en marge du site de Mireille sorgue
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IV les deux mireille *
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Il n'y eut jamais pour moi qu'une Mireille : une petite fille qui avait reçu la grâce d'écrire (ses maîtres se montrant ses rédactions), qui grandit, s'accomplit, et dont l'œuvre, quand elle parut en partie, étonna le public lettré et le fit crier au miracle.
Certes, on respectera sa volonté, mais jamais il n'y aura entre elle et le reste de la famille le moindre échange d'ordre littéraire. Ils sont « les profanes » : « C'est chez moi une pudeur peut-être excessive, mais il m'est impossible d'évoquer une activité créatrice devant des… profanes, de m'y livrer au milieu d'eux. » (Août 1965)
L'orgueil commun lui étant parfaitement étranger, il faut bien en conclure qu'elle a pris la mesure de chacun en ce domaine. Sa sœur « fait des études » ? J'ai relevé, dans le précédent chapitre, le sentiment de celle-ci quant au meilleur moyen de… servir l'humanité ! Pas une ligne, dans les lettres à l'amant, qui fasse état du plus mince intérêt de la cadette pour l'un des auteurs que l'aînée fréquente et révère – ce que celle-ci n'eût pas manqué de noter avec le même plaisir que lorsqu'elle voit son père lire Camus. Au vrai, on peut vivre « entouré de l'affection des siens », selon le cliché, et s'y éprouver irrémédiablement seul. Ce sera son cas.
Or, Mireille, si riche de dons du cœur et de l'esprit qu'elle soit, manquera toujours de confiance en elle. Elle se juge à maintes reprises « médiocre » ; tout lui est motif à se déprécier. Obscurément, elle aspire à être reconnue, au moins dans le domaine de l'écriture où éclate son aptitude à s'exprimer. Une… reconnaissance qui ne lui viendra jamais des siens, de son vivant. Sans doute sa famille apprendra-t-elle par la critique l'étendue de son talent, mais « les femmes » n'auront ensuite de cesse de mettre au pinacle des textes de jeunesse (poèmes, souvenirs d'enfance) qu'elle avait explicitement reniés. Quant à son père, découvrant le premier volume des Lettres, il eut ce mot que sa femme me rapporta – par écrit : – « Dire que nous ne savions pas que nous avions une fille pareille ! »
Quoi, Monsieur ? Passe encore que vous n'ayez pas discerné, par ses compositions françaises, les exceptionnels dons littéraires de votre fille ; mais enfin, vous avez lu sa copie du Concours Général – publiée dans « Le Figaro littéraire » ! Si deux éditeurs ayant pignon sur rue, auxquels se joignent deux… intellectuels, écrivent à son auteur, ce n'est pas seulement pour féliciter une brillante lauréate : c'est parce que sa copie révèle, à qui sait lire, un sens des ressources de la langue – « nombre » des phrases, saveur des images, culture sous-jacente – qui sont de la maturité.
N'auriez-vous pas lu cette copie, que vous ne pouviez ignorer sa lettre de septembre 1963 qui figure dans les notes du tome II et qui vous émut fort . (« Mon père en fut bouleversé – car il en a pleuré, m'a dit Maman. ») Et vous n'avez pas salué l'épistolière de race qui s'y exprime ? Il faut croire que non puisque Mireille m'écrit, le 26 septembre 1964 : « Pour mon père, il ne rompra pas le silence auquel il m'a derechef invitée cet été, après cette lettre exultante et indiscrète que je lui envoyai, mais il est avec moi très gentil, très attentif, et, je le crois confiant. » Derechef : c'est dire que dès la lettre de septembre 1963, on enjoignit à l'impudente de ne plus récidiver. Ce qu'elle fera pourtant, de Provence, en juillet 1965. Et j'imagine que cette lettre de jeune femme, heureuse, extasiée, débordante d'affection filiale, et dont j'ai publié quelques lignes dans L'Amante, suscita de votre part la même réaction.
Que, malgré cela, ce soit à vous seul, parmi les siens, qu'elle croit pouvoir confier la « Célébration de la main » qu'elle vient d'achever, témoigne assez de sa solitude intellectuelle au sein d'une famille où savoir et culture devraient être à l'honneur.
Conservateur des hypothèques, le père de Paul et Camille Claudel prit tôt conscience de leur génie et il infléchit le cours de sa carrière en conséquence ; la mère de Balthus sut, dès qu'il eut quatorze ans, que son enfant était un dessinateur d'exception et elle ne lui ménagea pas les encouragements. Mireille n'aura pas cette chance. Elle devra s'affirmer à son corps défendant, dans la solitude morale et l'angoisse : « Il y a seulement cette angoisse de ne pas savoir ce que je suis, entre l'incohérence, le désordre de mes états, et cette image de moi que me propose la sympathie d'autrui […] (13 février 1963)
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« Nous nous disputons souvent, mais c'est toujours de ma faute, et parce que je ne sais pas m'expliquer ; ma mère les larmes aux yeux, me prend sur ses genoux en soupirant : " Je ne te comprends pas mon minou, comment es-tu donc faite ?" Mais au-delà de cette incompréhension, nous nous rejoignons dans la certitude d'un amour réciproque. » (8 février 1963)
« "Ce que je te reproche, dit ma mère, c'est ton manque de mesure en toutes choses…" Oui. » (18 février 1963)
« Je me suis trop longtemps complue à m'écouter seule. Ma mère a raison. Écoute ce qu'elle dit. Je t'engage à la croire, car m'ayant faite, pour sa douleur, elle me sait par cœur.
"Tu es profondément égoïste. Tu n'as jamais pensé qu'à toi. Tu veux tout et tout de suite. Éternellement insatisfaite. Tu as le cœur sec. Tu es amorale. Et comme une pierre entre nous. Tu te moques de tout…"
Et me reconnaissant à ce portrait, j'acquiesce, disant seulement : "C'est vrai."
Non, il ne faut pas sourire. Si je ne t'ai pas semblé telle, c'est que tu m'exorcisais, c'est que tu me sauvais de moi-même, en me proposant ton être. Et m'éprouvant sous un Regard, j'étais Autre, comme délivrée. Ce n'était pas caprice lorsque je te demandais de me parler de Toi… Mon amour, "je suis la diable", véritablement ; crains de me parfaire par ton indulgence ; il est temps pour toi de prendre une lourde trique, et de me corriger avant que je ne sois au pire. Tant que je fus sous la férule paternelle, je fus une enfant charmante au dire de tous, d'une complaisance extrême, et d'une bonne grâce inépuisable, mais je suis aux yeux des autres devenue l'envers de moi-même, et voilà qu'ils souffrent par moi, ne me reconnaissant pas » (Mars-avril 1963)
« Maman m'accuse d'égoïsme. Je crois bien, oui, que je suis égoïste – c'est-à-dire que je ne m'immole pas sur l'autel des "principes", c'est-à-dire que je me sens vivante – et me devant à moi-même de vivre mieux – mais est-ce un si grand défaut ? » (25 mai 1963)
[Ayant rechigné à se joindre à ses parents, invités par des amis à un repas de fête, elle relate ceci : ]
« Maman se mit à pleurer : " Tu manques de générosité…"
C'est vrai, et je te l'écrivais tout à l'heure, te disant mon angoisse devant le mal que je fais, et ce vertige qui me prend parfois lorsque je vois comme je sais mal aimer, hors Toi. Cet hiver, j'ai rompu mes amarres, et ce durcissement que j'éprouve, c'est peut-être le cal de la cicatrice… Il ne faut pas que tu m'aimes telle, dépouillée, détachée de tout ce qui fut avant Toi, mais que tu exiges de moi que je sois au monde, de bonne grâce ; pas seulement au monde des éléments, mais aussi au monde des personnes. Je suis devenue égoïste, c'est vrai ; il ne faut pas, non, que tu m'aimes telle. Puisque tu es le garant de mon enfance, il faut m'apprendre à donner d'aussi bon cœur qu'avant. […]
Capable de faire souffrir. Ce pouvoir que je mesure lorsque je vois pleurer Maman me déconcerte – me restituant mon angoisse de la fin des vacances de Pâques… – "Je fais du mal. Jusqu'où ferai-je du mal ? Jusqu'à quand ?... Je ne sais faire que du mal…" […]
Autrefois je pensais aux autres, jamais à moi. Autrefois les amis de mes parents étaient mes amis. Autrefois je n'existais pas tellement, et les gens m'aimaient bien pour ça. Je change et je ne sais pas qui je deviens, sinon qu'il faut que tu puisses m'aimer demain. Tu m'aideras, dis, tu me garderas ?... » (30 juin 1963)
(Mais toute la lettre est des plus admirable, qui dit les tensions, les déchirements d'un être sensible, scrupuleux à l'extrême, enclin à plaider coupable, qui ne peut se réaliser qu'en faisant souffrir ceux qu'il aime.)
(Pourquoi cette image me vient-elle, d'une chrysalide que deux doigts l'enserrant empêcheraient de s'ouvrir ?)
Jusqu'à ce qu'éclate la révolte indignée :
« M'ont-ils donc élevée pour leur perpétuelle jouissance ?
Ne peuvent-ils s'en remettre à moi pour ce qui est de mon bonheur ? […] l'amertume me point à prendre mesure de l'écart qui me sépare d'eux tous… Et cette pensée latente depuis le jour où je la formulai : Ah, fuir… La rancœur me sied mal. M'y contraindra-t-on ?
Inconsciente, à ce que l'on me dit. Anormale. Peu s'en faut que l'on aille jusqu'à " monstrueuse" . Et puis on se tait, puisque de toute évidence je ne m'éprouve pas telle. » (Mars-avril 1963)
« Quand j'aimerai quelqu'un, m'avait-elle écrit le 7 février, serai-je encore parente de qui que ce soit ? Je sais que ce que je dis peut sembler monstrueux.– J'aime pourtant beaucoup mes parents… Mais je ne peux m'accommoder de la vie de famille. »
Sans qu'il y ait rupture avec les siens, c'est ce sentiment qui prévaudra : « Je suis rentrée [dans ma famille] et c'est comme un enlisement ; plus que jamais j'essaie de me défendre contre tout ce qui, ici, englue ou dissout ; plus que jamais, je me retranche, me rassemble, refuse d'être bue par cet environnement de terres grasses… » (16 août 1965)
Et ce qui s'exprime ici, n'est-ce pas l'instinct de conservation ?
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Je disais n'avoir connu qu'une Mireille, mais il y en eut bien deux : celle des charmants souvenirs d'enfance de « La Revue du Tarn », et l'autre, dont mieux vaut, pour la famille, ne pas parler.
Il y a, dans le domaine de l'édition, des biographies « non autorisées » – par le personnage ou ses proches ; il y a de même des évocations qui n'ont par reçu l'aval de la famille. Je puis bien avoir partagé les cinq dernières années de sa vie l'intimité, et d'abord spirituelle de Mireille, quand la petite soeur apprit que l'éditeur des Lettres s'apprêtait à publier L'Amante, elle se fit un devoir d'écrire au Directeur littéraire, à la fin d'août 1987: " [...] la publication des textes de F.Solesmes [ne serait ] pas une heureuse opportunité; l'oeuvre de Mireille n'a nul besoin de ce genre de "soutien", et les textes de F.Solesmes [souffriraient] de ce "voisinage"."
On ne s'étonnera donc pas de voir ce livre omis dans la bibliographie (maison) figurant sur le site. De quoi je me félicite : il est, parmi les travaux qu'on y signale, un "voisinage" au moins qui m'eût déplu. Quant à mes lecteurs, puissent-ils me pardonner, puisqu'ils n'auront pas trouvé en mes pages la "vraie Mireille". Que du moins la petite sœur sache combien je lui sus gré de sa sollicitude touchant la défaveur qu'allaient connaître mes textes si cette publication avait lieu.
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*** N.B. Seules, les citations de Mireille sont en italique.
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