La mort des amants
Lettre de Diderot à Sophie Volland
"Ceux
qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l'un à côté
de l'autre ne sont peut-être pas aussi fous qu'on pense. Peut-être
leurs cendres se pressent, se mêlent et s'unissent. Que sais-je?
Peut-être n'ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur
premier état. Peut-être
ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur
manière du fond de l'urne froide qui les renferme.[...] Ô
ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous
sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m'unir, de me confondre avec
vous lorsque nous ne serons plus. S'il
y avait dans nos principes une loi d'affinité, s'il nous était réservé
de composer un être commun; si je devais dans la suite des siècles
refaire un tout avec vous; si les molécules de votre amant dissous
venaient à s'agiter, à se mouvoir et à rechercher les vôtres éparses
dans la nature! Laissez-moi cette chimère. Elle m'est douce. Elle m'assurerait l'éternité en vous et avec vous..." (Lettre du 15 octobre 1759)
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PROVENCE PROFONDE (suite)
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Pollen brûlant des airs, menue braise des cigales par jonchées incessantes, l'été fait, de cette contrée, un feu diffus – qu'une étincelle transforme en brasier par une expansion aussi prodigieuse que celle du gland devenu chêne. Par une déflagration, plutôt, qui, dans l'instant, change un bouquet de résineux en un fourré de flammes sanglantes, et l'espace qu'on saigne se débat avec des remous de fleuve ; il se peuple de girandoles et de feux de Bengale, de giclements de fusées, de bourrasques de fumée. Un griffon à pelisse fauve ravage, en forcené, les sous-bois ; il happe les arbres aux cheveux ; il brandit, entre les troncs, des viscères de bœuf éventré, dont la graisse crépite et grésille.
Que le vent attise l'incendie, fasse office de rabatteur, et la force explosive du feu, son aptitude au bond, se donnent libre cours. Il n'est plus seulement visible par l'agitation des rameaux : il s'est coloré comme on teinte de fluorescéine les eaux souterraines et on le voit se propager, torrentueux, irrépressible, tel un courant de convection du magma terrestre ou, chue du zénith, une protubérance solaire qui trouverait pâture. Et que sanglant est le festin, parmi les vapeurs blanchâtres et les fumées bleutées !
Une même avidité meut le vent et le feu, un pareil empressement à faire table rase, à se saisir du vif, à couvrir une contrée entière de cendres. Au mistral de purger les airs, de raviver les regards mieux qu'une averse de mousson ; au feu expiatoire, de procéder à un autodafé du vivant, sèves et sangs vaporisés – et leurs impuretés paraissent dans les lourdes nuées qui ombrent l'allégresse des flammes.
À cette conjonction, cet amalgame du brasier et du vent, nous devons ces lueurs de hauts fourneaux, au soir ; ces éclats de gueuse que l'on coule. À leur égale voracité, une progression de troupeaux en transhumance à l'assaut d'une éminence, sous les fumées d'une canonnade, et la crête des collines est, la nuit, tel le rebord de l'astre pendant les éruptions solaires.
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« Convenez, me dit-on, que les nuits sont ici légères. » Et il est vrai que la nuit de Provence est une émulsion de ténèbres et d'une clarté d'albâtre qui se tiendrait en suspension au-dessus des terres sans jamais les prendre pour assise. Et l'on dirait encore d'une demi-sphère opaline, impondérable, dont le rebord épouserait l'horizon.
Les nuits procèdent, pour partie, des pays où elles s'établissent. Ici, nul humus ou terre à bruyère, nulle fagne ou tourbière qui puisse nourrir, d'en dessous, la nuit, mais un sol pour rubiacées – garance et gardénia –, mais une roche comme ossements patinés de gris.
Il est dix heures, onze heures du soir et, par-delà les crêtes, stagne une mer à midi qui aurait perdu, par précipitation, une part de son éclat, tout en gardant assez d'étoiles et de poussière de nacre pour préserver sa cohésion.
De l'ombre s'est agrégée dans les fourrés, sur les versants ; nocturne est le petit duc jalonnant son parcours de son cri d'orphelin, comme autant de menus cailloux semés par le Poucet en la forêt... Mais à peine lève-t-on les yeux, que l'on s'avise d'une nuit tenue en respect par une terre qui est peut-être – qui pourrait le dire ? – contrée de seringas de mai, chaume à l'aube, grève encore pénétrée du lait de mer des fins de beaux jours. Et nul besoin, ici, pour la maintenir en place, des pilotis soutenant le radeau de feuillage, dans les pinèdes maritimes. N'y a-t-il pas de surcroît, qui l'allège, le haut buisson d'aubépine en fleur de la Voie lactée ?
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Malgré le vent arborescent qui descend ses lits à tâtons, ici alarmant une cime et là tourmentant un bosquet, nulle traîtrise n'est à craindre de cette nuit puisque l'immense ronronnement des grillons, leur calme ébullition, s'accordent à la haute multitude dorée.
Ne fait-on pas bonne garde, au demeurant ? Le jappement d'un chien nous rappelle – et c'est un instant de tendresse – que l'homme existe et qu'il repose dans la sûreté de ses murs. « Je veille non moins, assure un autre chien : cette heure médiane est pleine de possibles... » Et, pendant quelques minutes, d'abois en abois, le fond de la nuit questionne, suppute, s'inquiète.
Pourtant, ce n'est là qu'une diversion : c'est une nuit sans chausse-trape que celles où les sauterelles mettent obstinément en pièces le même morceau de scie ; où quelques rainettes célèbrent la paix à voix trébuchantes, avec des clocs de pluie qui s'espace ; et leur concert nous remet en mémoire – où l'avons-nous entendue ? dans quel conte rencontrée ? – une poulie excentrée qui tournait sur son axe rouillé.
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Les heures passent et c'est un temps de disette pour les horloges ; mais l'ombre se refuse toujours à faire corps avec la terre d'ici : elle se déploie au-dessus en voûte surbaissée et le regard plonge sans résistance en un milieu lactescent qu'il faut bien considérer comme les dessous de la nuit – à la vue desquels nous serions, par privilège, admis. (Ainsi, au théâtre, suggère-t-on parfois le passage du jour au suivant en se bornant à réduire l'éclairage.)
Sans doute la fièvre des airs est-elle tombée, qu'entretenait la trémie des feuillages vannant, indistincts, grêle dorée et cris d'insectes ; la terre reprend souffle mais sans que, dans la tiédeur résiduelle, se dissipent l'arôme de l'argile altérée ou celui d'un mur de pierres sèches ; celui encore, sans franchise, de cuticules de scarabées, de myriapodes.
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Il n'est pas quatre heures, et un coq fait surgir, d'une flammèche écarlate, un horizon insoupçonné que balisent bientôt des chants analogues. Le cri proche, saccadé, d'un oiseau en chasse – ou qu'on menace ? – n'émeut en rien le grillon solitaire qui grésillonne avec application. Pas davantage les sauterelles éparpillant leurs cisaillements brefs ; ni les rainettes dont les coassements sont autant de pierres de gué – pour achever de passer sur l'autre rive ?
Au ciel que veille une lune en son halo de brume rousse, un éventail d'efflorescences pâles se déploie. Par degrés, le paysage redevient distinct et c'est à qui, parmi ses éléments, se fera reconnaître d'abord : voici le mas et l'arbre, mais le caillou et la brindille non moins... Un faisceau fusant de cris d'hirondelles éteint les roulades d'un merle dont le propos, du reste, tournait court avec constance. La première cigale du jour est le fragment qui, introduit dans ce monde en surfusion, va déclencher la cristallisation.
Cependant que la lune s'éloigne, inutile, déprisée, le monde rétablit ses perspectives ; le monde qui, à la faveur de l'obscurité s'était peut-être permis quelques licences, se recompose si bien que nul n'y décèlerait le moindre... écart de conduite. De quoi s'assurent des hirondelles, ivres de l'espace retrouvé, par un seul et strident chassé-croisé. Et c'est là préparer l'heure des pigeons, gonflés comme boutons floraux, au bord des toits ; des moineaux dépenaillant les airs ; des hommes d'ici, amis des longues ombres portées.
À l'orient, le ciel hésite entre le marbre rose et la gelée de groseille ; mais le vermillon l'emporte : celui d'un soleil qui n'est d'abord, à l'horizon, que cloche de méduse, puis qui, sa rotondité conquise, s'élève par un sentier oblique de quartz pilé, jusqu'à n'être plus que le soleil en gloire de l'iconographie du grand siècle.
Un oursin furieux s'accapare le ciel, fouaille les airs de ses épines urticantes – et les cigales le secondent, qui multiplient les mises à feu. Pour celui qui ferme les yeux, la Provence est à nouveau une savane sèche, aux grains sonores, qu'on faucherait à très petits coups. C'est sur la pointe des pieds que la Nuit d'été l'aura visitée. Dans un glissé de danseuse.