EN MARGE DU SITE DE MIREILLE SORGUE
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vi - L'ABSOLU
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1- l'abîme
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« Comment es-tu donc faite ? Je ne te comprends pas ! »
Je reprends, par souci d'équité, les lettres que m'adressa la mère de Mireille, lors de la crise de l'automne 1962. L'amour y est patent, qui souffre, craint, s'interroge – et me prête des pouvoirs de thaumaturge.
On est consciente d'avoir une enfant « exceptionnelle », « éprise d'absolu ». Mais je sens bien que l'expression n'a guère de substance pour celle qui en use. Et qu'on pense, en l'employant, à ces idéalistes farouches que leurs aspirations condamnent à la solitude, dans la fréquentation de l'élément pur – qu'il soit désert, montagne, ciel ou océan ; qu'il prenne figure de cime, de cellule ou d'ermitage, et tous lieux exigus, irrespirables, intenables, où gîte l'extrême ; alors que le commun des mortels se satisfait avec sagesse d'une vie raisonnable.
Que pourrait bien représenter le terme d'absolu pour qui s'accommode docilement de l'imparfait, du relatif ? A qui sa profession suffit à contenter ses jours et qui n'a cure de conquête intérieure ?
Sauf que pour certains – que la société tolère mal – l'absolu n'est pas un séduisant concept, mais un état, un domaine auxquels il faut tendre de toutes ses forces mobilisées à cet effet. Les seuls propres à vous donner non le repos, mais la provisoire plénitude de celui qui, s'étant mesuré avec on ne sait quel dieu en une modalité de « lutte avec l'Ange », se découvre aux lèvres une fugace saveur de triomphe sur soi ; au cœur, l'orgueil d'avoir accru, parfait
Pour ces quelques-uns qui se sentent appelés, devoir se dérober à la tâche par suite des obstacles, de la méconnaissance rencontrés, du « chantage de la tendresse » encore, est simplement insupportable. Puisqu'on ne saurait les comprendre, que, du moins, on ne leur vole pas le temps, toujours trop bref à leurs yeux, qui leur fut imparti pour s'accomplir par leur œuvre, comme s'il y avait, chez l'artiste, mutuelle création. (Ainsi qu'il en est, pour maintes femmes, lors de l'enfantement.)
J'ai déjà, au chapitre III, relevé l'irritation de Mireille touchant les dimanches matins en famille. Voici d'autres protestations, moins péremptoires que le « Familles, je vous hais » de Gide, mais chargées de quelle mélancolie !...
« Je n'ai pu supporter sans irritation de voir [ma sœur] s'attarder une heure au miroir » (2 juillet 1965)
« On traîne. Et c'est assez déjà de cette vie doucement dilapidée… Je m'irrite de la dispersion vaine des instants. C'est le jeune cousin, notre hôte, gentil, mais enfant encore, auquel il faut répondre… Ce sont les solliciteurs multiples qu'il faut accueillir à la porte et renseigner… Et tels parents à embrasser, à flatter… ces lettres… Ma filleule que je n'avais pas vue depuis longtemps, Mademoiselle, oncles et tantes… Tous charmants, et ma tendresse envers eux non feinte. Mais… j'ai à faire ! Et voilà que je m'irrite contre moi-même, de ne savoir mieux me défendre de ce bonheur facile et nauséeux qu'ils proposent. » (7 juillet 1965)
« Triste amour que celui des grands-mères (et des mères) auprès desquelles, à peine se repose-t-on, on étouffe. » (16 août 1965)
« Je perds le temps. Je n'avoue plus la rancune que j'en éprouve : on ne la comprendrait pas. – Qu'avais-je donc de si précieux à faire ? Mais cette façon nonchalante d'être m'exaspère moins chez ma mère, parce que je la sais uniquement vouée à sa tâche d'épouse et de mère, que chez des êtres qui devraient mieux employer leurs jours. […] Est-ce signe d'extrême jeunesse ou au contraire de résignation que ce gaspillage du temps ? Je ne saurais m'y résoudre. » (30 septembre 1964)
« Je ne saurais m'y résoudre… » C'est qu'il y a, en ce monde, tant d'œuvres qui n'attendent que notre attention, notre adhésion, pour nous éclairer sur nous-même, nous nourrir, nous grandir – que la plus longue vie n'y suffirait. Des œuvres qui, par leurs richesses intrinsèques, mais aussi par l'exigence, la ténacité dans l'effort dont elles procèdent, se proposent aux « appelés » comme autant d'exemples à égaler, de défis à relever. Des œuvres qui témoignent de l'amplitude à laquelle les ressources de l'homme peuvent atteindre.
Mais comment faire comprendre et mesurer la faim, la soif, qui vous poussent vers ces voix singulières, uniques, et, pour les classiques, d'une si étonnante nouveauté, à qui n'entend ni Diderot, Chateaubriand ou Balzac, ni même Proust, Claudel ou Giraudoux, et n'éprouve nul besoin de savoir ce qu'ils ont pu dire ?
C'est très tôt que Mireille constate la définitive incompréhension des siens pour sa vraie nature. Sollicitée par sa famille maternelle, en août 1963, alors qu'elle voulait vivre recluse, elle a « une crise nerveuse à laquelle heureusement personne n'assista. » « C'est qu'il m'était apparu comme un abîme entre eux tous et moi tel que je ne pouvais le soupçonner. » (Octobre 1963)
C'est très tôt qu'elle s'éprouve « en marge » et se montre résolue à s'y tenir :
« Je ne peux imaginer de vivre demain dans le monde, et dans le vent, de rejoindre la foule ; nul orgueil, tu le sais, nul sentiment de supériorité – mais l'irréductible certitude d'être autre, à l'écart, et le désir d'y demeurer.[…] » (19 octobre 1964)
Lucidement, elle mesure le prix à payer :
« Il faut que je tyrannise en moi l'être sociable qui fut si développé, si chaleureux, au risque de décevoir qui me connut différente. C'est qu'il est temps de choisir, de faire enfin ce que je veux ! » (22 octobre 1964)
« J'ai pris longuement le temps de croître, il faut devenir adulte et ce n'est peut-être qu'apprendre à être seule avec soi, à se suffire pour l'ordinaire des jours, à trouver en soi seule conseil, approbation, amitié, jouissance ; je ne crois pas que beaucoup de femmes y parviennent, ni même en découvrent la nécessité ; même celles auxquelles leur profession donne l'apparence de l'indépendance ne peuvent vivre que dans les liens ; aussi n'a-t-on pas tort de dire qu'elles sont d'éternelles mineures. » (13 novembre 1965)
Qu'en auraient compris ses parents, s'ils avaient pu lire ces lignes ? La réponse est dans un extrait de lettre, datée du 8 octobre 1963 : « Peut-être ne sais-je jamais mieux ce que vous m'êtes que lorsque je suis à distance – quand votre existence, comme hors d'atteinte, me déchire. – Papa dira ou pensera que tout ce que je dis là n'est que verbiage. C'est vrai, oui. J'admire qu'il se passe de mots, son silence est plus digne que mon explication. Et je n'ai jamais pensé que ce silence était tour d'ivoire, non. »
Oui, tout ce qu'elle dit n'est que verbiage pour qui n'entend que le langage usuel, bien suffisant dans l'ordinaire des jours. (Au moins ce père ne se mêlera-t-il guère de la publication des écrits de Mireille, au rebours des « femmes » qui, ayant appris par la critique qu'elle avait du génie, allaient s'arroger, en ce domaine, des compétences dont elles étaient bien dépourvues. Ce qui sera évoqué en son temps et l'on verra quels fruits naissent de la présomption et de l'incompétence conjuguées, soutenues par une opiniâtreté sans pareille.)
Aimée de ses parents, elle le fut sans conteste, et sa mère en témoigne : « elle supporte de plus en plus difficilement les contraintes familiales mais elle reste prisonnière du personnage qu'elle a été pendant dix-huit ans : une petite fille, une adolescente, puis une jeune fille exceptionnelle par l'esprit et le cœur.
« Dans la famille, et jusqu'au cousin le plus éloigné, tout le monde l'aime avec prédilection, si bien que la petite sœur, si jolie, si gracieuse, et qui n'est pas sans mérite, est complètement éclipsée par la grande. » (26 décembre 1962)
(Un fait qui aura d'extrêmes conséquences, indéfinies.)
Mais on peut se gagner tous les cœurs sans que nul ne fasse droit à vos aspirations les plus profondes : « Je suis lâche, je l'ai toujours été du reste, si sage, si docile toujours ! Choisissant toujours d'avoir de bonnes notes, des louanges, me satisfaisant de la satisfaction des autres quand tout de même j'entendais bien en moi murmurer de plus dures exigences ! Un peu plus d'audace, un peu plus de vigueur, et je me révolterais, et je choisirais les veilles longues, le café, le vertige, la désaffection de toutes choses, le désordre autour de moi, sur moi, et j'écrirais enfin, dussé-je sembler folle ou ridicule, intolérablement négligente, et très ignorante des matières du programme en juin prochain… Mais non ! […] (25 octobre 1964)
À toutes les difficultés auxquelles se heurte un être épris d'absolu, celle d'être femme n'est pas la moindre, et Mireille le pressent, elle qui, pourtant, souffrit de n'être pas aussi féminine que sa sœur, ses amies, ses condisciples, ou même que ces filles du bourg, si à l'aise lors des fêtes locales :
« Je t'écrivais l'autre jour que parfois malgré ce que j'en dis, je me sens devenir femme, fille – mais le meilleur de moi, je le sais, c'est cette part virile, révolte et désir de créer… Je sens le danger de cette conversion au simple bonheur de vivre, de ce consentement, de cette reddition. Je deviens femme ; cela me plait et cela me désespère. Le souci de te plaire, de te complaire, d'adoucir et d'ordonner le monde autour de toi est beau certes, et juste, par l'élan duquel il procède. Mais il est comme la négation de vœux qui je le crois te sont plus chers – celui surtout d'une liberté créatrice. Tantôt je me cède et tantôt je me résiste. Ce sera chose difficile que de pacifier, de concilier mes contradictoires désirs – mais c'est en toi que je dois et veux m'accomplir toute : sois exigeant, je t'en prie… Ne peux-tu à la fois m'aimer – terriblement – et me mépriser – un peu – pour que je progresse vers toi ? Sans doute cela me fera mal, et sans doute tu souffriras toi aussi de ma peine, mais ne veux-tu pas me voir me développer, m'épanouir ? » (22 janvier 1965)
Eh oui, le génie est androgyne ; aussi, je doute fort qu'elle se soit jamais revendiquée écrivaine, auteure, autrice, comme le font aujourd'hui tant d'…écrivassières !
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