sur l'Étrangère1
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Puisqu'« on ne naît pas femme », quel sexe attribuer à ces milliards d'êtres humains qui, du Soudan au Groenland, de la Mongolie à l'Amazonie, du Mozambique aux Andes, de l'Inde à la Patagonie, ne sont pas nés femmes bien que pourvus de seins et d'un ventre… échancré ; et ne pourront jamais le devenir – cette dignité impliquant autonomie, libre disposition de son corps, accès à la culture, plein accomplissement de ses dons, alors que les conditions géographiques, économiques – pérennes, têtues – ne le leur permettent pas ; sans préjudice du carcan des mœurs et de la chape des croyances ?
Que celles qui firent leur credo de l'incipit du Deuxième sexe s'avisent qu'on ne devient femme, presque toujours, que sous le regard de l'homme, qu'il soit père, frère aîné, enseignant, mari, amant, ce qui n'est pas, qu'elles le veuillent ou non, sans de grandes conséquences.
Partant, se c'était ce regard par nature détestable, qu'il faudrait sinon modifier, du moins infléchir ?
Troisième et dernier volet d'une « Poétique de la femme », ce livre-ci voudrait y contribuer.
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*ce qui ne se dit pas
Rédigeant les premiers chapitres de L'Étrangère, il me semblait entendre le reproche que leur feront maintes lectrices – le même que formula telle jeune personne que j'avais chargée de mettre au net le texte des Murmures de l'Amour et qui s'avouait gênée par sa teneur. Et comme je lui objectais qu'il n'y avait rien là qu'elle ne fît avec son compagnon, elle eut cette réponse : « Cela se fait, cela ne se dit pas. »
Mais si, cela se dit, cela s'écrit, et même avec une crudité qui, depuis Sade, ne connaît pas de limites, et qu'ont jugé bon d'imiter certaines de nos « écrivaines » jamais en reste quand il s'agit de faire leurs nos petitesses et nos tares. C'est cette crudité de termes qui, mettant le propos à distance de nous – ainsi qu'invectives de charretier, de harengère – lui retire tout pouvoir de toucher notre sensibilité. Procédant de la vision la plus sommaire, la plus brutale, de tels écrits, dépourvus des franges où rêveries, divagations, fantasmes, trouveraient à se développer, offusquent, obnubilent notre imagination à la façon des films pornographiques. Nous savons bien que toujours il y eut des êtres pour réduire à l'animalité les jeux amoureux et nous nous en accommodons comme de l'existence des soudards, ruffians et poissardes.
En revanche, tenter d'évoquer « ces plaisirs qu'on nomme à la légère, physiques », comme dit Colette, en usant d'une langue châtiée, riche d'images, avec la déférence et la ferveur que devrait nous inspirer l'acte où deux êtres dissemblables tentent de se rejoindre et d'abolir, avec leurs différences, une solitude intrinsèque, et ce, dans un sursaut de vie, de saveurs étourdissant, voilà qui est impardonnable. Outre que l'auteur y fait paraître une complaisance qui peut s'assimiler à de la délectation morose – l'éros n'étant pas ce qui importe en nos vies et ces raffinements de pensée, d'écriture, n'ayant de toute façon plus cours – de semblables évocations sont indécentes par leur puissance de suggestion. Pis, elles risquent de donner mauvaise conscience à ceux, à celles, qui nomment un chat, un chat, et font de l'amour un simple exercice physique à exécuter sur le mode expéditif. (Toutes réticences et réserves, tous reproches, que l'auteur, dans sa fatuité, porte à son crédit : quel plus bel hommage rendu aux pouvoirs de la littérature ?)
Tolérables, à la rigueur, seraient ces pages signées par une femme ; mais nombre de lectrices verront en elles une scandaleuse ingérence de l'homme dans leur univers et ne manqueront pas de récuser la totalité de l'œuvre. « Qu'est-ce qu'il peut bien savoir de nous, et comment ose-t-il nous faire parler ? N'a-t-il pas tiré les leçons des pages où Proust prête à sa fictive Albertine, des propos, sentiments, agissements, qui frappent par leur inauthenticité ? L'usurpation est manifeste dans cette entreprise qui se donne les gants de la compréhension, de la dévotion, et qui, en fait, s'inscrit dans la tradition des dithyrambes qui s'accommodaient fort bien de notre asservissement. »
Et que leur répondre, sinon d'avoir à s'en prendre à celles qui, sachant écrire, ne nous ont encore rien dit de capital qui puisse nous mieux faire connaître nos éternelles « incomprises ». À moins qu'elles ne redoutent de devenir lisibles, trouvant avantage à demeurer « mystérieuses », quitte à se voir traiter – par un homosexuel, il est vrai ! – de « sphinx sans énigme ».
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François Solesmes, L'Étrangère, Encre marine, 2010.
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