicales du bassin amazonien, couvertes de savanes et de forêts vierges.
[2] Des foules énormes se rendent, le 5 août, dans la cathédrale de Copacabana pour y vénérer la Vierge miraculeuse (sa couleur change tous les deux mois).
[3] L'Illimami est le plus haut sommet de la Cordillère Royale (6 490 m).
[4] Tiquina : cette bourgade commande le détroit, large de 800 m, qui fait communiquer les deux portions du lac Titicaca : Le Chucuito et l'Ingavi.
[5] Il existe, sur le lac, des îles flottantes faites avec les joncs des rives - qui portent des villages de huttes également en jonc.
[6] Le désert de l'Atacama, à l'est et au sud d'Antofagasta, est l'un des plus arides du monde.
[7] Le chairo paceño est une soupe épaisse faite avec du porc, du mouton, des pommes de terre déshydratées (par le soleil et le gel) et du maïs.
[8] Il s'agit de deux plages au sud d'Antofagasta.
[9] Le boga est un petit poisson propre au lac.