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... et le Pour (suite)
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C'est là une poésie de maints exils, une poésie de la faille, du porte-à-faux : Je suis et ne suis déjà plus de ce monde. À la cime du présent mais déjà précipitée dans les ombres « proches » – ce qu'Elle traduira par le superbe : « Je suis morte déjà puisque je dois mourir »[1]. Une poésie de l'instable, du fugitif, où l'insécurité est permanente. Tout se dérobe sous votre main, vos pieds, votre regard. Et l'amour est le moins fiable de tout.
Seule stable et sûre, la mort. Mais si l'esprit l'admet, le coeur, le corps s'effarent, eux, comme chevaux pressentant l'abattoir. De cette révolte devant l'inéluctable, naîtront les plus beaux des cris dont cette poésie est aiguillonnée, cravachée – illuminée, dans sa grisaille ou sa monotonie. Et ce sont alors des vers comme coups de sonde – ou coups de poignard (et que la lame entre donc avant dans notre chair !) – soit que le créateur lamente (« Hélas ! mourir un soir, le coeur encore brûlant / Sans avoir pu tout dire ! »), soit que l'amer regret se fasse plus général : « Ô ma vie, accident somptueux, vain et triste … »[2]
Beaucoup de poèmes sont construits pour leur dernier vers ? Mais quelles étendues désolées – de landes, de tourbières – se trouvent rachetés par le point d'exclamation final, ou les points de suspension !... Quand s'éteint la voix surabondante, précipitée, parfois chancelante, gauche, approximative mais qui sait si bien où elle va – quel silence la suit, où il entre de la stupeur, de l'accablement, comme si venait de nous être révélé un spectacle insoutenable… Quelles harmoniques naissent du coup de gong !... Ou, pour user d'une autre image, que de poèmes s'achèvent par et dans une hémorragie qui ne saurait être maîtrisée, si bien que l'on pourrait parler de poèmes saignés à blanc.
Parce qu'elle est de ceux qui ne peuvent prendre leur parti du scandale de la mort – le désordre, l'iniquité mêmes –, Anna de Noailles, avec l'énergie du désespoir, à expiration de souffle, ne cesse de clamer la stupéfaction, l'amertume, l'indignation, l'horreur, que lui inspire notre condition. Et il y a ceux qui lui feront toujours grief des insuffisances de son art – à leurs yeux, tare rédhibitoire, et ceux pour qui des vers tels que celui-ci, entre mille : « Être au fond du repos l'éternité du temps » rachètent, effacent les trébuchements, les impropriétés, les complaisances qu'ils ont rencontrés en chemin. (Ainsi du voyageur qui aurait traversé maints fourrés et déboucherait dans une clairière – comme pilier du ciel – dont il serait soudain illuminé).
Si sage, conventionnelle de métrique elle soit, cette poésie n'ignore d'ailleurs pas la surprise. Qui souvent, il est vrai, nous incline vers le baroque, voire le burlesque, rançon de sa sincérité, de son intrépidité. Mais la récompense du lecteur de bonne volonté, c'est de rencontrer des images à la fois inattendues et convaincantes (Ainsi d'une « Danseuse persane », « grave comme un prêtre / Chaude comme les animaux. »[3] )
D'ailleurs, il n'y a pas, chez elle, que les yeux, d'éblouis : la voix aussi titube parfois devant l'excès de la lumière ; la voix aussi a ses « trous noirs », ses vacillements, ses vertiges – ses... phosphènes. Et elle s'en justifie : « Lorsque tout en mon sang s'émeut, puis-je choisir / D'une voix sûre et lente / Le chant harmonieux, la strophe du désir / La syllabe odorante ? »[4]
Elle le devrait, diront les sourcilleux. Quant au naïf amateur de poèmes, il regrette, sans doute, l'insuffisante exigence, la spontanéité élevée à la hauteur d'un art, revendiquée sur un ton impavide. Mais il se refuse à rejeter l'or au prétexte qu'il brille parmi des scories (au demeurant, où a-t-il plus d'éclat ?). Il tient que cette voix qui n'est ni sûre ni lente, s'élève à bord d'abîme, et qu'avec toutes ses maladresses, elle sait nous y conduire, – et nous avons un mouvement de recul à découvrir le gouffre si proche et profond. Si elle nous touche autant et malgré tout ce qu'il lui faut traverser ou contourner pour nous atteindre, elle le doit à son lieu de résurgence. Le lieu de dissociation de l'être (du côté des ... jointures, des cicatrices originelles, des blessures ultérieures ; là où siègent, fermentent et s'exacerbent les « grands désirs inassouvis ».)
Une part des bonheurs d'expression qui récompensent le lecteur « non prévenu » émane des évocations de villes, de climats, de paysages. Parmi des notations convenues, surgit le détail qui authentifie, singularise ; autour duquel peut – enfin – cristalliser la vision qui jusque là s'édifiait à partir de termes vagues : « Et puis j'ai vu, cerné d'arbres et de fontaines, / Un palais rond et frais, / Des salons où luisait une étoile d'ébène / Au milieu des parquets » (Constantinople) [5] . Ou cette image inspirée par Venise : « Comme le clair poignard des barques sur l'eau verte » [6] ; par le deuil, « noir cachet de la foudre au cœur chenu des saules » [7]…
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Une poésie lyrique. Mais ne devrait-on pas pouvoir omettre l'épithète, et l'essence de la poésie, son principe premier, ne tiennent-ils pas à l'émotion éprouvée, qui veut être sauvée, communiquée, partagée ? On peut estimer que les moyens trahissent l'ambition ; ou, à l'inverse, être sensible à la douleur maintes fois exprimée de n'avoir que des ressources tout humaines pour fixer, restituer ce qui – beauté de l'heure ou du lieu, sensation, ardeur, désir, avidité... – est ici sans limite. (De sorte que d'Elle aussi, on pourrait dire : « Elle osa trop, mais l'audace était belle »). Et le « cri » devient alors aveu d'impuissance mais qui triomphe en un instant de l'insuffisance que nous déplorons.
Pour ceux qui, passant outre à leur insatisfaction, sont presque toujours récompensés, c'est une oeuvre rachetée, sauvée in-extremis, « de justesse ». Et ceux-là sont sensibles, parmi tant de choses, au drame (dont le poète ne fut conscient que pour en faire l'un de ses thèmes) d'un incommensurable orgueil de créateur trahi par les déficiences du métier. Comme Phèdre, elle eût assez volontiers fait figurer le « sacré Soleil » dans son ascendance ; elle se fût crue contemporaine des « bruyantes Ménades », ou leur survivante. (Et l'on a des excuses à se prétendre élue des dieux quand on se sait de tels dons). Si bien qu'à fréquenter Anna de Noailles, on éprouve cette sensation que dispense le génie, de richesse, d'ampleur et d'altitude conjuguées – dont l'être se fait un piédestal pour se hausser, se rehausser. Souffle exalté, vie accrue, un insolite sentiment de noblesse nous vient. Une grâce insigne nous est accordée. En nous, qui nous pensions mesquin, nous découvrons la largeur de vue, la générosité. Une fierté neuve d'appartenir à la race humaine. L'accès à un ordre éminent de réalités où s'épanouissent, se renouvellent des sens (ô valeurs tactiles du génie !...) qui n'ont pas, à l'ordinaire, l'occasion de donner leur mesure en fait d'acuité. Nous avons accès à l'ingéniosité, à l'invention supérieures. Nous sommes en situation de plain-pied avec la grandeur, la bonté (perçues comme entités). Dans une si haute époque, qu'elle se confond avec l'éternel, et cependant jamais le présent n'eut autant de force, de poids, d'épaisseur. Tous mouvements et réactions qui procèdent d'une fécondation et d'un ondoiement mêlés. Et telles sont notre surprise et notre gratitude, que le génie nous trouve étrangement indulgent pour les audaces qu'on se permit et qui heurtent parfois notre goût ; non qu'il y ait occultation de notre esprit critique mais nous le sentons inadéquat, incongru en la circonstance. Il ne doit s'appliquer qu'à des entreprises d'un autre ordre.
Ce qui fait défaut pour que notre... souveraineté soit totale, continue, quand nous lisons Anna de Noailles, c'est la constance du talent, du « faire », du métier de l'artisan, de son adresse à résoudre les problèmes de technique. Et ici se partagent ceux qui, avec Valéry (qui songeait à la Comtesse ?) déclarent que « Le talent sans génie est peu de chose ; le génie sans talent n'est rien », et ceux qui, à tout prendre, préfèrent encore ce « rien »-là.
Ceux que fascinent l'oeuvre d'Anna de Noailles lui savent gré de les introduire en une contrée où, certes, le baroque surabonde ; où l'on use parfois de stuc, où la monnaie qui y circule n'est pas toujours du meilleur aloi, mais où, nonobstant, règne le « climat du génie », suivant l'heureuse formule de Du Bos. Oui, le génie est bien un climat – pour l'esprit, le coeur, la chair même –, qui déborde et transcende toute technique (et nous, en sa présence, sommes tel que le spectateur d'un fleuve en crue qui ne songerait plus aux sages rives entre lesquelles il coulait, parce qu'il n'y a, pour l'heure, rien de plus important que cette étendue qui s'épanche, irrésistible ; que ce passage de la grandeur sous nos yeux ; que l'expansion du réel entraînant par contagion celle de nous-même, la peau n'étant pas la dernière impliquée dans cet agrandissement, dans cet... emportement.
« L'enthousiasme n'est pas un état d'âme de poète » ? Mais non plus les calculs par trop délibérés, ni les ratiocinations, et ni les jeux de miroir où l'on « se voit se voir ». Ah ! pour une fois que je rencontre une oeuvre où l'on ne mesure pas sa ferveur, sa passion, son « enthousiasme », qu'on me laisse m'y plonger, comme on se jetterait dans un grand vent brûlant, ou le brasier marin...
Ce n'est pas une oeuvre pour homme de cabinet, pour homme de goût, mais pour des êtres épris d'espaces – intérieurs, extérieurs – en état de soulèvement, de migration, de transgression. Et quant au « goût », le vent, le soleil, l'océan n'en ont aucun. Ils font « ce qu'ils peuvent », tout comme Celle qui s'adresse à moi et qu'on sent violentée par ses dieux. Chaque poème ainsi qu'une visitation de la divinité, qu'il fallut relater dans l'urgence, – message pris au vol, sans retouche pour en préserver le mouvement. Et que pèsent en regard les redites, les mots hasardeux ou superfétatoires? Imagine-t-on de pareilles noces rapportées en l'un de ces sonnets que le poète parnassien soumettait aux rigueurs de l'établi ?
Noces, oui, d'une mortelle, qui se connaît promise à la cendre, à la nuit éternelle, et d'un dieu qui figure tout ce que, désespérément, elle aspire à être : épargné du temps, doué d'ubiquité, animé d'une ardeur qui ne connaît pas les éclipses du désenchantement ou de la souffrance ; d'un dieu dont la nature lui fait mieux sentir encore ses limites, sa finitude. Comment ne seraient-ce pas, chaque fois, des noces tragiques ? (L'épousée sommée d'en rendre compte, à son corps défendant).
Il n'y a pas, certes, coïncidence entre les paroxysmes invoqués et les plus hautes ressources de la langue (ainsi qu'il en est chez un Saint-John Perse), mais c'est bien là une oeuvre qui pourrait prendre le titre général d'Eloges. Eloge, célébration de la nature, de la vie, de la lumière, de la sensation en leur apogée. Eloge des réalités fastueuses, mais souvent aussi parmi les plus humbles et cela va de « Bagdad dont le nom seul étonne » à « la douceur d'un beau soir qui descend sur Beauvais ! ». Anna de Noailles aura été un... crible insuffisant pour la foule des voix qui montent du réel et veulent qu'on les recueille et les prenne en charge ; du moins le hourvari du monde est-il là, heures et lieux mêlés. Accueilli avec un insuffisant discernement ? Mais comme il est captivant de surprendre l'inspiration quasi à l'état pur, avec son doux délire (ainsi que dirait le poète). Nul écran, semble-t-il, entre la bouche oraculaire et nous. La transe, l'ivresse préservées. La brûlure communiquée. Les mots, dès lors, sont de simples supports, comme pierres de gué pour les yeux (de l'esprit) ; ils expriment moins par eux-mêmes qu'ils ne nous permettent d'accéder au lieu d'exaltation. Ainsi arrive-t-il qu'un minuscule objet découvert ou retrouvé, un mot entendu, fassent office de Sésame et nous (ré)introduisent dans un tumulte de sensations. Les mots étreignent moins le réel, par de savantes alliances, qu'ils ne sont passerelles vers lui. Ce sont oui, des mots de passe!
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Une oeuvre de femme ? À l'évidence. De femme chez qui le versant viril est peu développé. Résolument androgyne, l'art d'une Colette, d'une Catherine Pozzi – pour partie ses contemporaines – satisfait davantage le lecteur. La féminité, chez celles-ci, est présente mais jugulée ; Anna laisse à la sienne la bride sur le cou, avec tous les risques inhérents à cette option. Et de fait, l'oeuvre présente les faiblesses, les manques qui nous semblent essentiels à l'âme féminine, du moins selon l'image de convention que moralistes et satiriques ont perpétuée. Voici – je les reconnais bien, se dit-on – l'effusion, l'épanchement complaisants, les aspirations aussi vagues qu'universelles, l'abandon à la séduction de certains mots, parmi les plus vastes, aux contours indécis ; voici le goût de la mollesse, de la langueur, et le registre dolent... Peut-être et sans doute, mais voici encore, qui nous furent mesurés, l'élan à coeur, à corps perdus, l'ardeur sans cesse renaissante, l'attention à la Création, la gratitude envers elle – la faculté d'émerveillement à son extrême – , l'exercice intense et « déréglé » des sens, une voix multiple, impérieuse, donnée au sang, toutes ses prérogatives rendues au coeur. Et si cette oeuvre fougueuse et vulnérable nous enseignait, sur le féminin ? Car le voici sans précaution, authentique jusqu'à l'inconscience, et qui brave le ridicule non seulement par des images saugrenues mais encore et surtout par ce qu'il entre de suranné dans sa manifestation : indifférente au siècle, on est soi comme on l'eût été au plus fort du Romantisme. Et tel est le génie, qu'il ne craint pas de détonner, quitte à rencontrer une audience de plus en plus restreinte, jusqu'au discrédit quasi total.
Nous attendons aujourd'hui tout autre chose de notre compagne ? Pourquoi dédaignerions-nous cette part où elle se montre « meilleure que nous » : la sensibilité, la ferveur, l'amour circonstancié de la vie, l'affirmation des droits du coeur, et dans le cas présent, cette lucidité qui, pour nous rappeler « que rien n'est éternel », donne tout son prix, strident, à la saveur de chaque instant ? Et s'il entrait, dans notre éloignement de l'oeuvre, quelque mauvaise conscience : celle de qui ne fait pas, et de loin, un si haut usage de ses jours ?
Voici, dans son exacerbation, la féminité « à l'état sauvage » ; la femme toute peau et toute coeur, et toute âme, faite, organisée pour humer, aspirer, accueillir, recueillir – étreindre ; chez qui tous les viscères se sont disposés en réceptacle. La femme tentée, faute de pouvoir « embrasser » le monde, par la dissolution dans le Tout. S'abîmer. Et l'abîme est partout, pour elle, dans un parfum, une nuance du ciel, la couleur d'un nom propre, un accent de violon... Anna de Noailles marche, tâtonnante – titubante – sur un rebord de précipice, de toutes parts sollicitée par le vide. Le monde en sa luxuriance l'assiège, mais se dérobe à ses prises par sa profusion même. De là que cette poésie manque de points d'ancrage et de garde-fou : elle traduit, trahit la démarche chancelante d'une prêtresse éblouie, accablée des beautés reconnues d'elle seule.
Une Prêtresse. Celle qui a part aux secrets, celle chez qui la Nature prévaut sur la culture, si grande soit-elle. Et, certes, il y a aussi des prêtres, mais qui saurait comme une femme s'entremettre, amoureuse et maternelle, humble et glorieuse ? Qui saurait mieux qu'elle convertir en grandeur jusqu'à la douleur même, sœur qu'elle est d'Antigone, de Phèdre et d'Ariane et d'Hermione ?
Qui dit féminité dit primauté de l'affectif, et l'œuvre renferme en effet maints cris d'amour. Des cris jaillis d'une gorge souvent... encombrée, mais dont la gaucherie même nous touche. Aujourd'hui même, que de femmes feraient leurs les vues d'Anna de Noailles sur l'amour ! À peine a-t-elle saluée la passion (« Ô visage par qui je peux vivre et mourir ! »[8] « Je t'aimerais même fou, / Je t'aimerais même mort ! »[9], que de griefs à l'égard de l'homme, de l'aimé, insaisissable, énigmatique, et toujours en deçà de ce qu'on en attend ! Il est celui qu'il faut traiter avec indulgence, tendresse et résignation ; il se laisse aimer ; chez lui la chair parle plus haut que le coeur, alors que l'amour est bien trop grand pour qu'on l'engage dans le sordide. Et il y a, chez cette femme qui ne cesse de proclamer son avidité à vivre, sa sensualité au sens le plus large, une invincible défiance du dur désir masculin, de la « voix funeste de la volupté ». Sa peau si accueillante à la lumière, aux parfums, aux pollens, sa peau répugne aux attouchements. Dès lors, lucide (« L'alliance, la connivence / De ton regard sans passion / Et de ta lèvre qui s'avance »[10]), le plaisir, « la détresse du plaisir », lui paraît le prix à payer pour obtenir sinon l'amour de l'homme, du moins sa présence. Encore ne peut-on jamais s'assurer de celle-ci (« Tu me tuais par l'espérance »[11] / « Je n'ai besoin que de toi / Qui n'as besoin de personne »[12]. La passion est humiliante, elle exige l'abdication de votre dignité. On y connaît « l'horreur de craindre ce qu'on aime ! »[13]; aussi, en vient-on à s'en délivrer par le chant, ou à soupirer : « Ah ! pouvoir n'aimer pas celui qu'on aime ! N'être / Pas l'esclave d'un beau vivant ! »[14]
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A suivre
A suivre
[1] Les Vivants et les Morts
[2] Les Forces éternelles
[3] Les Eblouissements
[4] Les Eblouissements
[5] Les Eblouissements
[6] Les Eblouissements
[8] Les Vivants et les Morts
[9] Le Poème de l'Amour
[10] Le Poème de l'Amour
[11] Le Poème de l'Amour
[12] Le Poème de l'Amour
[13] Le Poème de l'Amour
[14] Le Poème de l'Amour