De l'élégance en édition
*Nous avions échangé quelques lettres. Assez pour que je voie, en Jacques Neyme, un homme de bonne race, éminemment loyal et fiable quand, à l'expérience, tant
d'êtres trébuchent sous nos yeux, que nous pensions sûrs. Il me dit son intention de
se faire éditeur et me demanda un texte. Je lui adressai D'un rivage. Nous ne nous
sommes plus quittés.
J'avais l'expérience de maisons d'édition ayant pignon sur rue, où la considération dont jouit l'auteur est à l'exacte mesure de son audience. Dépourvu à un rare degré des qualités requises pour « faire carrière » dans les Lettres, je tins pour une aubaine d'être édité par quelqu'un qui m'estimait, s'informait de mes vœux et me dispensait des servitudes inhérentes à la parution d'un livre.
Solitaire par nature, ami de l'ombre, je découvris un homme qui, à l'écart, en un creux de montagne et sans ressources, entendait maîtriser seul toutes les opérations qui donnent corps au rêve de l'écrivain : voir sa pensée, sa vision, partagées par quelques-uns.
Gide a parlé d'une revue dont il fut « l'unique laborateur ». Pendant des années, les ouvrages qui parurent sous la bannière d'Encre Marine durent tout, hormis le texte, à un homme qui, sachant qu'« il n'est pas de détail dans l'exécution », cumulait les fonctions de lecteur de manuscrit, correcteur d'imprimerie, attaché de presse, diffuseur, expéditeur et comptable. Sans préjudice d'un enseignement dispensé avec un bonheur égal à celui de l'auditoire.
(Cet homme dort-il ? L'appelant à cinq heures du matin, je ne crains pas de le déranger. Au dernier étage d'une longue et belle demeure qui se souvient, par ses murailles, ses poutres, son âtre, ses entours, de son passé de ferme, quelqu'un est devant ses claviers et ses écrans. Et si notre œil doit, de loin, accommoder à cause d'un recours intempérant à la pipe et au cigare, la voix, précise et feutrée, est celle de qui, ayant avec patience écouté vos soucis et vos regrets – et quelques geignements –, éclaire l'auteur et l'apaise et l'absout. Et l'on raccroche avec le sentiment d'avoir distingué, sur la table de travail de l'interlocuteur, toujours à portée de main, un exemplaire de Montaigne.)
Il est des lignées d'imprimeurs, d'éditeurs. Ici, nulle ascendance mais un attrait opiniâtre, depuis l'adolescence, pour les tirages à petit nombre, les grands papiers, une typographie qui rivalise en dignité avec un texte majeur. Joint au déplaisir de voir la philosophie publiée sur un support médiocre, quand elle mériterait de singuliers égards. Nulle ascendance, mais l'exemple de ce que firent, avec des moyens d'artisan, un Guy-Levis Mano, un Pierre-André Benoît, ou le Marc Barbezat de l'Arbalète : des volumes apparentés à la haute couture.
Le labeur consenti par Jacques Neyme, son héroïque ténacité par gros temps – non moindre que celle du timonier dans Le Typhon de Conrad, à cela près qu'ici l'homme était, à soi seul, l'armateur, le pilote et le reste de l'équipage – tout témoigne de l'une de ces vocations qui vous dispensent, n'importent les traverses, la sourde euphorie de ceux qui ne distinguent pas entre leur passion et leur métier. Et c'est en quoi ils nous donnent le sentiment de vaquer quoi qu'ils fassent.
(Des mots, à les écrire, vous donnent du contentement. Vocation est de ceux-là, et je l'écris avec faveur, comme je le ferais de vasque, par essence débordante, ou de vélique, qui ont à voir avec lui.)
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Je ne crois qu'aux intellectuels qui ne surent « demeurer dans une chambre » ; dont la paume, le poignet, ont éprouvé – ô densité de la douceur ! – la masse d'un galet ardoisé ; qui distinguent, par leur seule écorce, le hêtre du charme ; qui, les yeux fermés, vous diraient : – Ce que vous me donnez à humer est un héliotrope, un lilas, et ceci, une fleur de laurier-rose.
Jacques Neyme a connu la condition ouvrière la plus harassante : celle qui ne vous laisse, au soir, que la guenille d'un corps. Il sait, en outre, bâtir un mur. Est-il indifférent, quand on est éditeur, d'avoir prise sur la matière ? D'appliquer à celle-ci les vertus requises et du tourneur et du maçon soucieux de belle ordonnance, surtout quand elles sont rectifiées par une culture d'humaniste et une amplitude, une agilité intellectuelles toujours promptes à entrer en jeu ?
Je vois assez Jacques Neyme en prince de la Renaissance qui priserait en secret la turbulence sociale, la gaillardise, le « libertinage érudit », voire la transgression, mais s'interdirait, dans ses réalisations, ce qui en menacerait l'harmonie.
Éditeur, on peut être sans illusion sur l'homme et refuser de le flatter par des livres aux dehors alléchants mais qu'une lecture épuise ; refuser un manuscrit assuré du plus large succès mais qui ne correspondrait pas pleinement à votre exigence. Publier des livres non dénués de mérite n'est pas hors de portée ; constituer un catalogue où nul titre n'a sa nécessité propre, c'est véritablement accomplir une œuvre. Ce que nous voyons déjà de l'édifice a la stricte noblesse d'un Palladio ; les briques qui le composent étant, à celles de l'édition courante – argile crue et paille mêlées –, les briques vernissées de Babylone, avec leurs « lions passant ».
Que deux seuls genres littéraires y soient accueillis accroît encore la cohérence du catalogue. Au demeurant, les deux vagues « affrontées » du logo ne sont pas antagonistes : elles rappellent l'intrication, depuis les présocratiques, de la philosophie et de la poésie – la première transcendant la seconde mais devant, aux éclairs, aux irisations de celle-ci, de n'être pas fuligineuse. Ce que Shakespeare, toujours définitif, avait ainsi formulé, par la bouche d'Hamlet : « Il y a plus de choses sur la terre et le ciel, Horatio, que dans toute ta philosophie ».
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On a beaucoup raillé le goût de certains auteurs pour les tirages restreints sur papier prestigieux, destinés aux bibliophiles. Et si ceux-là n'étaient pas mus par le seul lucre ? S'ils s'étaient avisés que la nuance, la tenue du papier, la typographie, la composition, peuvent ennoblir un texte ou lui retirer tout éclat, ainsi qu'un comédien, de sa diction, le rehausse ou nous le fait paraître banal ? Paul Valéry, qui fut orfèvre en ce domaine, a noté : « Rien de plus agréable et de plus inquiétant pour un poète que de se voir typographié dans le plus grand style et comme revêtu d'une parure qui ne convient qu'aux plus nobles écrits. »
Quand je présentai à Jacques Neyme mon Éloge de l'Arbre, il songea d'emblée à un format si déraisonnable que je lui fis observer que tout le monde ne dispose pas d'un lutrin – et nous convînmes d'un livre plus maniable. Le rouvrant, ainsi que l'Ode à l'Océan, Océaniques, L'Inaugurale, j'ai conscience de ce que le texte doit à un tel apparat. De quoi nourrir l'inquiétude dont parle Valéry : « N'a-t-on pas fait trop d'honneur à ces proses poétiques ? Que vaudraient-elles si les versets ne pouvaient s'éployer à l'aise ? Si les grandes marges de gauche n'appelaient une ample inspiration ? Celles de droite, une expansion du souffle jointe au mouvement d'yeux qui se portent dans les franges du paysage, en quête de l'arrière-pays ? Oui, que serait le texte, corseté comme l'onde marine entre les quais d'une rade, alors que chaque page est telle un œillet de marais salant dont la clarté de ciel, de sel, s'emparerait de votre face à chaque feuillet tourné ? »
On a parlé du « plaisir du texte ». Il est ici redoublé, n'importent le tirage ou le format, par des raffinements d'un autre âge. Tactiles, puisqu'il n'est de papier qui ne pactise avec les doigts qui l'effleurent ; visuels par la grâce d'un Garamond expert collection de haute origine.
Il est des caractères guindés, statiques, qui rebutent l'œil et semblent faits pour des textes utilitaires de nul agrément. Par son maintien, sa lisibilité, ce Garamond-là accueille le lecteur de bonne grâce et s'offre, dirait-on, à collaborer avec lui. Par ses discrètes ligatures, c'est un caractère volubile comme on le dit des plantes grimpantes, un caractère à l'œuvre, et partant, le mieux propre à préserver la palpitation, la scintillation d'un texte. Je n'en voudrais pas d'autre.
Il n'est pas jusqu'à l'oreille qui, avec les volumes brochés, ne découvre, ponctuant le silence, le chuintement bref du coupe-papier – ce qui vous dissuade de feuilleter, de parcourir le livre et vous rappelle que l'écrit se mérite à moins qu'il ne soit vain. Ce qui, encore, en alentissant votre avancée, rapproche, quoique de manière infime, le temps intérieur du lecteur de celui de l'écrivain élaborant son œuvre.
Tout ce qui précède n'est pas sans conséquences pour un auteur désireux d'« habiter son nom ». Mauriac assurait apporter autant de soin à un article de journal qu'au reste de son œuvre. Peut-être. Mais l'écolier s'applique davantage sur le cahier « du jour » aux feuilles satinées que sur celui dit « de brouillon ». Savoir qu'on sera publié avec la considération due aux meilleurs vous « oblige », comme il est dit de la noblesse ; et, puisqu'il y aura nécessairement discordance entre votre texte et les égards dont il sera l'objet, faisons en sorte qu'il n'en soit pas trop indigne !
Et c'est ainsi qu'un auteur avisé se montre obstinément fidèle à un éditeur modeste mais qui lui procure un surcroît de talent.
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*Le blog proprement dit de François Solesmes s'interrompt à ce jour et reprendra ultérieurement.
Une nouvelle rubrique s'ouvre ici, qui sera poursuivie de quinzaine en quinzaine.
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*en marge du site de Mireille sorgue
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I la légende dorée
Quelques-uns de mes lecteurs savent que je fus le destinataire des Lettres à l'Amant de Mireille Sorgue, le dédicataire de L'Amant du même auteur, et que j'en ai établi et annoté le texte.
Or, un site vient d'être créé par sa sœur, ayant-droit « patrimoniale » de l'œuvre. Comme les allégations, approximations et contre-vérités risquent d'y fleurir (j'en ai déjà rencontré plusieurs), je crois devoir à la mémoire de l'auteur des Lettres de les relever et de les commenter à mesure et, documents à l'appui, de faire justice, le cas échéant, d'affirmations incomplètes ou inexactes. Sans parler, hélas – mais imparable – de ce qui était le plus éloigné de Mireille : la niaiserie satisfaite, et dont voici quelques exemples tirés de la notice biographique, faite maison (comme les confitures, ce sont les meilleures) « pour aider les futurs biographes ».
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J'ai lu beaucoup de telles notices, entre autres celles qui ouvrent les volumes de la Bibliothèque de la Pléiade, mais jamais je n'y ai rencontré autant de faits significatifs, de précisions capitales sur l'écrivain. À commencer par son ascendance.
Le père et la mère de Mireille enseignant à distance, on nous apprend que
« Francis Pacchioni [le patronyme véritable de Mireille] va retrouver sa femme et sa fille tous les soirs à bicyclette. » (Et quel lecteur, ayant du cœur, ne va pas s'exclamer, en apprenant cela : « Quel bon mari, et quel père aimant, cet homme ! )» ?
Autre détail combien révélateur pour qui veut approcher le mystère du génie :
« Quand arrive Noël 1947, Mireille sait lire, elle a appris pratiquement seule, après les cinq ou six premières pages dans un livre aux grandes images. » (Encore que ce ou nous plonge dans l'incertitude car il n'est pas sans importance, pour qui veut mesurer la précocité de Mireille, que ce soit après la page 5 ou la page 6 qu'elle ait su lire.) Mais que « la légende dorée » ne nous détourne pas de nous reporter à la délicieuse lettre de Mireille du 19 décembre 1962 où elle conte sa scolarité primaire : « Mon père m'avait appris à lire lorsque j'avais quatre ans, maître inflexible sans violence, et pour cela vénéré. »
D'autres précisions, non moins éclairantes, nous sont fournies sur ses aïeules. Sa grand-mère paternelle, prénommée Maria, « une lingère, une forte femme, avait dû renoncer au chant lyrique » (mais, tout de même, « un impresario l'avait remarquée au casino de la ville . » Ce qui prouve bien qu'il y a, quoi qu'on en dise, une justice : certes, l'infortunée dut faire le deuil d'une carrière artistique – mais elle eut la consolation d'être remarquée – et par un imprésario !) Cependant que la grand-mère maternelle, Louise, qui vivra plus tard avec le reste de la famille, « ouvrière dans une usine textile », nous est présentée comme une femme « que le travail n'effraie pas. »
Je le demande : comment, avec une telle ascendance, ne pas devenir un être d'exception ?
Mais à quoi bon poursuivre ? Il est patent que ce site s'adressera en priorité aux lecteurs des antiques « Bonnes soirées », et que si l'On eut un père, une mère, des grands-mères exemplaires, On ne saurait avoir toutes les chances en fait de parenté.
Du moins, au fil de cette rubrique, ceux qui s'étonnèrent que la publication des Lettres demeure inachevée vont-ils apprendre quels motifs me conduisirent à… jeter l'éponge. Ainsi, les responsabilités seront-elles établies aux yeux des gens de bonne foi, les seuls qui importent. Les autres s'enchanteront de l'hagiographie sororale, nulle fadaise ne leur étant épargnée.
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