En marge du site de Mireille Sorgue
II - Les coupures
On trouve, sur le site Mireille Sorgue, dans la rubrique: Son oeuvre - Quelques extraits , l'avertissement suivant :
« … il convient de remarquer que l'édition des Lettres a été établie par leur destinataire. Que ce soit avec la meilleure volonté et la meilleure conscience du monde, celles que l'on est en droit de supposer, elles ont été choisies et élaguées à son appréciation ou à sa convenance. »
Ces circonlocutions, où chaque mot fut pesé aux plus fines balances – celles d'un avocat ? – doivent se lire ainsi : « Sans doute n'avons-nous pas les moyens de montrer que celui qui a établi le texte des Lettres a outrepassé les garanties qu'on est en droit d'attendre d'un "éditeur" honnête et consciencieux, mais on ne saurait écarter un soupçon d'arbitraire de sa part. »
Voilà qui va me donner l'occasion de faire le point sur les coupures.
J'avais trouvé logique de publier les Lettres en cinq volumes, à raison d'un volume par année scolaire ou universitaire puisque cette division rythme la vie des lycéens et des étudiants et que les étés sont plus propices aux rencontres qu'aux échanges de courrier.
Outre qu'une publication intégrale des lettres, pour chacun des deux premiers tomes, passait de loin ce à quoi consentaient les éditions Albin Michel, s'agissant d'un auteur dont la renommée ne reposait que sur un mince volume paru une quinzaine d'années auparavant, j'avais à l'oreille la réaction de Mireille quand, peu avant sa mort, je lui avais dit que ses lettres, eu égard à leur insigne qualité, devraient paraître un jour : « Soit, mais longtemps après moi, et avec des coupures. » (Je regrette, pour les incrédules, que cela ne figure pas dans l'une de ses lettres.)
« Avec des coupures ». Ce mot ne visait en aucune façon ce qui eût pu blesser certaines susceptibilités, mais ce qui lui eût paru indigne de sa plume. Car telle était son exigence intellectuelle, qu'elle reniait (j'en fournirai, par des citations, maintes preuves) ce qu'elle ne pouvait détruire – à commencer par ses souvenirs d'enfance parus dans la « Revue du Tarn ». En quoi je l'approuvais si peu, que nombre de pages ne furent sauvées que par sa crainte de me déplaire.
Ses lettres ne sont pas dépourvues de passages où elle relate tout uniment un fait de la vie courante, sans qu'y paraissent sa personnalité ni son bonheur d'écriture – et les coupures qu'elle souhaitait ressortissent à l'évidence à ce registre. Mais cette correspondance allait de surcroît paraître alors que la plupart de ceux qu'y s'y trouvent évoqués étaient encore bien vivants. Comment apprécieraient-ils de voir exposés sur la place publique leurs faits et gestes, leurs propos, leurs faiblesses ou les traverses qu'ils avaient connues ? Ne s'estimeraient-ils pas trahis ou du moins blessés par des jugements vifs, non toujours amènes ? Une telle publication ne devait pas susciter des rancunes posthumes, et non plus donner le sentiment que Mireille était « potinière » (on trouve l'épithète dans un article de G Brisac paru dans « Le Monde », au moment de la parution du Tome I) – ce qu'elle n'était en aucune façon.
Par ailleurs, j'ai cru sans intérêt de conserver les échos à mes activités d'Inspecteur départemental de l'Éducation Nationale ; à ma situation de famille d'alors : en instance de divorce quand commence notre « liaison », il m'a paru inconvenant d'impliquer, dans la correspondance à paraître, celle qui ne manquerait pas de la lire.
Enfin j'ai supprimé les éloges faits aux feuillets manuscrits du roman auquel je travaillais et que j'adressais de temps à autre à Mireille – en attendant de lui soumettre une dactylographie complète des Hanches étroites.
J'ai bien le sentiment que seule une publication à laquelle on n'aurait retiré que le strict anecdotique, donnerait la pleine mesure du talent épistolaire de Mireille. Du moins a-t-il pu se déployer dans ce qui parut, et avec une autorité, un éclat, auxquels on n'était pas accoutumé.
*
Une fois établi, le texte du Tome I fut soumis à la « petite sœur » à qui ses parents avaient délégué leurs pouvoirs. Laquelle ne trouva rien à redire et pas même sur le passage où, dans sa lettre du 10 juillet 1963, Mireille étrille un certain poète Bernard Aurore (le personnage étant tout entier dans son pseudonyme), dont j'ignorais qu'il était toujours en relation avec la famille.
Et mal m'en prit ! Découvrant le passage une fois imprimé, M. Pacchioni envoya à l'éditeur un télégramme comminatoire aux fins de suspendre la diffusion du livre. Puis le poète exigea que parût, en tête du Tome II, une note précisant qu'il était « apprécié de ses pairs » ! C'était bouffon ? À l'évidence, aussi l'éditeur refusa d'insérer la note ; ce que voyant, M.Pacchioni lui adressa un second télégramme interdisant la sortie du Tome II. (Qui s'étonnera que le PDG des éditions Albin Michel n'ait pas voulu entendre parler d'un Tome III ?)
Je fus tancé pour le Tome I, et le texte du Tome II donna lieu à un examen sourcilleux par les « femmes* ». Et d'autant que la petite sœur s'était avisée, en relisant, imprimé, le premier volume, qu'on y trouvait sur sa personne des remarques sans bienveillance, dont celles-ci :
« Elle est femme et l'a toujours été, infiniment plus que moi […] oui, chatte, un brin ; câline et malicieuse ; mais elle griffe parfois, terriblement…[…]
« L'amour peut-être décapera le vernis "mode" de Marie-France. » (Lettre du 31 janvier 1963)
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J'avais déjà, sans qu'on m'en prie, édulcoré le passage de la lettre du 1er octobre 1963 où Mireille évoque son amour malheureux pour un Michel dont elle se croyait aimée et qui avait une… égérie. Passage que voici intégralement restitué :
« Quant à moi, je ne me souviens d'avoir été jalouse qu'une fois – jalouse jusqu'à m'avilir ; ce fut l'été dernier, lorsque Michel, ce jeune fou, échangea un soir ma main contre celle de ma sœur, à qui je fis, dans la nuit, lorsqu'elle revint se coucher une « scène » dont j'eus honte le lendemain, et dont je m'excusai. Il est vrai que la déception avait été brutale – et puis il y avait cette espèce de stupeur d'une dépossession rapide comme un rapt, cette inconscience de M[arie]-F[rance]…Scène d'autant plus pénible que, nos parents dormant dans la chambre voisine, nous parlions à voix basse, sifflante. J'ai bien failli la gifler, lui faire mal – et je l'entends encore me répondant ceci, ahurissant : – "Après tout, pourquoi est-ce qu'il ne serait qu'à toi ? C'est à mon tour maintenant !" Mais je sais que plus tard elle eut de la peine de m'avoir ainsi blessée ; elle m'écrivit pour m'en demander pardon… Je me souviens aussi que les jours précédents, j'avais de toutes mes forces essayé de cacher ma jalousie croissante, de sauver les apparences… Et c'était difficile. Mais Maman ne s'était aperçue de rien".
* Ce qui appelle diverses remarques :
• N'est-ce pas faire preuve, à 16 ans, d'un excellent naturel, que se prêter à une manœuvre au terme de laquelle on ravirait à sa sœur le seul garçon dont, en toute son adolescence, elle ait pu se croire aimée ?
• Mireille eut très vite honte de la scène, si justifiée, qu'elle fit à sa sœur.
•Elle fit tout pour cacher à sa mère la bassesse dont elle était victime.
Où l'on voit où se tenaient noblesse et générosité de cœur.
*
J'avais donc veillé à éliminer du tome II tout ce qui pouvait fâcher quiconque. Aussi fus-je surpris de recevoir de Mme P. une page d'épreuves avec des phrases barrées (Lettre du 9 juillet 1964) :
« Marie-France doit passer l'oral de contrôle, ce qui rend mon père furieux. Et certes, elle n'est pas irréprochable. Un tout petit effort supplémentaire, et les lauriers pleuvraient. Mais elle aime vivre et se laisser vivre. Elle, la meilleure élève du lycée en philosophie, a bâclé son devoir en une heure ; elles a écrit ce qui lui passait dans l'esprit, n'importe quoi…
Elle m'explique : "Je suis sortie pour retrouver Minou [ !] – Et lui ? – Lui non ! Ces garçons ne comprennent rien… " Peut-être, mais le dit-Minou, lui, est reçu ! Si mes parents savaient cela ! Pour moi, je ne veux pas la gronder (et Papa m'accuse d'indulgence coupable) ; il me faut cependant reconnaître qu'elle agit parfois avec désinvolture. C'est un très mauvais calcul que de donner toujours le pas aux préoccupations amoureuses ; on néglige de se libérer… Papa va se montrer à présent très sévère ; elle n'ira pas en Espagne en août […] »
Il est vrai, si j'en crois sa mère, que l'intéressée avait une raison irrécusable de demander qu'on… allège le texte : « Si mes enfants lisaient un jour cela, ils pourraient se prévaloir de mon exemple pour négliger leurs devoirs. »
En d'autres termes, peu importe que l'on tripatouille l'original pourvu que l'image maternelle ne risque pas d'être le moins du monde altérée.
La publication des Lettres se serait poursuivie, il eût été peu probable d'y trouver, non plus, ce passage du 27 septembre 1965 : « Le repas s'achevant, nous avons eu, Marie-France et moi, une très méchante dispute. […] Quelques jours auparavant, j'avais demandé à ma sœur si Charles [ son fiancé] savait notre situation et ce qu'il en avait dit ; elle m'avait avoué qu'elle-même lui ayant demandé si cela le choquait, il avait répondu que oui ; et qu'elle le comprenait car il fallait toute l'affection et l'estime qu'elle a pour nous pour qu'elle-même ne le soit pas. Nous n'en avions plus rien dit, mais je m'irritais sourdement ; pensant quelque chose comme : C'est un peu fort tout de même ! nous connaître, venir chez nous, sembler se plaire en notre compagnie, savoir ce que vaut notre amour, et permettre, sans protester, qu'on le prenne ainsi à la légère ! […] Hier, Marie-France a eu cette phrase imprudente, exaspérante : - "Tu es faite pour avoir des enfants… Ne t'imagine pas que tu serviras assez l'humanité en écrivant"… J'ai dit que l'on est fait pour ce que l'on veut faire (approuvée par mon père), et qu'on ne vivait pas pour servir ; que si même je le devais, je le ferais par mon travail[…] "Et, dit M-F., quand on veut élever des enfants, il faut se marier " Peut-être, en effet. […] Pour moi, je ne troublerai pas davantage ma sœur, je crois que je lui ferais du mal, puisqu'elle aspire à l'évidence à ce qu'on appelle une vie normale. »
Un tel passage aurait été censuré, et c'eût été dommage, car on y voit :
- qu'aux âmes bien nées, la pruderie, comme la valeur, n'attend pas le nombre des années ;
- qu'on peut n'avoir que 19 ans et connaître la casuistique. (Sans doute sommes nous, nous aussi, amants, mais nous nous marierons, nous !) ;
- qu'en fait de mariage et de maternité, on possède déjà un solide et sentencieux conformisme petit-bourgeois ;
- que s'agissant de « servir l'humanité » ( !), la création littéraire se voit assigner sa juste place, subalterne, bien sûr, tandis que faire des enfants, n'est certes pas à la portée de la première venue !
Que ceux qui croiraient qu'établir le texte d'une correspondance sous haute surveillance tout en ayant égard à des considérations multiples, est une entreprise de tout repos se détrompent : elle peut être proprement harassante !
* Expression qui figure dans les Lettres et par laquelle Mireille entendait se distinguer – et se dissocier – de sa mère et de sa sœur.