SENTEURS II
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J'ai refermé chaque fiole du coffret avec le sentiment d'avoir reçu d'elle une leçon d'humilité. On peut, avec plus ou moins de fortune, « donner à voir, à entendre, à goûter… » Je n'aurai su suggérer le climat tout « ordre et beauté / Luxe, calme et volupté » que figure la toile de Matisse* : Le Bonheur de vivre, et que les « parfums de la Bible » s'emploient à perpétuer comme pour attester l'existence d'un Paradis perdu.
Plus encore que l'odeur commune, le parfum relève de l'ineffable. Et d'abord dans sa genèse : par quel sortilège l'air peut-il se muer en baume, et l'espace proche se filigraner de sommités florales ?
Mais d'abord quelle est cette présence sans contours qui s'immisce en tiers entre celui ou celle que je vois, avec qui je m'entretiens, et moi ? Est-elle là en médiatrice qui d'avance déploierait ses bons offices ? Ou veut-on, par un dérivatif, me donner le change ?
Force est d'admettre que cette présence me tend un miroir où je me vois respirer non comme à l'accoutumée, par un mouvement réflexe, mais avec lenteur, application, en me pénétrant de la faveur qui m'est faite. Et l'air, par la grâce du parfum, se teinte aux couleurs d'une Séraphine de Senlis ; il s'étoffe, se fait substance que je hume – et je suis donc vivant et bel et bien de chair. J'habite une terre où il y eut, à perte de mémoire, des contrées nommées Croissant fertile, Arabie heureuse…
Et que l'on se sent donc plein d'indulgence pour ceux qui, l'âme débarrassée de ses noirceurs par de telles senteurs, s'adonnaient au nonchaloir, aux enlacements amoureux… La plage vous dispose à l'allongement ; le parfum y ajoute la démission : n'intercède-t-il pas pour le mortel que nous sommes ? N'accédons-nous pas, par lui, à un Séjour où l'on ne saurait pas plus s'altérer que ce ciel scintillant de fine silice ?
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L'homme moderne a ses parfums, dont la couleur, la discrète raucité, soulignent les marques du masculin – en en retirant la rudesse. Mais c'est pour nos compagnes qu'oeuvrent la plupart des experts en fragrances. Le joaillier souhaite faire valoir un cou, un poignet, une oreille de femme, notre esprit créditant celle qui porte des bijoux d'un surcroît de valeur (Et c'est ainsi que font grande figure dans le beau monde des statues plaquées or.)
Le luxe que vise un créateur de parfums est moins ostentatoire. Foin de ces pianistes de concert qui vous plaquent un accord pour susciter les applaudissements, et foin de ces femmes-présentoirs sur qui perles et pierreries paraîtront toujours des pièces rapportées – qui dénoncent les ridules sur lesquelles elles reposent.
C'est par sa peau entière – vêtue, suggérée, arborée –, que regarde la femme, et qu'elle se sent considérée. Aux soins divers d'en affermir la texture. Pourtant, ne risque-t-elle pas de paraître effacée, sans saveur, parmi tant et tant d'épidermes et denses et de belle carnation ? Les bijoux font diversion, ou ils dénoncent la superbe, l'outrecuidance, la vénalité de qui en fait étalage. Ils s'interposent, et toujours dissuadent l'homme de qualité.
Mais le parfum ! – « Comme le mien m'expose, sans que ma pudeur s'en alarme ! Comme, choisi avec discernement, il me dépeint, me dévoile aux yeux des plus sagaces ! Oui, je suis femme sensuelle, amie des velours, des mets fins – et des chats ! Mon parfum devrait vous dire que je jouis d'une belle santé, que j'ai la dent solide et le cheveu élastique sous le peigne. Mais que j'aime aussi, parfois, me pelotonner sur moi-même dans la pénombre – et seule, seule (suis-je assez claire ?) comme en mes quinze ans… »
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– « Mon eau de toilette me convient tout à fait. Qui la respire, sait que je suis une femme vigoureuse, aux membres déliés, sans noirceur d'âme. Un rien me va, et j'ai des doigts agiles – pour l'aiguille et pour le puits d'amour. Je voudrais être, pour qui m'aimera, rose trémière et pain d'épices au miel. Je crois, et tant pis si la vie me détrompe, à la droiture, à la durée. Aux haltes face à face, en sous-bois… »
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Hormis les perles, rondes ou ovales, les diamants, rubis, saphirs, sont taillés à facettes ; un jonc se réduit à un cercle. Le parfum, lui, s'accorde aux arabesques du corps féminin ; il les dissout, les épanche, les dissémine ; il en publie la lascivité, et nous nous en pénétrons ! C'est une peau et combien suave, une peau dans sa nudité, que nous humons aussi intensément que si notre face y reposait, paupières closes.
Le luxe lui est consubstantiel ou plutôt il lui fut infusé. Passante en notre vie, cette femme odorante, odoriférante, avoue venir de très loin. Et que si elle a traversé des vergers en Hespérides, elle dut cheminer en de semi-déserts où croissent balsamiers et térébinthes, cistes et genévriers.
À l'élu, le privilège de découvrir qu'elle a aussi traversé des marais salants, des bras de mer au reflux, de l'eau jusqu'à la taille.
* Fondation Barnes, Philadelphie, 1905.
* Fondation Barnes, Philadelphie, 1905.
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Les Murmures de l'amour
L'amoureuse
****Seulement cela: être, chacun, le cadeau de l'autre. L'offrande perpétuelle.
****Seulement cela: être, chacun, le cadeau de l'autre. L'offrande perpétuelle.
L'amoureux
Que de fois, je suis tenté de m'éloigner de trois pas pour considérer – enfin ! – celle qui me parle ou simplement qui vit à mes côtés en sachant si bien faire droit au silence…
Mais, à l'inverse, que je voudrais me voir un moment par tes yeux, pour mesurer le prix que j'ai pour toi – et peut-être me rassurer !
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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