Tableau II (4)
LE GÉOGRAPHE
Derrière ces foules qui se pressent sur les appontements ou les débarcadères, qui hantent les bureaux de douane et les docks, il y a des pays qu'il serait d'un grand profit de fréquenter… En s'emparant de notre rivage, on nous a privés de l'échange direct. Ainsi de deux familiers qui ne pourraient plus s'entretenir que par personne interposée.
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Vous écoutant, nous mesurons mieux l'ampleur du grief que l'on nous fait.
– Notre pays, tel un navire apte à voguer, qu'on maintiendrait en cale sèche…
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous notre côte afin que nous le remettions à flot…
– Et que chacune de nos fenêtres en ouest devienne un hublot de navire en pleine mer.
– Rendez-nous notre porte d'accès à la grand-place du marché, toute bruissante d'ordres d'achat, spéculations, cessions – et commissions !
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LE POÈTE
Moi aussi, n'en doutez pas, je prise les biens de ce monde, mais je ne voudrais pas que notre juste réclamation apparût par trop intéressée… Je suis poète. Ceux qui déjà sourient de cette profession de foi conviendraient qu'ambassadeur est un état très honorable. Et si le poète en était un ? L'envoyé, le représentant des quatre éléments auprès des hommes…
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LE GÉOGRAPHE (l'interrompant)
Permettez !… S'il est un ambassadeur par excellence de la création, c'est bien le géographe. C'est, au surplus, le seul accrédité par les bons esprits.
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LE POÈTE (au géographe)
Vous décrivez, vous expliquez ; je donne à voir – ce qui est, je le crains, une expression pour vous inintelligible. Je donne à voir comme jamais encore vu. Parce que vos mots sont sans pouvoirs, ils se soumettent au réel. Moi, je convoque la Nature et je l'invite à se conformer à ma parole – ce qu'elle fait dans un acquiescement heureux où je perçois de la gratitude. Sans doute parce qu'elle n'est pas fâchée d'être enfin rendue à sa densité, sa plénitude, son lustre originels ; enfin révélée à elle-même dans ses alliances les plus inattendues, ses accointances les plus secrètes. Et tout cela, par la grâce de quelques mots relevant d'ordres, de règnes distincts, et dont on eût juré qu'ils n'avaient rien à se dire, qu'ils ne pouvaient que s'entrechoquer… Mais vous savez ce qu'il advient quand l'acier rencontre un peu vivement le silex.
Vous nommez les cordillères, leurs sommets, leur structure, et le moindre aspect du relief ; mais sauriez-vous dire l'oppression d'un pays verrouillé, où la terre est partout captive de la terre, quand l'eau sans borne seule délivre ?… Et tout se passe encore comme si on avait séparé l'une des plus hautes cathédrales du monde de son parvis d'où monte – nous l'entendons ! nous l'entendons ! – le piétinement d'une assistance innombrable… Puisque la géologie, la tectonique n'ont de secrets pour vous, parlez-nous donc de cette montagne d'ombre, en ouest, bien plus élevée que les Andes, je vous assure, et dont la genèse se poursuit. Et comment, à son pied, des strates de granite qui se soulèvent, se plissent et s'effondrent, se changent en marbre turquin puis en calcaire coquillier…
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LE RÉCITANT
Il est aussi vain d'essayer d'interrompre un poète en proie à l'inspiration que de vouloir contrecarrer la marée montante.
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LE POÈTE (toujours au géographe)
Nous saurions tout, en vous interrogeant, sur les vents de ce pays et ceux du globe ; sur leur origine, leur régime, leur force en degrés Beaufort, leur pouvoir d'érosion… Mais faites-nous donc entendre ce grand vent noir, en ouest, qui semble sortir, par tronçons, d'une épaisse forêt, alors même que le temps est calme… Faites, qu'à vous lire, nous sentions tour à tour se tendre et se relâcher les fibres des airs – et quelle soudaine densité de l'espace quand elles se raidissent !… Parlez-nous, oui, d'un vent qu'on débite et qui, sans fin, s'arc-boute, devient voussure et puis s'abat – afin que nous entendions l'espace respirer, à fleur de plage.
On trouverait, dans vos ouvrages, tout ce qu'il faut connaître sur la guirlande des feux de Bengale, autour du Pacifique ; sur nos propres volcans et leurs manifestations, en Sud Lipez [1]. Mais, puisqu'il est question de feu, vous devriez bien dire aussi qu'à écouter l'océan, on entend à chaque instant un incendie se déclarer – et ce sont alors de hautes flammes retentissantes suivies d'un embrasement à froid de l'espace… L'ardeur d'un feu de forge qu'on attiserait à grands soupirs, et puis le souffle vertical d'une fournaise effrénée…
Nous apprendrons, grâce à vous, le mécanisme des marées, le degré de salinité des eaux, la direction des courants et mille autres choses de grande importance et nous saurons tout de l'océan – sauf quel tonnerre fractionné, distillé, est une marée montante, quel va-et-vient de métier à tisser font les nappes d'écume sur le rivage… Et qui, n'ayant pas vu le flux, pourra se représenter, à vous lire, l'insurrection brusque d'une ligne de sources ou les métamorphoses d'une eau tonitruante, consistante comme gelée, qui bondit et se cabre en un front de geysers soudés, puis se fracasse et se roule et s'épanche – et l'on entend, je vous assure, pétiller la blancheur ?…
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LE RÉCITANT
Par chance, il n'y a que quatre éléments dans la nature !…
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LE POÈTE
… Lesquels se trouvent, pour qui sait voir, confondus dans la texture de l'océan : ni la paroi rocheuse, ni la flamme, l'eau ou le vent n'y font défaut.
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LE GÉOGRAPHE (avec dépit)
Il m'arrive de me laisser aller à quelque image, mais nous voici dans une totale gratuité, coupable d'entretenir la confusion dans les esprits.
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LE POÈTE
Je ne dis pourtant que ce que j'ai vu. Hélas, d'un rivage étranger, tant il est vrai que les poètes de ce pays, s'ils veulent célébrer l'océan en connaissance de cause, doivent mendier l'asile d'une nation bienveillante.
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Tous les pays baignés par l'océan ont leurs poètes de la mer…
– Chez nous aussi, il se trouverait des auteurs pour écrire des Odes marines, des Odes maritimes…
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous la mer pour que, dans notre peuple, se lèvent des poètes « en l'honneur de la Mer »[2]…
– … Et que leurs vers n'aient pas le goût de l'exil.
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UN PEINTRE
Nous venons d'entendre une revendication de poète. Le peintre que je suis a une prière semblable à formuler. Et certes, j'appartiens à un pays où le regard ne cesse d'être requis – ici par la vallée de la Lune[3], et là par le détroit de Tiquina, des cabanes en zone tropicale, la Laguna Colorada
[4] ou les palmiers de Sorata
[5] sous la garde de l'Illampu
[6]… Qui dira la puissance dynamique de nos paysages ? En tous lieux, ils font cercle et chacun d'eux empreint le regard de ses lignes de force ; il impose à l'œil le rectangle, la base où le mieux se résumer, se déployer… À chaque pas, on a le sentiment qu'il suffirait de planter là son chevalet et de laisser bondir, jusqu'à la toile, des formes, des couleurs, une composition, que la nécessité gouverne. Si bien qu'on est ici sans excuse d'être sans talent.
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LE RÉCITANT
Que manque-t-il donc à votre bonheur de peintre ?
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LE PEINTRE
La possibilité de relever un défi. Les meilleurs d'entre nous savent rendre la structure d'un paysage, la distribution de ses masses… Mais ce sont là des paysages qui prennent la pose, des pics au cran d'arrêt, des eaux enchâssées… Vouloir peindre l'océan, c'est devoir affronter la permanence et l'inopiné, l'éclipse et la pérennité, au sein d'une étendue qui tient du labour profond en cours, de la grasse prairie sous un vent furieux, et du tremplin qui vibre encore après l'envol du sauteur. La substitution des lignes y fait rage : celles de la palpitation, de la flambée, de la chevauchée…
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LE RÉCITANT (en aparté)
D'où vient que tous ceux qui parlent de la mer soient bientôt saisis par le lyrisme ? Qu'ils soient en proie à une sorte de transe ?
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LE PEINTRE
Ah, comment faire pour que ceux qui verront l'océan représenté décèlent à la fois, en votre tableau, la masse et l'inflorescence, le désert et la foule, et que sous l'apparence du mouvement figé, ils sentent la vie de l'onde suivre son fil ? Comment, encore, y faire tenir tout vif l'illimité, si exigu que soit le format ? Et qu'est-ce, en bref, qu'une marine qui ne vous souffle pas au visage et dont les pigments ne se subliment en rumeur ?
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LE RÉCITANT (au peintre)
Il faut que vous ayez vu l'océan le pinceau à la main pour en parler ainsi…
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LE PEINTRE
Je l'ai vu d'un rivage qui fut nôtre. J'ai longtemps suivi des yeux le balancement du flot – ici, rudoyé par la roche et là, complaisamment accueilli par la plage. À chaque instant, j'ai vu surgir et s'effacer les mille figures de la bourrade et de l'étreinte, de la caresse et de la danse… Et toujours il y avait, accompagnant mes pas, une ombre sur le jour, une ombre ondulante comme les bords d'une grande raie…
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LE RÉCITANT
Vous parlez d'ombre… Or, tout à l'heure, notre poète nous assurait que l'océan était tout feu, tout flammes…
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LE PEINTRE
Et il avait non moins raison. Car j'ai vu, un après-midi, le soleil fléchissant rameuter peu à peu sur la mer toute la lumière du jour. Et cela dépasse de fort loin notre nuit australe : une galaxie s'agrège, ne forme plus qu'une seule étoile flottante qui s'ébroue, retentissante, et cela s'achève en gueuses que l'on coule, en lave si incandescente que vos yeux saignent à la considérer… Puis le soir tombe tout à fait, et c'est comme si l'océan voulait nous rendre, en fusion, tout l'or et l'argent des Incas.
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Ici, en montagne, à peine une crête libère-t-elle le soleil qu'une autre crête l'intercepte…
– Ainsi allons-nous, entre deux versants d'ombre, par le plus grand beau temps.
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous la mer pour que nous puissions suivre l'astre jusqu'à l'extrême de sa course…
– Pour que nos peintres nous fassent des couchers-de-soleil-sur-la-mer.
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Nous vous peindrons des caps, des récifs tout ébouriffés d'écume…
– Sans oublier la Portada [7] !
– Rien qu'à voir nos toiles, vous entendrez crier les mouettes !…
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous la mer pour que nos artistes n'aient plus pour seuls modèles, l'aigle et le condor, le pécari, le caïman…
– Ou le lama qui se hausse du col, le lama-qui-porte-beau.
– Rendez-nous notre rivage pour le tourbillon figé et la jaspure d'un coquillage…
– Pour le boomerang de l'hirondelle de mer.
– Rendez-nous l'échelle entière de la Vie, du plancton à la baleine.
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(Un silence)
LE RÉCITANT
Ceux que nous attendons ne devraient plus tarder. Aussi faut-il laisser la parole au philosophe. Quand tout a été dit et le contraire de tout, s'en vient le philosophe pour disserter du Vrai, du Beau, du Bien.
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LE PHILOSOPHE
L'un, tout à l'heure, évoquant la mer, parlait de la plus vive lumière ; l'autre, d'une ombre obstinée… Ah, que je suis donc tenté d'invoquer la caverne de Platon !… Et nous serions ici tels ces hommes dont il parle, plus ou moins enchaînés, qui regardent, de l'intérieur, la large entrée éblouissante.
Le regard a peine à soutenir tant de clarté, et nous en grimaçons, mais nous pressentons que les choses que nommons, que nous nous représentons, sont autant d'images, de calques – d'ombres. Là-bas seulement, dans l'aveuglante lumière marine, sont le Cercle accompli, la Cime même, la Forêt en soi, la Flamme inaltérable… Là-bas, et la majuscule chaque fois s'impose, la Faux et la Bourrasque, l'Estuaire et le Miroir, l'Orgue et la Nuit… et toute chose au monde, très véritablement.
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous notre rivage et, avec lui, l'entrée de la caverne…
– … afin que nous puissions contempler les pures et divines Idées.
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LE PHILOSOPHE
Ajouterai-je que si je réfléchis sur l'un et le multiple, l'instant et l'éternité, sur la substance et toutes catégories de l'entendement, c'est vers l'Océan que je me tourne d'instinct, comme vers le plus grand pourvoyeur de figures concrètes, la plus riche réserve de Formes – par définition abstraites ?
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez à nos penseurs le très grand Être tout substance et tout essence…
– Tout étendue, tout mouvement…
– Rendez-nous cet « Être-là » et son sens du souci [8].
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LE PHILOSOPHE
Rabaisser, réduire, sont aussi de l'homme, et il en est pour condamner un arbre à rester nain. Mais en nous privant de mer, on fit bien plus, à mes yeux, qu'entraver notre croissance naturelle : on élagua, on amoindrit notre imaginaire. Et sans doute nos montagnes, nos lacs, nos fleuves ont-elles leurs dieux ; nos mines, le Supay et la Vierge del Socavoñ [9], et notre révérence va au Soleil, à la Lune, non moins qu'à la Pachamama, mais je ne confonds pas un objet de foi avec le mythe, avec la fable.
Les peuples se nourrissent de réalités, mais on étiole leur âme en les privant de ce halo que font, au réel, la poésie, le conte, la légende, la chimère… Heureuses, donc, sont les contrées que nimbe l'océan… Ce désert illimité prolonge l'évasement de l'esprit qui rêve ; il en accueille les aspirations, les nostalgies. Par ses marges bruissantes, il conjure les excès de la raison raisonnante en offrant ses propres songes aux plus réalistes d'entre nous. Qui, sur un rivage, n'a cru entendre les flots parler d'îles au trésor, de vaisseaux fantômes et de monstres marins, d'océanides et de sirènes, de ville d'Ys et d'Atlantide ?…
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LE CHŒUR DES JEUNES GENS
– Quelle n'est pas notre impatience de rôder aux abords du Maelström…
– D'affronter la pieuvre géante…
– De surprendre le Léviathan…
– De reprendre la poursuite de l'indomptable Baleine blanche !…
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez-nous notre part de la mémoire du monde…
– Et qu'il y ait pour ce pays, venant de l'Ouest, une invasion de songes.
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LE PHILOSOPHE
Un mot encore. J'ai dit que l'océan regorge de figures – certes fluides et fugaces, mais sans cesse se régénérant. Eh bien, parmi elles, je ne sais pas de mouvement de l'âme qui ne soit représenté, de la hargne au panache, de l'humilité à la désinvolture, de la prodigalité à la convoitise… Et surtout, c'est le spectre entier du sentiment amoureux que je lis dans les jeux de l'onde avec le rivage.
D'un amant exalté, hors de soi et des plus lascif, sont ces démonstrations de pariade, ces enlacements fougueux, ces saillies, ces désordres… Ils sont de l'amour passionné, ces longs frémissements de l'espace, et ce climat de fougue, d'ardeur, d'effervescence insatiable. Ils sont de la volupté même, cet assouvissement, cette langueur qui montent des grèves ; cette ombre de mélancolie et quasi d'angoisse qu'exhalent les flots.
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LE CHŒUR DES JEUNES FILLES
– Rendez à notre pays le rivage qui lui était comme une hanche où l'océan posait son souple bras…
– Rendez-nous nos plages pour que l'océan y enseigne à l'homme, à chaque marée basse, l'art très savant de la caresse…
– À chaque marée haute, l'enfièvrement de l'union.
– Rendez-nous Celui qui accourt, se reprend, se redonne avec assiduité.
– Et que tout l'espace vibre d'une rumeur d'alliance et d'unisson !
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Un silence.
[1] Le Sud Lipez est une région de Bolivie riche en phénomènes volcaniques (bouillonnements d'eaux sulfureuses, geysers, lagunes violemment colorées…)
[2] Saint-John perse, Amers, Dédicace.
[3] La Vallée de la Lune, à 10 km de La Paz, est une étendue désolée d'aspect lunaire, aux roches sculptées par l'érosion.
[4] La Laguna Colorada, dans le Sud Lipez, doit son nom aux couleurs de ses eaux (vermillon ou rouge sombre, à l'exception des rives où elles sont blanches à cause de la potasse.
[5] Sorata est un bourg de style colonial, dans une yunga, et un lieu de villégiature.
[6] L'Illampu (6380m) au nord de la Cordillère Royale domine Sorata.
[7] La Portada est un énorme rocher que la mer a sculpté en forme d'arc-de-triomphe, et qui se dresse au milieu des flots à 20 km d'Antofagasta.
[8] L'être en situation, dans sa temporalité – laquelle inclut, selon Heidegger, solitude, ennui, angoisse.
[9] La Vierge del Socavoñ est la Vierge noire des entrailles de la terre et du travail dans les mines (ou " socavoñ "). Sa statue, près d'Oruro, reçoit les riches offrandes des mineurs à l'occasion de la " Diablada ".