VUE SUR LA MER XIV
*
*
*
Non la tempête: un arrière-plan noir de monde assiste, impassible, au déploiement, à la dissipation, à la reviviscence, de la pure énergie.
Nul bouleversement de la masse ; les flots sont soumis à l'ordonnance, formés pour une conquête méthodique. Pour une progression illimitée ? D'abord montrer sa force. Il est des jours où l'on pactise avec la terre – l'obstacle immémorial à votre expansion. Où on la courtise par force accolades, embrassements, enlacements. Qu'on ne s'y méprenne : elle est l'adversaire atavique. Qu'elle sache donc que, face à ses falaises rocheuses, on peut en étager de marne verte…
Ses plages vous invitent aux abaissements, aux caresses à lèvres ourlées. Elles feraient bien de vous le recréant des chansons de geste, enclin à la langueur comme rivières en leurs méandres. Et douces, dociles, sont les eaux alluviales que l'on dit courantes.
Sauf, qu'elles changent de statut une fois en mer. Qu'elles se durcissent de sels, et deviennent incisives, abrasives ; qu'elles ne sont plus, guidées par leurs berges, soumises à la seule pente, mais, fondues, privées de rives, une foule assujettie aux astres.
*
Grosse mer, dit le langage. On a enjoint aux flots de faire front ; de montrer leur puissance. Et elle parait assez dans leur tranche incurvée érigée dans l'instant. Dans son écroulement non moins ; poings contigus qui s'abattent de concert, nous laissant un sentiment d'imparable prépotence ; d'agression subie, sans moyen de défense. Car c'est la paroi interne de notre torse qu'on érafle ; c'est l'homme, en nous, qu'on réduit à ses dérisoires dimensions. Une leçon d'humilité qui se répète avec une régularité de bourreau sadique.
*
Toujours, nous devons lever les yeux pour rencontrer l'horizon marin, mais le haut mur d'enceinte que l'océan édifie, ne permet plus, à qui se tient au pied, de voir le faite de l'édifice.
Nous composons, à l'ordinaire, avec une étendue sans borne : c'est affaire de regard tournant, et cela se tient coi, à distance.
Ici, en ce jour, l'immensité a consistance, épaisseur. Elle déferle devant nous, comme entraînée par la pesanteur. La planitude échafaude en ses abords. Même en nous tenant hors des écroulements, nous nous sentons sommé – de quoi ? – chaque fois qu'une muraille s'abat. Le sol en vibre sous nos pieds ; une poussière d'albâtre fuse des décombres. C'est à blanc qu'on tire sur nous ? Le souffle des projectiles rase nos tempes. De quelle cime jaillissent, par quelques diaclases, des résurgences de névés, la plus proche vague faisant office de chasse-neige ?
Non la tempête, quand la rose des vents est prise d'ébriété ; quand une levée en masse des eaux nous vaut d'être criblé de sagaies de glace.
Seulement une avancée à pas comptés, retentissants, – « immobile à grands pas », et je t'invoque, Zénon d'Elée, qui vous laisse écrasé d'une profusion implacable, qu'on vous assène en un tonnerre fragmenté, distillé.
Et que faire d'autre, que de rendre les armes ?
Photo: Ph. Giraudin