PROVENCE PROFONDE
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APPROCHE
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NOTE
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Qu'on n'attende pas de ce texte une vue d'ensemble de la Provence. Il n'est pas l'œuvre d'un historien, d'un géographe, ou d'un naturaliste, mais d'un contemplateur. Lequel n'eut d'yeux pour les antiquités grecques, romaines ou ligures, et moins encore pour l'altération, l'avilissement que cette terre doit aux foules saisonnières.
Je ne me suis senti aucun devoir d'exhaustivité, aucune obligation de rendre compte d'une diversité de terroirs qui fait de cette province aux reliefs discontinus, une région à caissons. La Provence maritime est, en outre, exclue de mon propos.
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Nombre de guides consacrés à la Provence sont décevants : leurs auteurs ont parcouru ses routes, ont noté ce qui, par son pittoresque, méritait d'être vu.
Il est une Provence pour papier glacé que je refuse : trop de regards glissent sur elle, occupés à recenser ce qu'on leur promet. On ne parcourt pas une telle région sévère et profuse : on s'y rencogne – ici, puis là, et là encore – avec l'espoir de se faire oublier ; et l'on attend. Indéfiniment ? À l'évidence : il faut bien ce temps pour que le réel se manifeste à vous. C'est dire que cent vies ne suffiraient pas à en dresser l'inventaire.
J'irai là où, sur la carte, les noms sont rares, en petits caractères : c'est l'assurance que le négoce est absent de ces lieux, que la superbe des Romains les a épargnés. Seulement, et c'est merveille, un étroit canton à déchiffrer où la seule emphase soit celle de la lumière ; où le jour fasse, d'un creux cerné de collines, un « repaire de liesse ».
Oui, je me tiendrai en n'importe quelle dépression de ce pays inépuisable et n'en bougerai avant que je n'aie perçu comment les éléments s'y composent pour la plus grande gloire de la roche, de l'arbre, d'un toit, d'une restanque ; avant que je n'aie percé les secrets d'une perfection qui est aussi sagesse.
Mais je ne me console pas, aujourd'hui, de n'avoir médité jusqu'au harassement devant tant de lieux, non toujours mentionnés ici, qui méritaient les regards d'une vie entière, tels que Bargème, Montfuron ou cette ferme de Silance, non loin du Contadour, dont j'appris trop tard l'existence, en lisant Giono. Sans parler de chacun de ces hameaux ruinés dont les habitants ne purent soutenir du regard, à la longue, celui, circulaire, inflexible, d'un trop vaste horizon.
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J'ai bien conscience de parler, à maints égards, d'une Provence crépusculaire, et sans doute le titre de Provence perdue eût parfaitement convenu à ce texte, mais il appartient à Giono. Du moins celui que j'ai choisi rend-il hommage à ce qui, pour longtemps encore, demeurera hors des prises de nos contemporains.
À relire ces pages, je me convaincs un peu plus que tout ce qu'on peut écrire sur une certaine Provence ne saurait être qu'approches. Je ne le tiens, en ce qui me concerne, ni pour une excuse, ni pour une consolation.
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Puissent néanmoins ces notes rendre le lecteur sensible à tout ce qui sépare le parcours, la traversée, de la halte, à la lettre indéfinie, tous sens en éveil, où l'on s'efforce de percevoir de quel aloi est, dans un lieu, l'or du Temps.
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***Quand Dieu se penche sur la France, que perçoit-Il de Paris, sinon une manière de brasier qui, achevant de se consumer, se voile de cendres et de fumées ? Que voit-Il de l'Ouest, chaque fois que le noroît ou le suroît pousse vers les terres de pesantes balles de gris ? Qu'Il se tourne en revanche vers le Sud-Est, et Son regard plonge sans encombre sur les lieux – et les nuques. Nul nuage et partant nulle averse en cette trouée, mais le règne à demeure de la lumière... Telle est la légende entretenue par ceux qui ne savent, de la Provence, que ses étés. En marge de leurs jours variables, c'est-à-dire maussades, il y aurait une contrée où l'azur constant vous tient lieu de manne ; où le temps surabonde, au point que vos bras accoutumés à l'étreindre, pendent à vos flancs, décontenancés devant une durée unie, privée de pente, grosse de tous les possibles, encline à se lover, et qu'on nomme loisir. Une contrée encore où l'on parle comme on modèlerait la glaise ; où le verbe du conteur, chamarré d'inflexions, entre dans le jeu universel. Un jeu, au reste, dont nul n'est dupe parmi ces petites gens grands seigneurs qui habitent leur corps avec malice jusqu'à l'ongle.
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***Le géographe parle de climat méditerranéen et l'oppose au régime océanique. Et nous d'évoquer un ciel en coupole d'Ispahan, sans fissure, où le plus léger nuage ferait figure d'incongruité, même s'il avait la candeur d'un champ de coton en fleur, la grâce argentée de la linaigrette éclose. Un ciel trombe figée de bleu ou, suspendu, immatériel, le plus vaste des lacs de montagne.
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***Je suis cet homme qui, de loin, considère la Provence comme une Réserve naturelle : Oui, là se rencontre à foison cet azur qui tient du pollen et de la céramique bleu de four. Il est des pays que le ciel n'aime pas ; avec lesquels il garde ses distances. Là-bas, l'azur s'ajuste étroitement à toutes les crêtes, se vautre dans les moindres dépressions, s'allie à cette contrée à la façon dont il épouse les déserts.
***Comment ne pas être tenté de se rendre là où le bleu se peut humer, toucher ? N'est-il pas l'une des composantes de cet Ailleurs qui passe pour panser les plaies de l'âme ? Et que nous avons de souvenirs – du voile marial à la pervenche de mai, des boules à raviver aux ocelles du paon – où un bleu salubre, cordial, conjuguait fraîcheur et ferveur ! Le bleu qui, certains jours, coule la Terre par grands fonds, le bleu est faveur, félicité, et nos grands desseins inassouvis s'en exacerbent.
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***C'est trop longtemps avoir rencontré, d'une pointe de langue, le sel des embruns sur mes lèvres. Trop longtemps m'être en vain mesuré au gris de la rumeur marine : je veux reprendre, sous un ciel à pleins bords, des routes autrefois parcourues avec, au cœur, l'insatiable avidité du bonheur.
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***C'est trop longtemps avoir rencontré, d'une pointe de langue, le sel des embruns sur mes lèvres. Trop longtemps m'être en vain mesuré au gris de la rumeur marine : je veux reprendre, sous un ciel à pleins bords, des routes autrefois parcourues avec, au cœur, l'insatiable avidité du bonheur.
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***La Provence authentique ne se laisse pas aisément délimiter. Faut-il en chercher les bornes dans le relief ? les paysages ? ou dans le ciel ?
***Le géographe distingue entre la Provence des plaines, tertiaire, celle des hauts plateaux – les plans – et des montagnes, celle de la côte. Et l'on a pu distinguer la Provence de Mistral, de Daudet, de Bosco – Luberon ! – de Giono…
***Combien de fois me suis-je demandé si j'étais bien encore en cette contrée à la fois réelle et mythique, dont le seul nom sous-entend une saturation des sens assortie d'une démission de l'esprit : « Ah ! vivre dans l'épaisseur quasi tangible de l'air, la suffocation en vue ; dans un pays altéré où les seules couleurs donnent soif, et connaître la violente douceur faite, par son étanchement, à la part de nous la plus obscure !… »
***Qui se tient entre Ventoux, Montagne de Lure au nord, et Sainte-Baume au sud, ne se pose pas la question ; et l'on admet que le Rhône est, à l'ouest, une frontière péremptoire. Mais il y a ces marges – ces marches – méridionales, insensiblement puis résolument tournées vers la Méditerranée. (Osera-t-on écrire : contaminées par elle, si puissante sur tant d'esprits plus ou moins séduits par ce qui brille ! Si bien que le voyageur épris de pureté pense n'être en Provence que chaque fois qu'il voit la contrée subir l'assaut du Soleil – du mâle – sans le secours du moindre verdoiement ; quand l'astreinte, verticale, ne laisse à la terre d'autre ressource que de panteler !
***C'est dire qu'il ne rattache pas à sa Provence intérieure ces lieux où nulle barrière de roseaux ne défie le vent, où le paysage n'est qu'une mosaïque de jardins dont chacun sert d'écrin à une demeure. La profusion des fleurs, des glaives rigides de l'aloès, les esplanades d'orangers et jusqu'au foisonnement d'écume des oliviers où l'on croit voir poudroyer un train de houles abordant le rivage, tout, au nord de l'Estérel, récuse les vertus dont je suis ici en quête.
***À l'est, au-delà de la Route Napoléon, c'est l'imbrication des caractères provençaux et bas-alpins qui rend la frontière incertaine. L'eau y abonde, qu'elle s'exhibe en cascades comme filons de quartz jaillis de la roche, en ruisseaux vifs jusqu'au cœur de l'été, ou qu'elle se révèle (ou se trahisse ?) par l'herbe sombre et drue et la prééminence du saule et de l'osier.
***La Provence orientale est riche d'enclaves alpestres où, sur les prairies, s'étagent les formations de sapins. Les ubacs se chargent de hauts mélèzes ; la forêt pèse de tout son poids d'ombre et dresse son écran au bord de landes luisantes. Les carrés de lavande sont relégués en quelques recoins : ce sont là des paysages à sonnailles.
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