EN MARGE DU SITE DE MIREILLE SORGUE
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III Mireille et les siens
« Non, un père et une mère, ce n'est pas sacré ! »
Mireille n'est pas toute dans cette saillie formulée lors d'une réunion de famille et demeurée dans les annales. Nature éminemment aimante, elle ne cessa de manifester envers les siens une affection chaleureuse, profonde, où se déployait sa rare intelligence du cœur. Et la maison fut toujours le refuge où restaurer des forces amoindries par l'épuisement, la maladie, la désespérance, ainsi quand, à la fin de 1962, elle retrouve à Toulouse, indifférent, énigmatique, le garçon dont elle s'était crue aimée, l'été précédent : « Ami, je suis venue à la maison. Pour guérir. […] Mon père et ma mère m'entourent d'une sollicitude poignante, maladroite parfois, mais touchante. […] Auprès d'eux, je me sens préservée de toute folie, je reprends pied. » (10 décembre 1962)
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La figure du père n'est pas très souvent évoquée dans les Lettres à l'Amant, mais chaque fois en des termes qui témoignent d'une véritable révérence : « Cher papa… Je crains bien qu'il ne sache combien je l'aime et le vénère. » (12 avril 1965) C'est que l'homme incarne la droiture (jusqu'à la rigidité), la probité, la rigueur, le dévouement – toutes vertus qui le font unanimement respecter dans le bourg où il dirige, de façon exemplaire, école puis collège. Il est, pour sa fille aînée, l'homme sans reproche qui ne saurait pas plus errer que faillir. Et il s'agira toujours pour elle de mériter sa confiance et son estime ; de lui faire honneur par des succès scolaires et universitaires de premier plan. Mireille et son père pourront se heurter (n'a-t-il pas la responsabilité d'une fille qui, en 1963, est encore mineure, à dix-neuf ans ?), on chercherait en vain dans les Lettres la moindre réserve touchant cette intransigeance laconique dont elle a parfois à souffrir mais qu'elle comprend, justifie, excuse en invoquant « l'orgueil des Pacchioni », père et fille. « Sa sévérité n'est qu'un vernis pudique couvrant une tendresse presque douloureuse ; ma sincérité brutale souvent, appelle la sienne – il se découvre, terriblement vulnérable – blessé par la vie. » (31 janvier 1963). N'est-il pas, de surcroît, le seul dans la famille à partager son goût pour l'étude ? N'a-t-il pas, comme elle, le dédain du futile, du « divertissement » ? Les promenades en campagne, dans les bois, en sa compagnie, ne sont-elles pas délicieuses et de grand profit ? Estime et tendresse, confiance et crédit, s'avivant à demeurer tus.
"L'étude à laquelle [mon père] s'est remis en peu d'années [l'] a transformé. La division de la famille cet été est assez révélatrice ; nous sommes tous deux face "aux femmes", un peu en retrait, circonspects. […] Comment Maman ne comprend-elle pas que la seule façon de nous rejoindre est d'entrer dans l'étude ? Comment aimant mon père comme elle le dit, comme je le crois, le laisse-t-elle aussi seul ? Quand il aurait tant besoin que quelqu'un progresse auprès de lui, comme lui ? Quelle vieillesse sera la sienne si dès maintenant elle n'apprend pas à jouir d'elle-même ? » (3 septembre 1965)
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Consciente que sa mère l'aime « intempestivement mais bien fort » ; lui sachant gré de la dispenser des tâches quotidiennes (« Ah, qu'il est bon de la laisser veiller aux choses matérielles ! » (29 décembre 1965)), elle lui reproche néanmoins d'être faible, indiscrète, de manquer de dignité, de borner ses lectures à des hebdomadaires féminins.
Songeant au mot de Camus, dans ses Carnets, sur « l'ignoble chantage de la tendresse », je montrerai qu'il est des reproches plus graves à faire à cette mère sensible, non dépourvue de finesse, mais qui aurait bien dû lire et relire le conte d'Andersen : « Le Vilain Petit Canard ».
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On n'imagine pas que Mireille n'ait pas eu pour la petite sœur gracieuse à souhait, une véritable affection. J'ai relevé, dans le chapitre II consacré aux coupures, des différends où la générosité, la délicatesse de l'aînée, furent mal payées de retour. Mais il est surtout, pour celle-ci, une cause d'irritation maintes fois exprimée dans la correspondance et qui touche au mode de vie de la cadette.
Celle qui se lève, par discipline intérieure, dès six heures ; qui s'affaire, se cultive par prédilection dès qu'elle le peut, supporte mal qu'une… « intellectuelle » paresse au lit, se conduise avec nonchalance, passe des heures devant son miroir ou parmi ses vêtements. Et de s'en indigner : comment peut-on dissiper ainsi, en occupations dérisoires, un temps qui devrait être mieux employé, et d'abord au perfectionnement de soi-même ?
Cette petite sœur, écrit-elle, est « faite pour honorer la famille, faite à la semblance de sa mère pour la consoler d'avoir élevé cette fille aînée si folle, si résolument folle. » (Mars-avril 1963)
« Lundi. Bientôt dix heures déjà. Les matins en famille se déroulent nonchalamment jusqu'à ce que tous enfin soient prêts. À huit heures, j'ai porté le café à Maman et le déjeuner à Marie-France – au grand scandale de mon père qui déplore ces dissolvantes habitudes; mais avant que ces paresseuses soient levées, il s'est écoulé un long temps de désordre, de confusion. Manou cependant va son train, fait le marché, épluche les légumes, astique les meubles de sa chambre. M.Pacchioni n'est déjà plus là. » (29 janvier 1963)
Un tel passage suggère assez l'existence d'un clivage parmi les commensaux ; comme l'écrit Mireille, il y a bien d'une part « les femmes » – mère et sœur –, qui ne connaissent guère l'urgence de vivre, et de l'autre, sa grand-mère maternelle, première levée, effacée, diligente, son père également matinal, et elle qui se retrouve pleinement en lui, dans une même rigueur de vie, un pareil gouvernement de soi.
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Le père est au-dessus de toute critique. La grand-mère maternelle est tout simplement « merveilleuse » et Mireille entretient avec elle une complicité qui se passe de paroles. Qu'il est donc tentant d'esquisser un parallèle entre les deux aïeules ! Parlant de celle qui vit à Cannes, Mireille écrit :
« Et dieu que l'argent file entre ces doigts de cuisinière gourmande et prodigue ! Comme Manou est différente, Manou petite souris, économe, discrète…Décidément, je la préfère. Je ne le manifesterai pas, car ma grand-mère nous aime si évidemment que lui faire de la peine en lui rendant mal sa tendresse serait bien cruel, mais à toi je peux l'avouer. Il y a quelques années, j'admettais mal cet autoritarisme ménager, ainsi qu'un sens très développé des convenances, et une inconsciente futilité dont je crois n'avoir rien reçu. Aujourd'hui, comme une très vieille petite fille indulgente, je ferme les yeux sur ces travers et je ne vois que son amour immense. » (30 septembre 1964)
Plus tard, au terme d'un séjour chez elle avec son père, elle se montre plus sévère encore. « C'est hélas, un personnage selon Balzac – je ne veux pas, et je n'ose dire selon Zola. » […]
« Toute violence m'a délaissée. Je me sens de son, répandue. Je sais devoir me reprendre quand je partirai d'ici avec mon père, jeudi. Quelle délivrance pour lui-même ! Je ne le vois pas sans peine demeurer chez ma terrible, incorrigible grand-mère, dans cet appartement suffocant de vieilleries amassées avec obstination, de bibelots tous plus vains les uns que les autres, de journaux illustrés stupides, coussins, tapis au point de croix… Ce doit être un grand malheur que de ne pouvoir estimer sa mère. […] Aujourd'hui encore, elle gaspille l'argent avec une frivolité révoltante. Mon père est admirable, et mon amour pour lui s'accroît ; il travaille avec une patience, une humilité qui me feraient pleurer. Je voudrais pouvoir l'aider, lui donner confiance, le défendre, je voudrais qu'il réussisse, et moi-même réussir pour le satisfaire. » (25 août 1965)
Élevée droitement, Mireille qualifiait elle-même son enfance d'heureuse, et nous pouvons la croire. Ce qu'elle doit à ses parents, à l'évidence, mais aussi à sa nature. L'enfant, l'adolescente qu'elle fut, aurait pu faire sien le vers de la jeune Captive : « Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux. » Elle n'étonne pas seulement ses maîtres, ses professeurs ; ses précoces talents d'animatrice, d'organisatrice au sein de groupements péri-scolaires, joints à une disponibilité entière, lui valent l'affection de tous ceux qui l'approchent.
« Il faut la voir, m'écrit sa mère, avec les enfants les plus déshérités, les turbulents, les sales, les instables : elle les charme et les subjugue… » Aussi grandit-elle – en paix avec les Puissances – dans un murmure d'estime et de considération.
Un état, une condition, où elle va de plus en plus se sentir à l'étroit :
« Désir de crever cette insignifiante apparence gentille pour que mon vrai visage respire au jour. » (22 juin 1963)