L'AMBRE GRIS
*
J'ouvre un tiroir rarement visité et j'avise un petit pot de verre fermé par un couvercle de métal – que je descelle. Et aussitôt, ainsi que dans ces contes orientaux où, d'un flacon qu'on débouche, surgit, se dresse, un génie, un magicien aux pouvoirs prodigieux, un esprit s'élève, s'appose à mon visage et le déborde. Il s'assujettit mes narines, en tapisse les muqueuses d'une pruine immatérielle si capiteuse, que l'âme bronche et se jette à la renverse.
J'avais oublié qu'on m'offrît jadis un cube d'ambre gris ; et le voici intact et ses pouvoirs préservés. On aurait tort d'augurer du plumage terne du rossignol ce que sera son chant. Et tort de n'attendre qu'une senteur commune de cette substance couleur de sucre caramélisé qui scintille d'une très fine sueur.
*
En se référant à ce qui est connu ou pressenti, en invoquant similitudes et contrastes, on peut tenter d'évoquer un paysage, les mouvements d'une symphonie, la saveur d'un mets. Mais par quels mots, quelles images, rendre compte, à qui les ignore, d'une couleur ou d'un son pur ? Comment donner, non plus à voir, à entendre, à goûter, mais à sentir ? Pour avoir, carnet en main, humé les effluves dont un printemps réjouit les airs – de l'aubépine au robinier, du seringa au chèvrefeuille -, je puis témoigner de la difficulté, si l'on se refuse à l'approximation, au flou poétique, de traduire le spectre d'une odeur et ses effets sur notre sensibilité.
*
Sauf à provenir d'un arbre, d'une haie en fleur, les essences végétales sont souvent mesurées, voire retenues. Il faut s'approcher de la rose, se pencher sur la violette, pour en goûter la fragrance.
Nous n'avons pas même à inspirer l'ambre gris : une bouffée chaleureuse, d'une cohésion qui ne laisse de chance au moindre interstice d'air libre, colonise d'un coup notre face et y dépose une mince miellée. On baigne notre tête dans une exhalaison grisante et statique. Et le temps même s'en suspend, gagné par la bienheureuse inertie de l'air.
Si notre respiration reprend, c'est moins pour faire droit aux exigences du corps – nous pourrions rester sans mouvement, telle la bête fascinée – que pour favoriser, par l'inspiration, la minutieuse mainmise de notre hôte sur l'être entier ; l'espèce de fécondation qu'il y opère en y instillant des lueurs de couchants par les sables, et jusqu'à la mélancolie qui s'attache à cette heure.
D'aucuns décèlent, dans l'arôme de l'ambre gris, un soupçon de mousse noire, d'épices, de vanille, de clou de girofle, de tabac. Même si, le respirant, je revois l'ombre que faisait, sur un ciel brillant, un champ d'algues séchant par marée basse et grand soleil, c'est bien là l'émanation d'une matière organique. Expulsée de l'intestin du cachalot, la concrétion flotte sur la mer ou s'échoue sur un rivage. Assez longtemps pour que le soleil, faisant office de cassolette, concentre et transmue les éléments d'origine en un or doué de volatilité, et si précieux qu'il fut jadis vendu au prix de l'or natif.
Sans doute aurait-il moins de pouvoirs, s'il ne procédait de l'organique ; s'il n'avait d'évidentes affinités – dans le louche ! – avec la civette et le musc. Avec la glande d'excrétion.
*
J'aurais, découvrant qu'un homme use de l'ambre gris, le sentiment d'une incongruité, le temps des dandys et des muscadins étant révolu. En revanche, ce parfum doit trouver, dans les recoins du corps féminin, des fumets charnels auxquels s'amalgamer pour mieux incliner nos pensées vers un Orient d'odalisques, ou ces Iles du Sud où un peintre de vahinés a célébré « l'or de leur corps ». Au demeurant, cet arôme ne fait-il pas paraître plus sombre et lourde une chevelure ? Plus mate la peau, au point qu'un décolleté, un dos nu, tiennent, sous le lustre, de l'armoirie ? Ne développe-t-il pas, autour de celle qui l'a choisi, un climat de nonchalance ? Ne fait-il pas présager de l'opulence d'un corps non de tendron, mais de femme plénière ?
Lestée, elle est lestée, et comme agrandie. Une robe de velours, à traîne, ralentit sa marche. Elle ne dédaigne pas nos hommages, mais ne les sollicite. Consciente de son prix, elle s'encense elle-même d'un nectar qui nous fait entendre qu'elle est, à présent, à l'âge qu'une chair onctueuse rend délectable.
*
J'ai refermé le pot. Afin que la rare substance ne se sublime et ne s'évanouisse à l'air libre ? Bien plutôt parce que l'esprit abdique devant ce baume si persuasif, impérieux - et tenace ! - qu'il vous place devant un excès de suavité propre à vous occulter tous les pores ; à vous infuser une satiété qui vous inclinerait à la démission.
Il est des messagers discrets. C'est à voix imperceptible que le myosotis murmure : « Ne m'oublie pas… » ; que la violette se hasarde à nous héler, d'entre les feuilles. Dans ce qu'il a à nous signifier, l'ambre gris se montre exubérant, intempestif. Il nous parle tout de go, en termes fort explicites, des prémices de la volupté dans le demi jour d'une alcôve aux lourdes tentures.
- Mais patience, mes narines, que je vais priver d'un air liquoreux et, à souhait, équivoque : vous retrouverez, dans quelques mois, des senteurs déliées, enclines à se diluer dans l'espace. Agrestes, des odeurs à claire-voie où l'on ne perd jamais le ciel de vue.
*
* * * * * * * * * * * * * *
*
SUR le silence (II)
D'un lecteur humaniste nommé Eugène Merser**, je reçus, il y a fort longtemps, une lettre où il me disait d'une part recueillir, dans la littérature universelle, tous les propos relatifs au silence ; d'autre part, consigner lui-même des réflexions sur le même sujet, propres à nourrir l'éloge du silence qu'il projetait et qui aurait pour titre Le Tombeau d'Harpocrate**. Nous échangeâmes quelques lettres jusqu'à ce que sa mort mît fin à notre correspondance.
Je donne ci-après quelques phrases que l'auteur m'avait communiquées, et je prie ses héritiers de m'excuser de le faire sans leur autorisation : je n'ai pu trouver trace de sa descendance.
*
*
Entre la dernière parole et le dernier soupir, il y a toujours place pour un dernier silence.
*
Qui veut rompre des lances contre mon silence ?
*
Le silence est aussi indispensable à l'amour que les mots au savoir.
*
Yeux clos, lèvres closes : le silence parfait..
*
C'est lorsqu'elles sont closes que les lèvres sont les plus belles.
*
C'est ce que tu n'as pas dit qui m'a le plus blessé.
**
Tu enfanteras dans le silence.
*
Le silence, qui peut tout traduire, est lui-même intraduisible.
*
Le mot de la langue française qui possède peut-être le plus de rimes, et les plus riches ; le mot le plus riche aussi en nuances et en demi-teintes.
**
À un bavard : « Ôte-toi de mon silence ! »
*
La parole est peut-être la première conquête de la liberté, et le silence, son dernier rempart.
**
On communique par la parole, on communie dans le silence.
*
C'est le silence qu'on assassine !
*
Le silence secrète la pensée, qui se coule dans la parole, qui se perd dans le silence.
**
Rien n'est plus impressionnant que le silence des grandes orgues dans une cathédrale déserte.
****
*
*Né en 1911, mort dans les années 1980, il se disait « un non-violent passionné », fidèle, depuis sa jeunesse, à la tradition libertaire.
**Harpocrate : dieu du silence dans la mythologie grecque.
*
* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *