Albert Camus
[Sur la presse française]
« Loin de refléter l'état d'esprit du public, la plus grande partie de la presse française ne reflète que l'état d'esprit de ceux qui la font. À une ou deux exceptions près, le ricanement, la gouaille et le scandale forment le fond de notre presse. À la place de nos directeurs de journaux, je ne m'en féliciterais pas. Tout ce qui dégrade en effet la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. Une société qui supporte d'être distraite par une presse déshonorée et par un millier d'amuseurs cyniques décorés du nom d'artistes court à l'esclavage, malgré les protestations de ceux-là mêmes qui contribuent à sa dégradation. »
Texte cité par Max Gallo à l'émission "L'esprit public" du 19/11/06.
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LETTRE À UN AMUSEUR PUBLIC
Monsieur,
Jadis, les rois avaient leur bouffon. Pourquoi tout bon peuple (expression qui mériterait examen) ne jouirait-il pas d'un semblable privilège ? Le nôtre, qui se dit le plus spirituel de la terre et qui se réclame de Rabelais, doit penser qu'en la matière, abondance de biens ne nuit pas.
Il peut s'estimer comblé : chaque jour, quasi à toute heure, des bateleurs, histrions et pitres patentés s'offrent à le divertir. Bien entendu, ces termes ne figurent pas sur leur carte de visite. Intermittents ou à plein temps, ce sont des artistes.
Mauriac (à la triste figure) plaignait les collaborateurs d'un hebdomadaire satirique d'être condamnés à ricaner. De tout. A longueur d'année. Où il voyait une espèce de damnation, le Diable étant, comme on sait, voué à la dérision. Que dirait-il, de nos jours, où il y a pléthore de damnés de cette espèce !…
Il me souvient d'un temps où, dans des cabarets, des chansonniers aimables ou incisifs brocardaient les hommes politiques et les ridicules de l'époque. Ils n'attendaient pas qu'on s'esclaffât à la moindre de leurs flèches. Un sourire complice, un rire de bon aloi, tels qu'entre gens de bonne compagnie, des applaudissements allègres, leur disaient assez en quelle estime on les tenait.
Mais trousser avec esprit quelques couplets ne va pas sans effort ; cela réclame, outre des qualités d'observateur, du goût, de l'oreille, quelque connaissance des ressources de la langue. Autant de vertus d'avant-hier plutôt que d'aujourd'hui. A présent, tout individu ayant faconde, insolence, outrecuidance, le tout saupoudré de vulgarité, peut s'instaurer amuseur : il trouvera toujours un auditoire disposé à se repaître de ses… saillies. (La foule est femelle !) Souvent, même, à rire de confiance avant même d'avoir entendu, ce qui rappelle ces salves de rires enregistrés qui viennent, dans des films ou sketchs dits comiques, souligner et quasi précéder les piètres « effets », les répliques insanes qui s'y succèdent, s'y bousculent.
Que d'émissions où l'on a honte – pour l'amuseur, pour son public – de ces rires convulsifs, mécaniques (un pléonasme puisque Bergson tient le rire pour « du mécanique plaqué sur du vivant ») qui saluent la moindre repartie du meneur de jeu ou de ses invités. Laquelle repartie mériterait au mieux un sourire (affligé) de commisération.
Qu'il est donc étrange, qu'on rie soi-même de si bon cœur à Molière, aux larmes à Charlot ; qu'on sourie d'aise à Jules Renard, voire à Guitry, et qu'on se sente triste à mourir en entendant les quolibets et goguenardises qui font se tordre nos contemporains… Et plus que triste : sali, humilié comme si notre dignité d'homme était atteinte.
Et sans doute y eut-il toujours des rires qui volaient bas. Les chansons grivoises de « la belle époque » nous consternent ; les enregistrements d'un Constantin-le-Rieur feignant un rire incoercible, nous ahurissent – où nous voyons l'équivalent des prouesses du pétomane. Mais l'auditoire se limitait à quelques centaines ou milliers d'amateurs. Ce sont des foules, aujourd'hui qui se vautrent dans le persiflage, la grivoiserie éculée, les plus médiocres jeux de mots.
Faut-il, se dit-on, que ce public soit d'une insondable vacuité (de là que ses rires sont si sonores ?), pour faire un triomphe à de si pitoyables paillasses ! Faut-il qu'il soit… démuni pour vouloir retrouver imprimées ou filmées les turlupinades de ses amuseurs !… Comme nous mesurons mieux, dès lors, la réalité de l'infinie « misère de l'homme », de la propension de celui-ci au « divertissement »…
Un sonnet de Valéry où le poète s'adresse à une femme, s'achève par ce vers sarcastique : « Daigne, chère, écouter les choses que tu dis ! » Mais, précisément, puisque tout aujourd'hui s'enregistre, arrive-t-il à nos bouffons de s'écouter ? Oui ? Et ils n'ont pas honte du personnage qu'ils jouent en ce monde ? Honte d'un succès, d'une notoriété obtenus si bassement ? Honte de leur propre rire – forcé, réflexe – quand ils s'empressent, comme par devoir, de saluer un piteux mot d'esprit de l'un de leurs comparses, et l'on croit entendre alors le rot d'un lavabo ou d'une baignoire qui achève de se vider.
Ah, ils devraient bien relire (ou lire, sans doute) les propos d'Hamlet tenant dans ses mains le crâne de Falstaff : « Hélas, pauvre Yorick ! […] Où sont tes railleries , maintenant ? Tes gambades, tes chansons, tes explosions de drôlerie dont s'esclaffait toute la table ? Plus un sarcasme aujourd'hui pour te moquer de cette grimace ? Rien que ce lugubre bâillement ?…"
Avec l'expression de mes sentiments affligés.
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Murmures…
L'amoureuse
Parfois, dans l'absence, pour te sentir plus près encore, je recrée à part moi des inflexions de ta voix, je mime telle de tes expressions singulières.
Et toujours je dois me défendre de penser : « Pourquoi tarde-t-il tant ? Il sait bien pourtant que je l'attends ! »
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L'amoureux
Toi revenue, il y aura en ces murs le même silence mais, de surcroît, une chaleur d'été qui fût demeurée captive. Un goût de clandestinité, encore, de séquestration. Et toute la maison sera un secret bien gardé.
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Les Murmures de l'amour, François Solesmes, éd. Encre Marine.
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