* * * * * Textes divers, dont une chronique "En marge du site Mireille Sorgue".

Bienvenue...

sur le blog de François Solesmes,
écrivain de l'arbre, de l'océan, de la femme, de l'amour...,
dédicataire de L'Amant de Mireille Sorgue.


Le 1er et le 15 de chaque mois, sont mis en ligne des textes inédits de François Solesmes.

Ont parfois été intégrées (en bleu foncé), des citations méritant, selon lui, d'être proposées à ses lecteurs.


La rubrique "En marge du site Mirelle Sorgue" débute en juin 2009 , pour se terminer en juin 2010 [ en mauve]. Deux chapitres ont été ajoutés ultérieurement, dont un le 1er octobre 2012. A chercher, dans les archives du blog, en mai 2010 (1er juin 2010), à la fin de la "Chronique en marge du site de Mireille Sorgue".
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BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

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LA FEMME
Les Hanches étroites (Gallimard)
La Nonpareille (Phébus)
Fastes intimes (Phébus)
L'Inaugurale (Encre Marine)
L'Étrangère (Encre Marine)
Une fille passe ( Encre Marine)
Prisme du féminin ( Encre Marine)
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L'AMANTE
L'Amante (Albin Michel)
Eloge de la caresse (Phébus)

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L'AMOUR
Les Murmures de l'amour (Encre Marine)
L'Amour le désamour (Encre Marine)

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L'OCEAN
Ode à l'Océan (Encre Marine)
Océaniques (Encre Marine)
Marées (Encre Marine)
L'île même (Encre Marine)
"Encore! encore la mer " (Encre Marine)

*
L'ARBRE
Eloge de l'arbre (Encre Marine)

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CRITIQUE
Georges de la Tour (Clairefontaine)
Sur la Sainte Victoire [Cézanne] (Centre d'Art, Rousset-sur-Arc)

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EDITION
Mireille Sorgue, Lettres à l'Amant, 2 volumes parus (Albin Michel)
Mireille Sorgue, L'Amant (Albin Michel) [Etablissement du texte et annotations]
François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique (Encre Marine) [ Textes réunis, annotés et préfacés]
En marge de la mer [ Texte accompagné de trois eaux-fortes originales de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Galets[ Texte accompagné des trois aquatintes de Stéphane Quoniam ] Éditions "à distance".
Orages [ Texte accompagné d'aquatintes de Stéphane Quoniam] Editions "à distance".

Textes publiés dans ce blog / Table analytique


Chroniques
Mireille Sorgue
15/03/2009; 15/06/2009-1er/06/2010
L'écriture au féminin 1er/03-15/12/2012
Albertine (Proust) 15/01-15/02/2011
Les "Amies" 1er/03-1er/04/2011
Anna de Noailles 1er / 11 / 2017 - 1er / 01/2018
Arbres 1er/06-15/08/2010
L'Arbre en ses saisons 2015
L'arbre fluvial /01-1er/02/2013
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 15/10 - 15/11/2015
Mireille Balin 15/11/10-1er/01/2011
Rivages 15/02-15/04/2013
Senteurs 15/09/2011; 15/01-15/02/2012
Vagues 1er/10/2011-1er/01/2012
"Vue sur la mer" été 2013; été 2014; été 2015; été 2016
Aux mânes de Paul Valéry 11 et 12 2013
Correspondance
Comtesse de Sabran – Chevalier de Boufflers 15/01/14-15/02/14
Rendez-nous la mer 15/03 - 1/06/2014
Séraphine de Senlis 2016

Textes divers
Flore

Conifères 15/06/2014
Le champ de tournesols 15/07/2010
La figue 15/09/2010
Le Chêne de Flagey 1er/03/2014
Le chèvrefeuille 15/06/2016
Marée haute (la forêt) 1er/08/2010
Plantes des dunes 15/08/2010 et 1er/11/2010
Racines 1er/06/2016
Sur une odeur 1er/03/2009
Une rose d'automne 15/12/2015-15/01/2016
Autour de la mer
Galets 1er/07/2010
Notes sur la mer 15/05/2009
Le filet 15/08/2010
Sirènes 15/09/2018
Autour de la littérature
Sur une biographie (Malraux-Todd) 1er/05/2009
En marge de L'Inaugurale 1er/01/2009
Sur L'Étrangère 15/06/2010
De l'élégance en édition 15/06/2009
En écoutant André Breton 15/01/2009
Lettre à un amuseur public 1er/02/2009
Comment souhaiteriez-vous être lu? 1er/06/2009
Lettre ouverte à une journaliste 1er/09/2011
Maigre immortalité 10 et 11 / 2014
Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 2015
La Femme selon Jules Michelet 2016
La Mer selon Jules Michelet 2016
Gratitude à Paul Eluard 1/05/2016

Autres textes
L'ambre gris 15/10/2010
Ce qui ne se dit pas 15/06/2010
La blessure 1er/12/2015
La lapidation 1er/09/2010
Où voudriez-vous vivre? 1er/04/2009
Pour un éloge du silence 1er/10/2010
Sur le chocolat 15/04/2009
Annonces matrimoniales 15/04/2011
Tempête 15/02/2009
Le rossignol 1er et 15/05/2011
Nouveaux Murmures mai et juin 2013
Variations sur Maillol 15/01/15
Sexes et Genre 02/15 et 01/03/15
Correspondances


OEUVRES INEDITES
Corps féminin qui tant est tendre 1er janvier - 1er septembre 2018
Provence profonde 15/10/2016 - 15/10/2017
Sirènes (pièce en 5 actes) 1er octobre - 1er décembre 2018


samedi

1er décembre 2018 SIRENES Pièce en 5 actes


ACTE V

Même décor

Scène 1
LEUCOSIA, PARTHENOPE.

Leucosia, derrière un rocher bas, se hausse à l'approche de Parthénopé.

LEUCOSIA.- Je te revois enfin!

PARTHENOPE.- Je me soustrais aux regards, aux propos pour être davantage à lui... Le souvenir de sa main est tout mon paysage.
Pourquoi venir, au reste? Je ne l'attends pas de sitôt.

LEUCOSIA.- Son ami fut d'abord là chaque soir. Et puis - s'est-il lassé, a-t-il oublié?- il n'a plus reparu. Alors, je vis sous mes paupières. N'était qu'il me faut bien me diriger, je ne les ouvrirais plus.

PARTHENOPE.- Garde confiance: je lui ai vanté la femme.

LEUCOSIA.- Et s'il allait s'éprendre de l'une d'elles?

PARTHENOPE.- Toujours il était seul, quand je l'aperçus.

LEUCOSIA.- Il m'est un tel tourment... Mais toi? Que tu dois être amère...

PARTHENOPE.- Non, mais déconcertée en tout lieu où il fut, où il n'est plus. Je me défends sans cesse de penser: Pourquoi tarde-t-il à ce point? Il sait pourtant que je l'attends...

LEUCOSIA.- Souvent je pense à ton déchirement...

PARTHENOPE.- C'est la douleur de l'unité perdue. Aux lèvres, le goût de la silice, quand tout n'était que pulpe; quand sa caresse était éloge...
La maison retrouvée, j'ai cherché ce qui avait pu conserver son odeur; j'y ai enfoui ma face et m'y suis abîmée - par longues inspirations.
Qu'il me fallut de jours pour que mes bras, mes jambes, ma bouche, mon souffle consentent à retrouver leur condition commune...

LEUCOSIA.- Voilà deux semaines à présent...

PARTHENOPE.- Mes mains savent, oui, qu'il y a longtemps. Parfois, je pense à lui comme à quelqu'un que je n'aurais pas encore rencontré - et quel avenir, alors, celui qui va prendre sa taille et sa figure!...

LEUCOSIA.- Comment a-t-il pu te quitter, toi qui es l'amour même?...

PARTHENOPE.- Tu sais comme un seul doigt qu'on approche d'un oeil en fermant l'autre vous cache de choses... J'ai cru qu'à vivre au plus près de lui, je lui déroberais la mer; que mes accents seraient plus persuasifs que le susurrement de la rive; qu'à éperonner mon ventre, il perdrait l'envie de fendre les flots.
Mais ses yeux m'ont chaque jour un peu plus échancrée. Je me croyais un écran et je donnais sur le large. Il n'avait plus qu'à repasser le seuil.

LEUCOSIA.- Tu es très lasse, bien sûr...

PARTHENOPE.-   On n'attend pas assise ou allongée l'homme qu'on aime. Jusque dans le sommeil, on se tient sur la falaise, les yeux brûlés de vide.
Je suis très lasse, oui. De penser le désert - le tranchant du désert. Et de sentir peser sur ma nuque, de plus en plus ironique, le regard de l'Olympe.

LEUCOSIA.- Tu espères encore?

PARTHENOPE.- J'ai tant façonné, dans l'argile, de barques et de coupes pour l'autel du dieu... Il est toujours vivant, j'en suis sûre. Il est; même dans l'absence, cette pensée me repeuple, au réveil. A la façon dont l'arbre, au soir, se regarnit d'oiseaux.


Scène 2
PARTHENOPE, POSEIDON.

POSEIDON, encore invisible, du fond de la scène.- Tu ne seras pas fâchée, je pense, d'avoir de ses nouvelles... ( Leucosia disparaît derrière un rocher.)

PARTHENOPE, à la vue de Poséidon, un trident à la main.- Vous, ô Dieu!... Vous là, soudain, en personne... ( Mortelle mise en présence d'un dieu, elle gardera la tête inclinée, les yeux baissés pendant les répliques suivantes.)

POSEIDON.- Ce que Protée m'apprit de toi m'a intrigué. J'aurais pu, certes, intervenir, j'ai préféré laisser aller les choses. Je vis dans le fluctuant, moi, même si je revendique une part des terres - qu'on me dispute insolemment.

PARTHENOPE.- Il est vivant, n'est-ce pas?

POSEIDON, sans paraître l'avoir entendue.- Et comme je n'ai affaire qu'à des juges partiaux...

PARTHENOPE.- Ah, s'il vous plaisait de me rassurer...

POSEIDON.- Vraiment, je ne rencontre que la déloyauté et l'arrogance... Et cela vaut pour ce marin.

PARTHENOPE.- Lui ferez-vous grief de ne se plaire qu'en votre empire?

POSEIDON.- Je lui reproche de vouloir passer outre aux limites assignées. Il nous faut borner l'ambition de l'homme si prompt à se croire notre égal - et d'abord en malice. Non, non, il n'a pas connaître ce que les dieux lui cèlent.
Cet ample bassin aux rivages multipliés, scintillant d'écailles et de clignements d'yeux, offre à tout marin un champ d'action bien suffisant. Que l'homme au pas pesant, né pour la terre inerte, se tienne donc pour satisfait qu'on l'admette sur cet élément élastique où il a l'illusion de la grâce.

PARTHENOPE.- Par pitié, ô dieu! ne me laissez plus dans le doute.

POSEIDON.- En homme avisé, il s'est bien gardé d'approcher ma fille Charybde, et non plus que Scylla. De sorte qu'avec l'aide d'Eole qui s'amuse, à tort, de l'aventure au point d'avoir infléchi ses vents à dessein, voilà notre homme en vue des Colonnes d'Héraclès.

PARTHENOPE.- Il va réussir!

POSEIDON.- Du moins le croit-il!

PARTHENOPE.- Vous le permettrez, s'il vous plaît.

POSEIDON.- Nous verrons cela. Car, enfin, conviens qu'il s'est mal conduit envers toi. Quoi? Il rencontre une créature dont la chevelure vaut bien les crêtes écumeuses; qui fait tenir le large entre ses paupières et vous le rend tout proche; une fille dont la poitrine est une lente houle et le ventre une embellie de mer; et qui surtout s'allonge et s'ouvre à vous comme un estuaire - et il la quitte pour quelque songe?
Je t'avais vue sirène, mais ta grâce présente passe de loin ce qu'on m'en avait dit. Quelle anse pure flotte autour de cette taille... Et qu'à toucher ces jambes qu'on devine, un homme - ou mieux, un dieu - entendrait en lui une musique telle que née sous les doigts d'Apollon...

PARTHENOPE.- Je vous écoute, ô Dieu! et cependant vos paroles, en moi, cherchent en vain leur chemin.

POSEIDON, vivement.- Je dis que ce marin fut indigne de son sort.

PARTHENOPE.- Et si je l'avais déçu dans son attente? C'est si démesuré, parfois, un rêve d'homme...

POSEIDON.- C'est en quoi ils ne quittent pas l'enfance... Avec cela, des mains inaptes à la caresse, bien sûr! Je jurerais qu'il n'a pas su tirer de toi ce chant pour lequel tu as renié celui des sirènes.
Une chance, au reste, qu'elles n'aient pas recours, près des côtes, au chant rauque de l'amante: il n'y aurait plus sur terre que des veuves!

PARTHENOPE.- Oh, si!... A bouche ouverte ( comme l'homme quand il dort), à bouche close de jubilation, j'ai poussé ce chant d'entrailles. A bout de souffle et de vie, ce chant d'aise extrême et d'angoisse, aussi, devant ce qui, énorme, vous habite, et vous possède...

POSEIDON.- Et si cela ne pouvait être qu'un dieu te visitant, excessif et radieux? Si l'homme n'était, en l'occurrence, qu'un instrument?

PARTHENOPE.- Les dieux ont leurs amours entre eux, que je sache. Qui doivent s'accomplir en l'azur, à la façon des abeilles...

POSEIDON.- Zeus lui-même, tu le sais, a parfois commerce avec une mortelle...

PARTHENOPE.- Ah, j'ai peine à le croire. Quoi? Vous autres dont le corps, nourri d'aliments d'immortalité, est d'ordinaire immatériel et sans bornes, vous condescendez à vous unir à des mortels? Y aurait-il donc, dans la chair périssable mais chaude et ferme, une saveur absente de vos  pures essences?

POSEIDON.- Je ne sais, n'ayant jamais encore connu de mortelle; mais je n'en serais pas surpris. Que de fois, au soir, près d'un rivage, j'ai humé jusqu'à m'en griser les odeurs venues de terre... Celle de la menthe et du térébinthe, d'un troupeau qu'on rentre, d'une vendange au pressoir, d'un feu d'herbes sèches, de la viande qu'on grille, de la galette d'orge au sortir du four... Et j'imaginais quelle saveur la peau des femmes devait en retirer.
Ah, j'en ai assez de ne fréquenter jamais que le sel, le froid, le cru... Je voudrais approcher la suavité, la tiédeur incarnées; accéder à ce sang qui porte en lui, dans sa pulsation, et la vie et la mort.

PARTHENOPE.- Pourquoi, ô Dieu, me dire tout cela?

POSEIDON.- Parce que tu es, à présent, de cette Terre que je ne cesse, par toutes mes eaux, de longer, lécher, convoiter. Parfois aussi de flageller de rage, ainsi quand une Héra, une Athéna contrecarrent mes prétentions et l'emportent par faveur, contre toute équité.

PARTHENOPE.- C'est vrai, je suis de la Terre et j'en partage la patience... Je suis le temps humain, pulsé avec le sang, avec le souffle - face à votre Temps énorme et figé.

POSEIDON.- Alors, apprends-moi le prix de l'instant. Je le chargerai d'éternel et il ne cessera plus, dès lors, de s'élargir en ta mémoire... Tu vantes le plaisir qu'un homme vite rassasié, vite défait, a pu te donner. Pense à celui qui te viendrait d'un dieu détenteur de l'indéfini...

PARTHENOPE.- Pardonnez-moi, mais vos propos me sont obscurs.

POSEIDON, avec irritation.- Ne fais pas l'innocente. Je veux bien consentir à un brin de cour, mais j'apprécie peu la niaiserie feinte. Tu as fort bien compris ce que j'attends de toi - et c'est ton maître qui te parle.

PARTHENOPE.- Ah, comme le mot de maître me fait voir, à présent, qui est le mien...

POSEIDON, avec une irritation accrue.- Ainsi, tu joins le blasphème à l'insolence!... A ton aise. Ton maître, là-bas, s'apprête à crier victoire. Je t'assure qu'il a maintenant grand besoin de mon inattention; grand besoin que je sois, pour un bon moment, occupé ailleurs. Avec toi par exemple.

PARHENOPE.- Se peut-il qu'un dieu ait un coeur tout pareil à celui de certains hommes?

POSEIDON.- Il me plairait assez de te prendre de force; mais Aphrodite ameuterait l'Olympe, et je ne veux plus avoir affaire à l'engeance des déesses!... Et puis, c'est consentante qu'une chair de femme doit être le plus exquise.

PARTHENOPE.- Que vous connaissez mal le coeur d'une amoureuse, fût-ce une mortelle.

POSEIDON, péremptoire.- Plus d'atermoiements, veux-tu? Je m'absente le temps de conférer avec Eole et je reviens. Tu me diras alors ton choix: un instant d'éternité avec un dieu, et quelle cime dans ta durée si étale...; ou, pour cet homme là-bas qui t'a oubliée, qui ne te reviendra jamais tant son orgueil est grand - la mort.( Il sort.)

PARTHENOPE, prostrée.- Aphrodite, à l'aide... Inspirez-moi!


Scène 3
LEUCOSIA, PARTHENOPE.

LEUCOSIA, réapparaissant.- Que j'ai eu peur d'être vue!... J'ai entendu. Que vas-tu faire?

PARTHENOPE.- Tu le demandes?

LEUCOSIA.- Mais c'est le perdre!

PARTHENOPE.- C'est en le trompant que je le perdrais. Me vois-tu donc, après, soutenir son regard, et supporter le mien sur moi?

LEUCOSIA.- Il t'a quittée sans égard pour ta douleur...

PARTHENOPE.- Sa passion me rend-elle quitte de mes devoirs envers lui? En me faisant femme, on m'a donné un ventre, et je l'éprouve comme un temple à un seul homme consacré. Et j'admettrais qu'un autre, fût-il dieu, en fît pour un moment le lieu de sa jouissance?
Il m'est venu, avec la féminité, un sentiment incommode, entier, intolérant: l'honneur.

LEUCOSIA.- Peut-être penserais-je ainsi à ta place... Sais-tu? Tout à l'heure, je l'ai aperçu, là-bas, qui passait sans presque regarder la mer. Et il était seul!...

PARTHENOPE.- Attention! Il me semble que le dieu revient.  ( Leucosia se dissimule; Parthénopé reprend son regard baissé.)


Scène 4
POSEIDON, PARTHENOPE.


POSEIDON.- J'aurais bien aimé voir cette barque au coeur d'une mêlée de vents; mais Eole - quel pleutre! - ne veut pas les déchaîner sans un ordre de Zeus... N'importe, d'une vague, je mettrai fin à cette folle équipée... ( Un temps.) A moins que tu n'aies pour moi quelque complaisance.

PARTHENOPE.- Vous appartenir? Jamais de mon plein gré.

POSEIDON.- Tu m'irrites à la fin, et ton refus m'offense. Mes nymphes ne font pas tant de façons, ni tes compagnes sur terre, à ce qu'on m'a dit.

PARTHENOPE.- Il se peut que l'on ait, à des degrés divers, le sens du privilège...

POSEIDON.- Un sens que tu possèdes au plus haut point, bien sûr...

PARTHENOPE.- Sans le moindre mérite, puisque j'aime... ( Un temps.) Révérence parler, il faudrait bien plus, pour combler mon ventre, que l'aiguillon d'un dieu.

POSEIDON.- La pernicieuse Aphrodite, je le vois, a de bonnes disciples! Cependant que me voilà, en amant rebuté... De quoi être, demain, la risée de l'Olympe.
Eh bien, je vais accomplir un prodige: te faire partager quelques instants mon don d'ubiquité. ( L'avant du décor disparaît peu à peu dans l'ombre. Les répliques qui suivent seront dites les deux personnages étant à demi tournés vers le large.)
Attention: tu vas voir l'horizon cingler jusqu'à nous; l'étendue marine se résorber en elle-même...

PARTHENOPE.- Ah, je suis telle une herbe sous le vent!...

POSEIDON.- Qu'aperçois-tu?

PARTHENOPE.- Deux masses sombres; deux hauts rochers - comme les piliers d'un portail.

POSEIDON.- Et sur la mer, entre eux?

PARTHENOPE.- Une tache blanche... Sa voile!... C'est son bateau!... Debout, il est debout, et il agite les bras... Il appelle à l'aide.

POSEIDON.- Mais non: il répète: "Victoire!... Victoire!..." à la vue des eaux devenues vertes.

PARTHENOPE.- Mélissos!... Mélissos!...

POSEIDON.- Te verrait-il qu'il ne saurait t'entendre, assourdi qu'il est de sa proche victoire. Et puis toute voix se dissout dans la rumeur qui nous parvient. ( On entend celle-ci s'élever et s'enfler.) Dans la mâle rumeur océane.
Conviens qu'il serait dommage d'envoyer si tôt chez Hadès un homme aussi industrieux.

PARTHENOPE.- Vous ne ferez pas cela: les dieux ne peuvent vouloir le mal.

POSEIDON.- Assurément. C'est bien pourquoi je remets son sort entre tes mains. Tu fais, dis-tu, profession de l'aimer. Comment te croirais-je si tu le laisses mourir?

PARTHENOPE.- Ne vous jouez pas de moi... ( Un temps; puis, comme pour elle.) Que d'amour il me faut, pour consentir à sa perte...

POSEIDON.- Ah, que je savoure le fragile équilibre qui existe entre cette barque et nous... Si fragile, qu'un Non de ta part équivaudrait à un bloc dont on la chargerait - et qui l'enverrait aussitôt par le fond.

PARTHENOPE.- Je suis certaine qu'il me dédie sa victoire.

POSEIDON.- Approchons encore... Tu distingues ses traits?

PARTHENOPE.- Jamais je ne l'avais vu ainsi, incrédule et extasié.

POSEIDON.- C'est le visage de l'amant près d'étreindre une femme longuement poursuivie. Mais je crois aussi qu'il pressent, éperdu, qu'un rivage océanique abonde en sirènes...

PARTHENOPE.- Se peut-il?

POSEIDON.- Des légions. Autant que de vagues littorales. Ou plutôt ce sont des âmes de sirènes en quête d'un corps. Et côte à côte et successives, elles font un murmure insinuant coupé de grands soupirs d'aise et d'inquiétude. De leur affluence, naît cette rumeur intense et lasse qui a de tout autres pouvoirs que votre chant... Ah, tu feras bien de me dire Oui, car je le vois tenté par des noces immédiates - et quelle volupté serait la sienne en s'abîmant, tant les hommes sont étranges...

     PARTHENOPE.- Ils le sont, c'est vrai, de nous préférer une créature rugueuse et froide, tout au plus bonne à se contorsionner.

POSEIDON.- Tu comprends donc que j'aspire à d'autres délices que celles des attouchements écailleux en une alcôve glauque... Je veux, à travers toi, me soumettre un moment cette Terre qu'à toutes mes frontières je convoite et dispute - et qui m'irrite par l'ingérence de ses caps, l'effraction de ses îles, et plus encore par ses fumets, ses aromates, et l'ombre où se défont, pour la sieste, les membres dorés des femmes...
Ah, clouer l'une d'elles au sol sec - et pas avec mon trident!

PARTHENOPE.- Proposez-le à celles qui se baignent sur vos rives. Beaucoup en seraient flattées.

POSEIDON.- C'est la transfuge, et qui m'appartient toujours, que je veux.

PARTHENOPE.- C'est à cet homme que je suis, et jusque dans son oubli de moi.

POSEIDON.- De fait, il est bien loin de penser à toi. Regarde-le qui gesticule et titube comme s'il était pris de vin...

PARTHENOPE.- Vous ne voyez donc pas, reposant sur ces colonnes, quel arc de triomphe s'élève en son honneur? Merci de m'avoir montré un homme sur une cime, étreint par son destin jusqu'à en chanceler... Rien n'est plus pur en ce monde que cette haute solitude... Mon amour! Fait de chair et de sang mais aussi, je le vois enfin, de la plus belle nacre... Et dire que mes bras enlacèrent tes chevilles, que mes larmes délitaient ton courage...

POSEIDON.- C'en est fini, je te préviens, d'atermoyer. A présent, ( Il incline son trident dans une certaine direction.) je fais se lever une lame. Longue et sombre comme une échine de baleine. Tu la vois? Elle s'avance vers le bateau qu'elle va prendre par le travers - et culbuter. D'un seul mot tu l'arrêtes... mais c'est affaire d'instants.

PARTHENOPE.- Et vous me disiez ne rien vouloir obtenir par violence?

POSEIDON.- N'es-tu pas libre de dire Oui, de dire Non?

PARTHENOPE.- Libre... Ah, tout ce que ce mot dénoue en moi, soudain, et comme il m'allège... C'est bien cela: d'un seul mot, je déjoue vos menées et vos menaces; je me hisse hors de vos prises.

POSEIDON.- La vague avance... Elle est à mi-chemin.

PARTHENOPE.- Dire Oui vous ouvre et vous livre. C'est là le mot de passe de l'insouciance, des démissions, des lâchetés. Dire Non vous rend sourd aux bassesses, aux désertions; sourd et clos; inentamable. Et si gros d'estime pour soi... L'Air et l'Eau disent Oui. Non est de la Terre; Non est de l'homme... Cela aussi, mon amour, tu me l'auras enseigné: combien le Non porte en lui de puissance.

POSEIDON.- J'ai déjà vu bien des naufrages, mais jamais encore d'un voilier. De quoi renouveler le spectacle.

PARTHENOPE.- O mon amour!... Que ne peux-tu l'entendre se former, se ramasser en moi, ce Non qui te perd et nous sauve...

( On perçoit, dans une formidable déflagration de vague, des craquements et un grand cri d'effroi. Parthénopé s'effondre et sanglote devant Poséidon immobile. Cependant que la rumeur s'estompe, le proche décor reparaît graduellement.)

PARTHENOPE, se redressant lentement et regardant autour d'elle.- C'était un cauchemar, n'est-ce pas?

POSEIDON.- Nullement. Le prodige est fini, mais tout était réel.

PARTHENOPE.- Si bien qu'il est... mort?

POSEIDON.- Mort et enseveli. Où est le désordre? Sa visée était vaste; il a une tombe à sa mesure.

PARTHENOPE, à part.- O douleur! Je vois déjà ta meute se disposer autour de moi. Tout à l'heure, je t'abandonnerai mon flanc; mais laisse-moi dire, d'abord; car j'ai à dire.

POSEIDON.- A qui? Pas à moi que je sache...

PARTHENOPE.- A vous et vos semblables...

POSEIDON, ironique.- Qui seront fort intéressés par tes propos quand je les leur rapporterai.( Brutal.) Oublierais-tu qui tu es, et ce qu'à l'instant je puis faire de toi?

PARTHENOPE.- Ce regard d'indulgence que j'aurais, à la place des dieux, pour ces insectes qui s'affairent, grattant le sol ou la mer afin d'en tirer leur subsistance... Ce regard de compassion que j'aurais pour ces humains qui sont tous atteints, dès l'enfance, d'un mal mortel...
Et quand deux de ces créatures s'unissent, vous devriez le tenir pour agréable et voir, en ce couple enlacé, une gerbe votive; car le plaisir des corps est la seule chance ici-bas d'approcher le divin, de pressentir votre essence, votre félicité - et de vous rendre grâces.

POSEIDON.- Dis plutôt l'occasion, pour les amants, de discourir d'infini et d'éternité; et tout bonnement de se croire des dieux. L'occasion encore, pour certains, de nous braver ou de nous ignorer.

PARTHENOPE.- Au vrai, vous jalousez l'homme d'étreindre non pas une figure immatérielle, mais une chair avide qui ploie et résiste; et sous la sangle élastique, il y a le bassin, il y a l'assise; et le sang est du sang - qui se masse et brûle comme un épais soleil du soir; et c'est votre mer même qui pousse une reconnaissance dans notre ventre de femme et le fait tressauter d'aise.

POSEIDON, furieux.- Assez de ces évocations de chienne, de ces délires bachiques!

PARTHENOPE.- Jaloux de leur joie, vous ne l'êtes pas moins de leur simple bonheur.

POSEIDON.- Pourquoi en ferions-nous présent aux hommes? En ingrats qu'ils sont, ils ne le reconnaissent qu'une fois révolu.

PARTHENOPE.- Qu'un de vos mouchards rapporte en haut lieu qu'il y a sur terre un couple heureux, et vous leur dépêchez l'adversité; ou vous menez l'un au trépas pour que l'autre aille désormais d'un pas boitillant, la stupeur à jamais peinte sur sa face.

POSEIDON.- Quelle faveur font les dieux au couple qu'ils frappent et qui se survit ainsi dans les mémoires!...Ce qui permet d'appeler passion un amour tout ordinaire.
On nous dits cruels? Mais qui l'est plus que le Temps?... Ces deux-là dont les jambes s'enlacent jusque dans leur marche titubante, qu'une lunaison se passe, et tout un rivage tiendrait entre leurs peaux dégrisées.
Telles sont les amours humaines quand les dieux n'y apposent pas le sceau de la foudre.

PARTHENOPE.- L'homme devrait bien prendre modèle sur les dieux, n'est-ce pas? Sur leur frénésie d'accouplements, sur leurs frasques sans nombre où la ruse et l'avatar, le rapt et le viol sont les moyens habituels de la séduction ... Et s'inspirer de vos coucheries les plus saugrenues.

POSEIDON.- Quelle femme ne rêve en secret de s'apparier à un cygne, à un taureau?

PARTHENOPE.- Quelles femmes avez-vous donc rencontrées pour leur prêter pareille pensée? Et d'abord, que savez-Vous, Vous autres, du bonheur de l'attente, quand on écoute se défaire une à une les mailles du temps? Et puis de la patience et de l'espoir, quand, cependant, les lèvres de l'eau ressassent l'inquiétude, dans l'ombre qui grandit?
Que savez-Vous de la tendresse, encore, finement griffée de la douleur de se savoir mortels? Et puis du souvenir de la tendresse, à la saveur de lait?... Comme on s'ennuierait dans l'Olympe, sans les querelles de familles, les scènes de ménage, les constats d'adultère, et le spectacle des épidémies, séismes et raz-de-marée, ainsi que, d'un coup de pied, pour s'égayer, on affole une fourmilière...
Comment? Jamais la pensée de la mort n'accable l'un de vos gestes, ne corrompt vos désirs ni vos possessions - et vous avez, non moins que l'homme, besoin de divertissement?

POSEIDON.- C'est bien sûr Athéna qui te donna cette éloquence... Ou Aphrodite. Mais on dit aussi que les cygnes chantent avant de mourir.

PARTHENOPE.- Vous voulez dire que...

POSEIDON, impassible.- Que l'arrêt est prononcé, oui. Nous prenons notre parti des jurons, à la rigueur; pas des propos séditieux  propres à nuire à notre crédibilité.

PARTHENOPE.- C'est dans l'ordre. De Vous, dieux barbares ou lointains - et l'indifférence aussi est cruauté - qu'attendre d'autre que la mort? Et plus jeune est le gibier, plus vive votre jubilation.
Cette mer ne serait pas plus vaste, ni son eau plus amère, si elle était faite de tous les pleurs que l'homme versa depuis que, pour votre distraction, vous l'avez créé.

POSEIDON.- Si Prométhée avait pris mon conseil, l'homme serait toujours à naître.

PARTHENOPE.- Oh, sans doute Vous craint-il encore; pourtant, vous devriez bien, déjà, le redouter.

POSEIDON.- C'est ma sentence qui te fait délirer?

PARTHENOPE.- Votre erreur, en créant l'homme, fut de le doter à la fois d'esprit et de mains...

POSEIDON.- Pour l'esprit, c'est Athéna qui, une fois de plus, fit son intéressante.

PARTHENOPE.- Vous, vous  êtes tout esprit, mais vous n'avez pas de mains, alors que c'est affaire d'approche et d'apprivoisement.
Vous déracinez un arbre, mais vous ne savez cueillir une fleur, assembler un bouquet. Vous déchaînez un ouragan, mais vous ne sauriez nouer un filet de pêche. Vous disloquez les montagnes, mais vous ne pouvez modeler un vase puis le décorer de hachures. Vous ravagez et ruinez des contrées entières, mais de ces faibles doigts, d'une paume onctueuse, une femme se concilie le réel.
Parce que vous êtes tout d'instinct, Vous ignorez les vertus d'un long désir - et ce que peuvent  la minutie et l'assiduité.

     POSEIDON, ironique.- Ma patience à t'écouter ne vaut pas qu'on l'admire?

PARTHENOPE.- A vous, Poséidon, qui poussez sur une péninsule la horde de vos vagues, que de leçons vous donnerait une nappe d'écume expirante si vous daigniez l'entendre...

POSEIDON.- Vit-on jamais, chez un mortel, pareille outrecuidance?

PARTHENOPE.- A vous et à Ceux de l'Olympe, je dis seulement: Ne sous-estimez pas l'homme. Demain, d'autres Mélissos, faisant alliance avec les éléments, passeront outre à vos défenses, tourneront vos lois, fractureront le coffre aux secrets...

POSEIDON.- C'est en vain que tu essaies, par tes divagations, de retarder l'instant de ta mort - à présent bien proche!

PARTHENOPE.- C'est un mauvais calcul que de devoir son existence à la crainte qu'on inspire. Une fois les mystères dissipés, qui sont toute votre substance, vous donnerez pâture aux nourrices en mal de contes.
Et l'homme s'étonnera qu'on ait pu vous redouter; qu'on ait pu croire à votre généalogie incertaine, inextricable, à votre frénésie de hauts faits - à tant d'esbroufe. Alors, vos autels désertés, démolis, vous regarderez, de votre exil, votre usurpateur être à soi-même son dieu.

POSEIDON.- Paroles impies, paroles inouïes que celles-là! Il faudrait trouver, pour qui les profère, un supplice plus raffiné encore que pour les Danaïdes.
Nous ne mourrons jamais, entends-tu? Que fais-tu des étoiles? L'homme a trop besoin de lever la tête; et puis de quémander, de supplier - comme un enfant qu'il est.

PARTHENOPE, d'une voix inspirée.- Il y aura d'autres dieux, sans doute. A qui je prédis le même destin si, à votre exemple, ils sont turbulents et vindicatifs entre eux, féroces ou distraits envers l'homme. Muets face au Mal.
Et parfois, je pense que, de tous les dieux, il ne survivra à la fin des fins, qu'une déesse, mais immortelle, mais sans bornes, celle-là, irrécusable, inexpugnable: la Nuit-d'Avant qui, son bond par-dessus l'univers achevé, ne se laissera plus altérer par une nouvelle et désastreuse Création.

     POSEIDON.- Toi qui joues les pythies, tu n'aperçois toujours pas la Parque?

PARTHENOPE.- Vous êtes cruels ou impassibles et vous voulez qu'on vous vénère? Quelle inconséquence! Il vous manque de posséder un coeur humain où la douceur se masse en bulbe de jacinthe; un coeur aussi dont la douleur fait un noueux petit poing, ô Mélissos de qui l'amour fut de miel...

POSEIDON, sarcastique.- Tu vas pouvoir à loisir t'entretenir avec lui!

PARTHENOPE.- Car vous pensez vraiment que vous allez me tuer!... ( Tournée vers le large.) Qu'aurais-je dit à notre maison, en la revoyant? Et le seuil franchi, qu'aurais-je répondu à la question en suspens de notre couche ouverte?
Lasse, que je me sens lasse, soudain - et lestée... Comme tu me tires à toi de ton corps inerte... Et qu'il est heureux que j'aie désappris à nager...
( A Poséidon.) Et vous, si vous tenez à me tuer, hâtez-vous de me jeter votre trident aux reins: j'ai pris le goût des actes libres - dont chacun vous nie.

 Lui tournant le dos, elle se dirige vers le fond de la scène. Poséidon lève son trident puis le laisse retomber. Parthénopé disparaît. On entend le bruit d'une marche dans l'eau, de plus en plus entravée. Un faible cri est suivi du silence.


Scène 5
POSEIDON, LEUCOSIA.

La tête et le buste de Leucosia paraissent au-dessus de l'un des rochers. Ses yeux resteront baissés pendant la scène.

POSEIDON, s'avisant de cette présence.- Tu es Leucosia, n'est-ce pas? Que fais-tu ici? Et tu as tout entendu!...

LEUCOSIA.- Je voudrais...

POSEIDON.- C'est aux dieux à vouloir. Et j'exige d'abord que tu oublies ces outrages.

LEUCOSIA.- Nul jamais ne les saura.

POSEIDON.- Tu m'attendais, ainsi dissimulée? Pour me demander quelque chose?

LEUCOSIA.- Oui, je voudrais...

POSEIDON.- Quoi?

     LEUCOSIA.- ...

     POSEIDON, avec impatience.- Vas-tu répondre? Que veux-tu?

LEUCOSIA, faisant effort sur elle-même.- Devenir femme.

 Poséidon a un grand geste d'accablement et demeure immobile, comme songeur.


RIDEAU


FIN

dimanche

15 novembre 2018 SIRENES Pièce en 5 actes






ACTE IV

*
Même décor. En voyant Parthénopé arriver ( par un côté de la scène ), Leucosia se dresse à demi au dessus de l'un des rochers.


Scène 1

PARTHENOPE, LEUCOSIA


LEUCOSIA.- Parthénopé!

PARTHENOPE.- Leucosia! Bien sûr: où te trouver, sinon ici?

LEUCOSIA.- Mes yeux me brûlent à tant vouloir qu'il paraisse enfin. Mais partout ailleurs, son image me perce la nuque. Tu sais, je crois qu'on peut devenir fou à force de considérer un absent.

PARTHENOPE.- Penses-tu mes yeux comblés? Ils ne le seraient que si j'avais pu engloutir celui que j'aime!

LEUCOSIA.- Oh, oui! dis-moi l'amour; l'amour selon la femme et ce qui t'a le plus surprise, et enchantée.

PARTHENOPE.- Le sang!

LEUCOSIA.- Mais j'en ai, moi aussi...

PARTHENOPE.- .... Sans plus de chaleur, de couleur que l'eau où tu t'ébats. Mais avoir des cuisses, c'est connaître les délices d'un sang divisé, réuni, épais et sombre comme du vin mêlé de miel.

LEUCOSIA.- Quand par hasard j'aperçois Mélissos, mon sang me saute aux joues; mes tempes palpitent ainsi qu'une gorge de lézard...

PARTHENOPE.- Mais tu ne sais pas le plus exquis, - lorsque le sang vous prend le ventre à pleine poigne; et les genoux en fléchissent, et l'on n'a plus d'autre recours que de s'étendre. A même le vin, à même le soleil.
Tu as du sang, mais il ne mûrit jamais; il ne crie pas d'impatience qu'on l'étreigne; il ne te presse pas - o saveur sans pareille! - de consentir à la terre...

LEUCOSIA.- Raconte-moi tes jours. Il a repris la mer? Je l'ai vu, ces jours-ci, s'affairer à son bateau.

PARTHENOPE.- Oui, et comme il tardait à rentrer aujourd'hui, je suis venue ici. Il se tait quand je lui demande ce qu'il prépare: -" J'ai affaire, dit-il, avec le charpentier"...Ce matin, il a pris la grande toile qu'il m'a fait tisser.
Je crains qu'il ne pense à nouveau à la mer; qu'elle ne bruisse à ses tempes au moins autant que le sang.

LEUCOSIA.- Tu serais seule alors tout le jour...

PARTHENOPE.- Je suis tels les chiens insatiables: jamais ma faim de le voir, de le toucher ne s'assouvit. Mais il est bon que j'aie à l'attendre - et à trembler un peu.
S'il repart, l'horizon sera sans cesse un fil tendu devant mes yeux et le monde aura vraiment deux parts: au delà, une contrée ténébreuse et suspecte où, toujours, on fomente un meurtre. Mais en-deçà, comme je guiderai, de loin, l'homme que j'aime, de tout mon corps l'appelant...
Ce sera le soir, quand un dernier rayon fait poudroyer les oliviers et que, dans le pin, une cigale chante encore. Assise ici, j'entendrai chaque pli de l'eau me confirmer la grande nouvelle, s'en défaire à mes pieds: "Il revient! Il te revient... Tu le verras bientôt poindre, grandir - et comme il va se détacher sur cette jonchée de lumière!"
Alors j'agiterai ma main et je croirai voir son sourire d'enfant. Debout et triomphante: "Une fois de plus, il m'aura préférée! Et, du coup, l'étendue se résigne, s'inverse et le conduit vers moi"...La puissance de l'attente quand elle est prière implicite!...

LEUCOSIA.- Comme tu as pris le parti de la terre! Pourrons-nous encore nous comprendre?

PARTHENOPE.- Je ne veux rien renier; mais qu'il puisse se dire, devant un horizon trop parfait: "Je sais une baie profonde, un sûr ancrage: deux jambes de femme entrouvertes".
J'aime toujours la mer. Chaque soir, je lui saurai gré de me le rendre, de ne l'avoir ni égaré, ni piétiné par mégarde.
Oui, entre son départ et son retour, entre expansion et resserrement, j'habiterai le jour comme un coeur immense, soumise à sa très lente pulsation...
Mais je l'aperçois. Ne te montre surtout pas: qui sait quelles images, à te voir, lui reviendraient!


Scène 2

PARTHENOPE, MELISSOS


MELISSOS, apercevant Parthénopé.- Tu es là... Voilà qui tombe bien: je vais pouvoir sans délai prendre la mer.

PARTHENOPE, stupéfaite.- Mais... le repas?

MELISSOS.- Non, je perdrais du temps. J'ai pris des vivres et de l'eau pour plusieurs jours.

PARTHENOPE.- Comment? Tu veux dire que... tu ne rentreras pas ce soir?

MELISSOS.- Ni ce soir, ni demain et ni... Je ne sais pas, non, quand je reviendrai.

PARTHENOPE.- Tu ne m'aimes plus!... Il ne...

MELISSOS.- Et voilà bien ce que je craignais plus que tout; ce qui m'a fait me taire jusqu'ici. ( Un temps.) Ne pourriez-vous pas nous aimer sans nous vouloir sous votre coupe, comme la bête apprivoisée? Sans que nous ayons à nous défendre de votre douceur et de cette docilité qui n'est que feinte soumission?... Vous qui vaquez tout le jour, ne pourriez-vous comme nous, avoir à faire?
Que m'est-il arrivé? J'étais un homme simple, assez taciturne, qui se défiait des sentiments et qui passait ses jours en mer. Puis je t'ai rencontrée et j'ai vécu dès lors dans la paresse et le plaisir. C'est en toi que j'ai encore et encore jeté l'ancre; dans le même recoin, tel un pêcheur d'éponges.
Ah, je peux témoigner des mérites de l'amante: si tu n'avais pas été cachetée, je t'aurais prise pour une bacchante... Que vous savez donc bien, femmes, nous rompre les  reins, de votre ventre candide... Et qui pourrait croire que vos bras fluets ont tant de force?

PARTHENOPE.- Dieux!... Est-ce bien de toi que j'entends monter tant de rancune? Tes mots me blessent, ta voix me glace.

MELISSOS.- Quand je quittais notre couche pour m'en venir rôder ici, je lisais la surprise dans les regards; et le mépris.

PARTHENOPE.- T'ai-je fait quelque reproche, les jours où tu partis en mer?

MELISSOS.- Il me suffisait bien de sentir, jeté sur moi, le filet de ta pensée. Alors, chaque fois, j'ai fait demi-tour; j'ai mis le cap non pas sur la terre ( elle n'aurait pas eu le pouvoir d'abréger ma course), mais sur un minuscule mouillage.
A la fin, pour ne plus me détester, je me suis promis de prendre un jour un tel élan, que je déchirerais ton filet; et que j'irais sans jamais me retourner, jusqu'au bout de mon souffle.
La rame te permet de peser sur mes épaules et mes bras; j'ai donc cherché quelque chose d'irrésistible.

PARTHENOPE.- Et tu l'as trouvé, bien sûr - pour mon infortune...

MELISSOS.-  Le désir d'évasion rend le captif ingénieux. Un jour, tu as pendu l'un de nos draps entre deux arbres; et, le regardant se gonfler, tirer sur ses attaches, je me le figurai, fixé sur ma barque et cependant assez mobile pour que le vent, toujours, y donne tête baissée.

PARTHENOPE.- A présent, je comprends pourquoi...

MELISSOS.- Il me fallait une pièce d'étoffe, un mât et des filins, oui. Cela fait plusieurs jours que j'apprends à jouer au plus fin avec le vent. C'est un jeu qu'il ne refuse jamais, tant il est impulsif. Un jeu d'esquives avec un taureau invisible...
Moi, l'Homme, il me faut être plus vif et plus rusé que le vent et la mer conjugués pour me perdre... Leur dérober ma subsistance, voilà qui est plus malaisé que de traire une chèvre ou de cueillir des olives.

PARTHENOPE.- Il faut bien que certains élèvent et cultivent; qu'ils façonnent le bois ou forgent le métal...

MELISSOS.- Je le laisse à ceux qui, jamais, ne lèvent la tête, jamais ne soutiennent le regard acéré de l'horizon de mer.
Pour moi, je partirais pour le seul plaisir de vivre dans l'élasticité; la griserie d'être hissé puis ressaisi et rabaissé; et on s'enfonce comme si le monde s'affaissait sous vos pieds. Ou plutôt, je crois peser sur la poitrine d'un ennemi jeté bas; et à peine m'a-t-il repoussé, que je lui impose à nouveau mon pouvoir. Et c'est ainsi que je soumets, un instant sur deux, une étendue de jeunes muscles.

     PARTHENOPE.- La raideur de la terre? Bien sûr; mais sa constance, mais sa résolution...

MELISSOS, sans l'entendre.- Pendant que vous vous mouvez dans l'apathie des choses, j'oscille comme l'arbre; j'ondule sur l'échine d'un chat que l'on caresse - ma tête dans une palpitation d'ailes; mon corps pris dans une grande respiration.
On est parfois ballotté, quand la mer est discordante? Mais, par embellie, le baume du bercement...

PARTHENOPE, en aparté.- Ah, vous lui avez donné trop d'esprit, Aphrodite... Par pitié, inspirez-moi!

MELISSOS.- Que dis-tu?

PARTHENOPE.- Moi aussi, j'aime la mer. Pour la surprise qu'elle nous fait, par la moindre échancrure de la côte, d'un autre ciel plus intense encore que le vrai. Elle est même celle qui toujours vous salue la première, de sa face inclinée... Et je l'aime encore pour ce qu'elle tire des rochers: des croissants de plage doux à voir comme une taille de femme.
Pourtant, c'est l'île que je préfère. Que serait le poisson que tu rapportes, sans la braise, l'huile et les herbes? L'aliment des dauphins et des phoques... Ou celui des sirènes.
Moi aussi, j'entends le flot; j'en sens toute la force persuasive; mais la tendresse qui s'entrelace à un filet d'eau douce!...

MELISSOS.- Je sais à présent que je suis fait pour prendre et quitter - la terre, la femme; l'une et l'autre tentées par la même inertie.

PARTHENOPE.- Déesse!... Vous l'entendez?

MELISSOS.- Et celui qui soulève une femme entre ses bras se réjouit d'abord de la trouver lourde; il pense aux sucs dont il va s'assouvir. Mais non: elle n'est que l'otage de la pesanteur qui compte bien, par elle, se gagner l'homme

    PARTHENOPE.- Diras-tu de l'arbre qu'il consent à la pesanteur?

MELISSOS.- Comme la graine, comme lui, vous n'aspirez qu'à prendre racine et à fructifier là. Dans un enclos. Et cela vous suffit, cet espace entre quatre murs, que vous agencez, que vous ornez - sans vous douter que certains hommes préféreront toujours, à vos fleurs, l'écume des vagues.
Prenez bien garde, vous autres femmes: à n'avoir que si peu de goût pour l'étendue, à tant aimer l'intérieur, on vous enfermera un jour...

PARTHENOPE.- Il n'est pas un de tes propos qui ne me transperce, qui ne m'exclue Et ta rancune, que je découvre, me terrifie. ( Un temps.) Elle est donc si coupable, l'amoureuse, de souhaiter revoir l'aimé chaque soir, quand une meute d'ombres mouvantes assiège l'île?

MELISSOS.- Que vous savez donc vous faire un sûr allié du soir! C'est lui qui rompt le courage des hommes quand le soleil fléchit. Avec votre complicité. Car vous allumez une lampe quand l'ombre se hausse; une lampe dont la clarté vient toucher notre nuque. Vous ranimez le feu; vous y faites cuire quelque viande... Et c'est ainsi qu'un lointain clapotis de rivage l'emporte sur le chuchotement pressant du large. C'est ainsi, oui, que parmi la levée en masse des vagues, l'homme déserte.

PARTHENOPE.- Elle est blâmable, l'amoureuse, de se vouloir le port - ses bras comme deux jetées qui se refermeraient sur le bateau jusqu'au lendemain?

MELISSOS.- Je ne serai pas de ces passeurs qui, leur vie durant, tissent l'eau avec leur barque: tisser est affaire de femme!... Je ne veux plus que chaque soir annule ma conquête quotidienne. Aidé du vent, je franchirai la nuit au lieu de me pelotonner sous elle. C'est avec une vraie aurore que j'aurai rendez-vous, et non pas cette fausse que vous fomentez tout le jour en votre ventre pour ajouter aux pouvoirs de la lampe.

PARTHENOPE.- Ah, la douleur de ne plus te reconnaître, toi qui, me disais-tu, retrouvais entre mes jambes - mais chaudes, épaisses, habitables - la coulée du soleil levant, celle du soleil couchant...

MELISSOS.- Comment faites-vous donc, femmes! pour nous forcer à dire tant de sottises?... Mais je n'ai que trop tardé: l'impatience de la voile est en moi, et j'ai hâte de prendre congé. ( Avec commisération.) "Au revoir, petites gens que vos menus soucis occupent tant. Demeurez à votre place, elle vous convient. Et continuez de bâtir et d'élever bêtes et enfants; continuez de remplir et de sceller vos jarres... Pour moi, je n'ai pas l'âme d'un assiégé. Je fendrai cette assistance de vagues et gagnerai le large; toutes les terres au plus loin précipitées. Et j'irai ainsi, au centre toujours d'un cercle parfait; de partout scruté par un oeil sans paupières.
Je veux aborder à la pure étendue, à ce lieu de convergence et de fuite où si peu de mots suffisent, au contraire de ce monde-ci. Bouche close. Rien que la vue, qui toujours vous déborde le regard... Ah, je m'imagine dans cette clarté de sommet, ivre d'une grande rasade de rien; ivre, dément - et dieu!...

PARTHENOPE.- Pourvu que Poséidon ne t'ait pas entendu blasphémer...

MELISSOS.- Pourquoi en prendrait-il ombrage? Je fais l'éloge de son empire.

PARTHENOPE.- Et moi, je voudrais dire la faveur d'être en un monde à ma mesure. De l'aube au soir, il n'est de bruit venu des hommes qui ne m'émeuve; il n'est ici de chose qui ne me plaise. A commencer par ce soleil qui ne sait tirer de la mer que des miroitements... A cause du tintement d'une eau rare mais douce, à cause de l'ombre d'un figuier, j'aime cette sécheresse striée par les cigales...

MELISSOS.- Immense est la saveur du sel...

PARTHENOPE.- Étroites, mais poignantes, celles du raisin sec, de la châtaigne grillée - ou de la lampe au soir.
Filer, teindre et tisser, cultiver le jardin, orner un vase, il n'est de tâche qui ne m'agrée si je peux te la dédier - ta surprise et ton aise pour récompenses.

MELISSOS.- Ainsi je me serais tenu tout le jour au coeur de la grande Ode marine - l'horizon pour initiale! - et je devrais, le soir venu, écouter combien on cueillit d'olives, et comment se porte le chevreau nouveau-né? Ah, j'aspire à saisir le ramage de l'étendue et non pas à entendre, en un monde fini, les ressassements du réel.

PARTHENOPE.- Où es-tu, mon amour, pour que ma voix ne te parvienne plus? Cela peut donc se griser de mots aussi bien que de vin, un homme?

MELISSOS.- Un seul mot - et le beau leurre! - suffit à faire de vous, femmes, des dupes perpétuelles: le mot bonheur.

PARTHENOPE, en aparté.- Inspire-moi, Déesse! ...( Après un temps, à Mélissos.) Attends au moins que j'aie un enfant de toi. Un ventre de femme grosse, aussi, cela forme un cercle parfait... Et quand ton fils sera né, je démêlerai si bien en lui tes traits et tes façons, que tu me sembleras présent.

MELISSOS.- La ruse ultime pour nous garder!... Tu étais déjà comme une île dans l'île. Avec un enfant dans ton ventre, j'aurais un triple rempart à franchir. Alors, je me mêlerais à ces hommes qu'on dirait de tout temps accablés, à force de fixer la terre.
Un enfant! Un nouveau grappin; un piège dans le piège... Un enfant, pour empêtrer un peu plus mes jambes et me barrer plus sûrement la route du large... Et plus c'est petit, chétif, plus vous vous en faites un puissant allié.
A peine avons-nous en vue quelque grande action - de celles qu'on ne saurait accomplir que sans vous, loin de vous -, que vous jetez d'abord des lianes à nos chevilles ( rien qu'en dénouant vos cheveux! ); et si nous passons outre, vous brandissez un enfant... Quand cesserez-vous de nous aimer comme si nous étions votre semblable?

PARTHENOPE.- Qu'est-ce qu'un amour qui prend son parti de l'absence? Tu n'as donc pas alors un corps vague et rétif, un visage altéré?

MELISSOS.- C'est loin de la face marine simple et nue, que j'ai le visage absent... Et si brûlant, parfois, que je le crois écorché vif.

PARTHENOPE, à part.- Douleur!... Ma compagne intime, à présent...

MELISSOS.- L'assurance et le calme que j'aurai tout à l'heure à défaire l'amarre... Et le soulagement, face au rivage qui se retire, au fossé qui s'élargit...Rejoindre est ineffable quand c'est là se rejoindre - et se trouver enfin.
...Mais voici Delphis. A lui aussi, j'ai voulu dire mon départ. Tiens-toi, je te prie, un peu à l'écart. ( Parthénopé gagne l'un des côtés de la scène où elle va se tenir en retrait, à demi dissimulée par un rocher.)



Scène 3

DELPHIS, MELISSOS, PARTHENOPE


MELISSOS, avec gêne.- Bonjour... Je t'ai bien vu guetter aux alentours... Mais quelle excuse te donner? Je ne sais toujours pas ce qui m'a pris. Un jour, j'ai trouvé sur mon chemin quelque chose de plus vorace encore que l'avidité du large... Cela faisait une ombre sur le ciel clair, comme si l'Oubli se tenait là, en personne, à l'entrée de son gouffre... Pourquoi ai-je pensé que cette femme éteindrait ma soif de l'ailleurs; qu'en referment mes bras sur elle, j'embrasserais enfin l'en-deçà et l'au-delà de l'horizon?

DELPHIS.- Vraiment!... Tu as pu croire, toi, qu'une de ces créatures...

MELISSOS.- Elles ont le sel à la jointure des jambes...Dommage qu'il soit si vite affadi par l'amande et le miel dont elles regorgent, dont elles nous gavent.

DELPHIS.- J'en étais sûr!...Et ce n'est pas, non, d'une autre mère dont j'ai besoin.

MELISSOS.- On s'y laisse prendre, d'abord, comme si on cherchait là des saveurs de nourrice... Puis on se méprise un peu.

DELPHIS.- Ah, tu me reviens enfin!... Je savais bien que...

MELISSOS, comme s'il n'avait pas entendu.- Alors, on se remet à penser au gisement de sel qui doit se tenir là-bas, passé l'horizon. Au sel dans sa sauvagerie - qui vous harasse l'âme.
Je t'ai appris les bêtes, les plantes et les pierres. A présent, je peux t'enseigner les femmes. La Terre. Elles sont la Terre - basse, allongée de préférence. Toujours elles regardent vers l'intérieur - de l'île, de la maison, d'elles-mêmes. Ou si elles jettent les yeux sur la mer, c'est que nous sommes en retard... La lumière marine a beau affluer de partout, elles se tiennent à contre-jour...C'est ce qui nous donne, à les voir, une telle impression d'ombre.

DELPHIS.- Tu parlais aussi de gouffre... Eh bien jamais, devant une femme, je n'ai senti...

MELISSOS.- Si, si, un gouffre à pic où tout de suite on fait naufrage, une dernière vague vous jetant au rivage, la face contre terre...Tandis que ce qui m'attend, horizontal, illimité, c'est comme l'évasement, l'épanouissement de l'abîme.
Et le ventre marin - la belle sangle abdominale! - c'est quand même autre chose qu'un ventre de femme, même ondulant de plaisir.

PARTHENOPE.- Ah, le crève-coeur de se voir ainsi reniée!...

DELPHIS.- C'est vers moi, dis, qu'à nouveau, chaque soir, tu reviendras?

MELISSOS.- Mais qui te parle de retour? Un marchand d'étain m'a rapporté qu'en Ouest il y a une mer qui respire à grand bruit, telle que cent troupeaux de boeufs à l'étable; une mer aux poumons si puissants que deux de ses inspirations, deux de ses expirations occupent tout un jour.
La vague y est verte, et je crois voir, déjà, une prairie profonde, une forêt se couchant et se relevant en désordre...
J'en ai assez de cette mer femelle, tout juste bonne à lécher et baisoter sous le soleil... Assez, d'une eau qui a ses nerfs et se hérisse, mais qui bientôt retombe en ses rêveries de rives repues.
A présent, c'est à l'élément mâle que je veux avoir affaire. A un champ de muscles - ainsi qu'on s'étendrait sur le râble d'un homme.

DELPHIS.- Tu n'as pas le droit de me laisser!...

MELISSOS.- C'est reprocher au ruisseau de descendre...Pas plus que lui, je ne suis libre: je dois aller à la rencontre de cette eau qui cogne et saute et rue - et qui souffle et crache, m'a-t-on dit, comme au contact d'une pierre brûlante... Et j'irai, avec le gracieux concours d'Eole.

DELPHIS.- Comment le pourrais-tu? Cette mer est fermée.

MELISSOS.- Si j'en crois un autre voyageur, elle possède une issue, une seule. Entre deux rochers énormes. Cette porte franchie, on débouche sur l'autre mer, l'intraitable, qui vous attend debout.
Je veux être le premier à me tenir dans l'embrasure, face au tumulte. Le premier à m'engager dans la passe. Et j'irai, toujours plus avant parce qu'alors on ne saurait plus s'arrêter - comme dans le plaisir.

DELPHIS.- C'est là compter sans Poséidon, et l'orgueil va te perdre.

MELISSOS.- Pourquoi le dieu défendrait-il qu'on pénètre en mer étrangère? Serait-ce que là-bas il se révèle en sa vérité, sa nudité? ( Songeur.) Peut-être, après tout, que la mer que voici est son jardin d'agrément où, travesti, il vient parfois se divertir parmi toute une cour prodigue en révérences...
Oui, c'est là-bas, je le pressens, qu'il tient ses assises et non dans cette pièce d'eau fermée de rocaille... Là-bas, qu'on peut le contempler seul à seul, face à face, hors du troupeau de ses fidèles. Au reste, il y a ici trop de lumière: on ne saurait bien voir. Tandis que là-bas où sans fin l'on entend, m'a-t-on dit, la nuit et l'eau se désempêtrer...

PARTHENOPE.- Épargnez-le, ô Dieux: il ne sait plus ce qu'il dit!

MELISSOS.- J'aime bien trop la mer pour me contenter de cette eau parquée, tenue en laisse, et qui se prélasse au soleil.
Sil reste, quelque part, un peu de la confusion, de la sauvagerie, de l'Ombre primitives, ce ne peut être que là-bas, dans cette mer - et son espace passionné.
Et, puisque je suis amené à jouer ma partie sur cette scène-ci, je veux savoir qui a distribué les rôles, qui dirige les acteurs. Je veux voir les dessous et la machinerie de ce monde; et, si je le peux, approcher l'auteur de la pièce, histoire de lui poser quelques questions.

PARTHENOPE.- Hélas! Je vois bien qu'il a perdu la raison...

DELPHIS.- Si tu blasphèmes ainsi, je ne vais plus cesser de craindre pour ta vie...

MELISSOS.- Il se peut, après tout, que je sois foudroyé là-bas - par l'excès du tumulte, l'intensité du rien...Mais une telle mort, violente, illuminée, vaut bien celle qu'une femme croit apprivoiser pour vous, quand elle vieillit à vos côtés.

PARTHENOPE, s'avançant un peu, à Mélissos.- Même cela!... Tu auras tout refusé.

MELISSOS.- Je refuse et le bonheur et la mort selon la femme: ce sont les deux faces d'un même ensevelissement. Je refuse une sagesse contemplative quand ce qui nous importe est invention, édifice ou conquête - et la solitude pour les mener à bien.

PARTHENOPE.- J'ai cru détenir le sel; je pensais t'offrir l'égal de ces épices dont on parle partout... Et je me découvre aussi fade que l'herbe verte.

MELISSOS.- Fade, non; mais le sang, chez les femmes, ne masque jamais longtemps la source de lait - et j'aspire au piment.
Cette autre mer que je veux atteindre doit être le vivier de ces créatures dont l'une, un jour, surgit près de ma barque. Et je les crois malignes et retorses, et plus lascives qu'une seiche. Mais dispenseraient-elles la mort, que celle-ci serait belle, ayant goût de vent, de neige et de saumure.
Mais j'en ai dit assez... A cette brise de terre, je vais tendre la plus belle des amorces - et comme elle va se jeter dessus!... Vous deux, demeurez ici, entre l'au-revoir et l'adieu: que je n'aie pas, pour appareiller, à dénouer aussi vos bras. (Il s'éloigne sans se retourner.)

PARTHENOPE, implorant.- Ne t'en va pas, je t'en supplie! C'est me priver de mes sens, me retirer ma raison d'être... Ah, je deviens comme égarée...


Scène 4

DELPHIS, PARTHENOPE


DELPHIS, véhément.- Tu me l'avais volé... Tu n'en auras pas longtemps joui!

PARTHENOPE, avec douceur.- Toi non plus, tu ne sus le retenir. Vois ce que ton visage pèse à ses yeux, et le souvenir qu'il a de ta nuque et de tes reins...

DELPHIS.- C'est la vie molle et mielleuse que tu lui as faite, qui lui donna un tel désir de fuir... Je vous hais, femmes, avec vos lignes serpentines et votre façon d'onduler jusque dans le repos.

PARTHENOPE.- Bientôt, nous serons tous les deux très malheureux; à quoi serviraient les reproches? Mais je ne peux te laisser médire de la femme. Tu t'écorcherais sans cesse à ce monde, si elles n'avaient, par leur patience, arrondi ses angles, adouci ses rugosités; si elles ne l'avaient apprivoisé à votre usage.

DELPHIS.- J'ai une mère, qui me suffit bien.

PARTHENOPE.- Oublie qu'elle est femme; et devant une femme, oublie qu'elle peut être une mère - et consens à la pure douceur. Laquelle est si vaste et diverse, si tu savais... Et extérieure et ... intérieure. Tes mains en retireraient la souplesse des palmes; ta bouche en aurait un goût d'amande.

DELPHIS.- C'est avec de telles paroles que tu l'as dévoyé...

PARTHENOPE.- Ce ne fut qu'une halte. Je n'aurai pas su infléchir sa route...(Regardant la mer.) Mais je vois son bateau... Dieux, qu'il s'éloigne vite!... Ce qu'il y a là d'irrésistible me prend de court, me prive de ... la douleur de l'arrachement. Tout de suite, c'est le fait accompli - et, pour moi, l'incrédulité.
Ah, si ce morceau de toile ne me ravissait mon amour, que je trouverais cela beau, cet enlèvement, cet envol au ras des flots...

  ( Tous deux regardent un long temps en silence.)

DELPHIS.- J'ai trop mal: je vais retrouver ma mère.

PARTHENOPE.- Va... ; mais n'oublie pas que dans le polissage des humains par la mer et le vent, la femme a quelques années d'avance.

DELPHIS.- Je n'oublierai pas, non, que vous êtes de belles enjôleuses. ( Il sort.)


Scène 5

PARTHENOPE


PARTHENOPE, continuant de regarder la mer.- Comme il a tranché net nos liens! Comme il s'élance! ... Une fuite, une délivrance... Et que cette vitesse, dont il n'est pas comptable, m'est donc une offense! Il y a des hâtes qui font augurer le rendez-vous d'amour...
Puissante Aphrodite qui voyez cette désertion, cet adultère, que vais-je à présent devenir? Comment survivre à notre couple?

VOIX D' APHRODITE.- Tu as voulu cet homme subtil et inspiré. J'aurais dû t'avertir: l'insatisfaction leur vient avec l'esprit. Et l'orgueil aussi leur vient. De concevoir, de conquérir... Et toujours leur désir et leur quête sont plus vastes que vous.
Tels sont les hommes, pour votre joie d'un instant - et votre durable malheur.

PARTHENOPE.- Il est à l'horizon, déjà... Bientôt je ne le verrai plus. ( Un temps.)  Il vient de basculer de l'autre côté... Oh, faites, Déesse, qu'il me revienne!... ( Elle tombe à genoux.)

VOIX D'APHRODITE.- Ta rivale est de taille et je ne promets rien; mais sois fière, du moins: aurait-il fait un pareil  bond, sans un si beau tremplin?


RIDEAU

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