VI - L'ABSOLU
(2 ) . L'ÉTUDIANTE
*Mireille, sans nul doute, envisage ses études en faculté comme une fête de l'esprit : on y vit dans la familiarité des écrivains et poètes propres à nourrir votre ferveur, vous éclairer sur vous-même, vous proposer un modèle d'accomplissement de soi tout en vous affermissant dans vos options, vos dédains, vos refus – et en vous consolant, par leur destin, de l'incompréhension dont vous souffrez.
Et ce, grâce à des maîtres assez semblables au critique Charles Du Bos dont elle lit le Journal :
« comme je m'attache d'emblée à cet esprit, lui vouant cette tendresse passionnée qu'on a pour un prodigieux et cependant fraternel professeur. Qu'il est beau de voir vivre ainsi jour après jour un esprit des plus honnêtes, des plus scrupuleux, des plus exigeants !… » (24 octobre 1964)
Par son intelligence, sa sensibilité, mais son labeur aussi, elle sera une brillante étudiante, tôt remarquée, pour qui il s'agit moins de réussir – acquérir des diplômes ne vous apportant que des satisfactions d'amour-propre – que de tirer le plus grand bénéfice de ses études. Et d'esquisser son esthétique, en la circonstance :
« La question n'est pas de savoir si je peux être reçue malgré une préparation hâtive, mais quel profit j'en retirerai. Je crains de négliger les richesse loyales que j'aurais pu acquérir par une année d'étude, pour briguer seulement la vaine satisfaction d'un succès possible mais mensonger.
Passerai-je cet examen ? Peut-être pas. Il eût fallu partir à point. Je voudrais lire l'œuvre entière de Proust, Verlaine, Rabelais, la littérature du Moyen âge… Je t'assure que je n'en ai pas le temps. […]
Pourquoi vouloir lire dès maintenant tout Proust, tout Verlaine, Rabelais… ? Parce que dans quatre ou cinq ans, je serai professeur et devrai donc savoir tout ce dont je parlerai. » (14 août 1964)
« Il devrait être interdit aux étudiants de licence d'ouvrir un livre de critique – il devrait être interdit de "penser par procuration" ; mais que l'on connaisse le texte lui-même, afin d'en pouvoir dire les beautés. Je m'accuse d'accumuler des notes en telle quantité qu'il m'est impossible de les revoir ; tout cela je te le promets bien brûlera : ce qui n'est pas en moi ne me sert de rien. N'es-tu pas de cet avis ? Je ne veux que lire, relire encore les textes, m'en parler le soir, me souvenir de ce que j'ai aimé. Le meilleur en moi n'est-il pas la ferveur ? C'est mal à moi si je ne la préserve. J'ai de très grands efforts, de très grands progrès à faire, et la difficulté est que personne ne soupçonnant le mal ne peut m'aider. Il me faudrait un précepteur avec qui je puisse deviser tout le jour (non pas écrire : je bannirais toute écriture qui ne serait pas création– ) » (26 mars 1965)
Hélas – et qui l'eût cru ? – il n'est pas, en Faculté, que des professeurs éminents, passionnés par ce qu'ils enseignent, et qui ont, des œuvres, une connaissance « du dedans » !
Elle s'en indigne à de multiples reprises :
« ne devrait-on pas, lorsqu'on enseigne les beautés de notre littérature à des jeunes gens, inspirer la ferveur, l'enthousiasme, et soi-même avoir l'air heureux d'une telle charge qui est chance ? L'accueil hélas n'avait rien de chaleureux, et ces hommes semblaient las déjà de notre présence. » (24 octobre 1964)
« ** est absolument minable si l'on en juge par le premier cours. Je te jure que j'aurais fait bien mieux, sans aucune expérience. Heureusement, ceux de nos professeurs de philologie que nous avons déjà rencontrés nous semblent également compétents et énergiques, et ont suscité notre confiance, en même temps que notre désir de bien travailler… » (6 novembre 1964)
« Joyeuse, à cause de la décision libératrice que je viens de prendre de ne plus assister aux cours des méprisables bonshommes, dans la mesure où je n'y serai pas contrainte de façon absolue. Car il faut avoir quelque cohérence dans ses buts et ses attitudes ! Il est vain et même immoral d'aller entendre avec une feinte soumission des professeurs que l'on ne juge pas dignes de leur titre et de leur tâche, et stupide ensuite de protester et s'indigner puisqu'on s'est de plein gré prêté à cette parodie d'enseignement. J'ai assisté ce matin pour la dernière fois au cours de**, et j'ai noté sur mes feuilles en une heure une vingtaine de lignes insipides. Les gens rient, rêvent, bavardent – et d'autres très scrupuleusement prennent tout en note. Idem pour le sieur ***…. Nos professeurs de linguistique et philologie sont, heureusement, d'une autre classe, et ont plus de conscience professionnelle. » (26 novembre 1964)
« Révolte ! Révolte surtout contre ceux indignes qui ont charge de gouverner notre étude. Oh le désir terrible de tout leur dire de ce que je pense ! Mais pour qui, pour qui nous prennent-ils donc, et nous croient-ils dupes ? dupes de leurs manœuvres paresseuses pour éluder les vrais problèmes, effleurer l'essentiel, et surtout faire durer, durer encore de vaines paroles… Ah, je n'en pleure plus, mais je ne promets pas de toujours me contenir. Et c'est en de tels divertissements que se passe un temps précieux que je devrais employer au travail véritable et à l'amour. Et c'est pour ce simulacre d'étude que je suis forcée de te délaisser, toi mon amour, et c'est pour cette fausseté, cette pauvreté, et cette laideur que je dois me détourner de la vie vraie, fastueuse. Mais être un jour à leur place – pour les confondre, sans doute, mais surtout pour compenser ! Je sens bien que ceci est un cri d'orgueil, que tout autre que toi jugerait vain – Et vraiment qu'enseignerai-je, moi qui sais si peu de choses, et que n'intéressent pas les gloses ni les anecdotes ?... Mais la seule chose qui vaille d'être sue : les raisons et le mouvement de la création ! Et le pouvoir de la beauté ! Tout le reste n'est-il pas bavardage ? Aller à l'essentiel, et dire l'essentiel seul ! Faire fi du faux savoir, des fausses richesses, et ne vouloir que susciter chez des élèves une ferveur sans autre cause que la révélation du pouvoir du verbe, faire croître chez les meilleurs le désir d'aimer et celui de créer – que m'importerait le reste ? Enseigner très peu de choses, parce que peu de choses valent d'être sues. Et plutôt que d'excéder la mémoire, exalter l'amour. » (25 décembre 1964)
« Je tairai, ou presque, ma révolte renouvelée en entendant le cours inaugural de tel professeur – et ces larmes qui me venaient aux yeux. C'est toujours la même tristesse, avec aussi ce sentiment de méprise et de brimade – Qu'est-ce que je fais là ? Pour qui parle cet homme ? Pourquoi sommes-nous en prison ? » (2 novembre 1965)
Son… irrévérence ira, au cours de l'un de ses exposés, jusqu'à susciter longuement l'hilarité de ses condisciples, aux dépens d'un professeur exécré pour son insuffisance et sa vulgarité, toute la séance étant contée avec une verve vengeresse :
« […] c'est une volupté bien rare que de forcer la Bêtise à s'avouer, à se déployer ; de la mettre en valeur avec… sollicitude et de l'offrir comme un spectacle édifiant à l'auditoire… » (20 décembre 1965)
« je rêve d'une fille féroce qui, passant sur toute répulsion, oserait d'autres jeux dont, à coup sûr, cet insecte vil mourrait. » (26 décembre 1965)
Sans excuser la médiocrité, il reste que certains de ses professeurs, s'ils avaient pu lire ses lettres, lui auraient sans doute dit : « Souffrez, Mademoiselle, qu'étant nés sans génie, nous ne sachions, comme vous, aborder les œuvres au programme – en créateurs ! »
Les citations de Mireille sont en italique.
*
*
* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *