en marge du site de Mireille sorgue
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*******************IX - la « difficulté d'être » (2)
« Souffrirai-je toujours de ce mal de novembre ? Qu'on me préfère, que tu me préfères, me laisse incrédule. L'évidence m'étonne. Je ne la comprends pas. C'est de ne pas comprendre, c'est de tout ce que je ne comprends pas que j'ai mal. "Insolation de soleil noir" ? "jusqu'à se consumer l'âme" ? Oui, quelque chose en moi s'est consumé. J'ai l'air plus que jamais d'avoir quatorze ans ? Pourtant je me sens vieille, exténuée et sans larmes comme une vieille femme qui ne fait plus, jour après jour, que ce que l'habitude et la stricte nécessité commandent. Cependant qu'il fait beau comme jamais. » (13 juin 1966)
« Me gêne aussi cette raideur du cou, de la nuque côté droit, qui depuis cinq ans m'avertit que je dois me ménager. » (17 juillet 1966)
« Je me souviens de la lumière de mars [ au bord de l'océan] ; j'aime le mal qu'elle m'a fait. Ah, comment promettre que je ne m'y brûlerai plus ? » (25 juillet 1966)
« Il me semble qu'à présent tout est remis en question ; je ne suis sûre de rien, ni de ce que je dois faire, ni de ce que je dois être ; je n'agis que pour ma conservation, je ne veux que reprendre des forces, mais je ne sais pour quelle tâche et quel est mon but. Peut-être n'est-il pas nécessaire de le connaître, peut-être est-il vain de le choisir, peut-être le plus sage est-il en fin de compte de chercher à survivre le plus agréablement possible. Mais de cela je ne suis pas convaincue… Il me semble, et plus que jamais après les bouleversements de ces derniers mois, que la vérité m'est dérobée ; les choses n'arrivent pas indifféremment, elles ont un sens, ou bien nous pouvons faire qu'elles en aient un, nous pouvons faire que les choses et les faits soient des signes, mais je ne sais pas les déchiffrer et souffre de cette ignorance. Il serait bien temps pourtant que je sache – ou devrai-je me résigner ? »
De cette longue et superbe lettre du 30 juillet 1966, voici un second extrait, au vrai, capital.
« Te l'avouerai-je ? Il me semble parfois qu'on m'a guérie trop tôt, qu'il ne fallait pas qu'on me guérisse, que la folie m'aurait appris davantage que l'état médiocre auquel on m'a rendue. Le monde cessait d'être opaque, je le devinais, j'avais partout des complicités… Mais il faut vivre en société, non dans la nature ; la société m'a reprise, la nature s'éteint, mais la beauté inexpliquée ne me comble plus, je l'interroge. Lorsque j'aurai de nouvelles forces, l'aventure personnelle recommencera. Ces mots désoleraient mon père qui me croit " raisonnable" ; mais comment agir comme lui ? Il se gouverne selon ses principes dont je ne connais pas le fondement. Je ne peux qu'inventer, si je ne me soumets à la règle des autres. Il faut bien que momentanément je feigne de me soumettre, mais inventer séduira ma vigueur retrouvée. Le difficile sera d'établir avec la société des rapports tels que l'invention qu'elle interdit lui demeure secrète ; le difficile est de gouverner juste assez l'invention de soi pour en jouir sans que cela soit perceptible aux autres. J'ignorais en avril quelle faute c'est d'attirer l'attention sur sa personne ; avant longtemps la surveillance ne se relâchera pas.
*C'est qu'avec le délire qui vous est imposé par un hôte redoutable, masqué et tourmenteur, se réalise le vœu de Rimbaud :
« Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.
« Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens […]
Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! »(1)
« Guérie » par la société, Mireille ne se console pas d'avoir en partie perdu les privilèges du voyant à qui la création ouvre ses arcanes, révèle ses affinités, accords, correspondances, alliances, dont elle est tissue ; du poète à qui la nature fait des signes qu'il est le seul à pouvoir saisir, interpréter, et transcrire.
Mireille souffre. Aux douleurs physiques, au reste inexpliquées, s'en ajoutent d'autres proprement existentielles : celles de ne pas comprendre la raison, la finalité de nos actes, le sens de cette vie qui nous fut « infligée », selon le mot de Chateaubriand ; celle de ne rien savoir du temps, de la mort, et de Dieu… À quoi s'ajoutent, pour elle, la détestation d'un moi si imparfait, l'inaptitude à vivre en société, la passion d'écrire tout en en sachant la vanité... (C'est à bon droit que la critique a invoqué le catharisme chez Celle qui, bourrelée d'interrogations, encline au mépris de soi, étrangère à ce monde si décevant, aspirait à la perfection.)
La leçon que Mireille tire de son hospitalisation tient en deux mots : feindre, s'inventer. Feindre une conduite conforme aux règles édictées par les gens « raisonnables » pour ne plus leur offrir la moindre prise ; s'inventer afin, dira-t-elle, de « réussir quelque chose de secret, d'intérieur, en même temps qu'évident et partagé qui est moi. » (13 août 1966)
Je m'accuse de n'avoir pas perçu quel surcroît de vigilance appelait des mots tels que : « avant longtemps la surveillance ne se relâchera pas. »
« la mort, comme la vie, exerce sur moi une sorte de fascination intellectuelle : elle est ce que je voudrais comprendre. » (7 septembre 1966)
[À la veille de l'épreuve du certificat de philologie qu'elle obtiendra avec mention Très Bien :] « Je voudrais être sans défaut, je vais à cet examen comme à une vengeance… » (2 octobre 1966)
« La sensibilité me revient ! Et parfois la douleur, qui ressemble à celle que je vous ai infligée au printemps, douleur des violences qui me furent faites par une incompréhensible nature. […] Sentiment de la présence en moi d'une étrangère inconnaissable, imprévisible, effroi devant cette dépossession, l'effroi qui dut être le vôtre. Avec la conscience exacte de la gravité de la crise me vient celle de votre peine, et la pitié pour nous tous. » (17 octobre 1966)
« Je ne vais ni bien ni mal. Quoi donc m'empêche d'être satisfaite ? Que tout soit approximation. Que tout soit médiocrité. Je sais qu'il n'est pas sage de ne pas se résoudre. Mais sage, faut-il vraiment que je le sois ? Peut-être ne le suis-je que trop ?…°Que signifie ce que je fais, ce que je suis ? Tu ne me réponds pas. » (29 novembre 1966)
« La curiosité, le désir de connaître Dieu, l'effort vers lui, l'effort vers l'esprit au travers de quelque texte que ce soit me semblent être des devoirs trop négligés. » (29 novembre 1966)
« J'étais chez de braves gens et qui m'aiment ; mais cinq jours de lieux communs auxquels je renchéris, par faiblesse ou affection, m'ont lassée. Que cette médiocrité est dissolvante ! Selon que je vois ce que nous avons de semblable ou de différent, je m'humilie ou me révolte. » (27 décembre 1966)
« Ces vacances me semblent un temps de somnolence et de désordre ; je n'ai pas organisé mon temps ; je me suis soumise aux circonstances. » (1er janvier 1967)
« Je voudrais que la vie de famille se borne à voir [mes parents], et Manou aussi. Que je me sens peu faite pour m'inclure dans les cadres traditionnels ! […] Ceux qui prêchent le plus [le mariage] m'en dégoûtent le plus. » (28 janvier 1967)
« J'attends l'été, oui, mais je ne voudrais pas qu'il vienne aussi vite ! Le temps, le temps… Crois-tu que sa brièveté, sa fugacité, me sont moins sensibles qu'à toi ? Ce bonheur est menacé, est condamné, je le sais, mais cela n'en altère pas la saveur. » (28 février 1967)
« Je ne suis pas triste, mais vulnérable […], je me sens dans une saison fragile, mal rétablie, et toi seul sais me rassurer. Toi seul, c'est vrai. Viens bientôt. » (11 mars 1967)
« Je suis guérie, et la seule séquelle est ce manque de ferveur, cette perte plutôt, qui te déçoit, je le sens bien. […] Aimer, admirer nécessite de l'énergie. » (19 avril 1967)
« Il y a un temps infini que je ne me suis pas sentie malheureuse, disgraciée, maudite. » (25 avril 1967)
[ Après que l'un de ses oncles a été frappé d'un infarctus :] « Nous ne savons pas ce qu'est la mort, pourquoi ni quand elle vient, et c'est comme si l'événement se cherchait une occasion de se produire, comme si l'on nous éprouvait, si l'on voulait trouver notre point faible. […] Je suis sûre que de père à fils ou fille des échanges, des réactions – physiques – qui nous demeurent encore inconnues ont lieu, qu'il y a une sorte d'unité charnelle à laquelle on ne peut porter atteinte sans que chacun s'en ressente. Peut-être l'un de nous doit mourir. Il y en a toujours un qui va mourir. […] Il y a des moments où je crains la mort comme au cours d'un orage la foudre. (Une des choses auxquelles j'étais le plus sensible l'an dernier au cours de ce mois de juin qui fut orageux, c'était l'imminence de la foudre.)
Mais toi, moi, je ne nous sens pas en péril. Qui m'aveugle et pourquoi ? "Il fait beau", dis-tu. Il fait beau. Je ne vois pas plus loin que Toi. » (27 avril 1967)
« Bonjour, au commencement de l'été. J'ai toute ma raison, je t'aime ; j'ai toute ma santé, je t'aime et te languis. » (28 juin 1967)
« malade, je ne le suis pas ici [chez ses parents] – malgré le retour de maux de tête tels qu'au jour de notre voyage – et je m'appliquerai à ne pas l'être. » (4 août 1967)
« J'aurais beaucoup à dire sur cette aventure secrète que c'est d'écrire, qui me met parfois dans un état proche de l'hallucination, au bord du vertige. » (7 août 1967)
« partout, tout le temps, je fais des phrases. Cela tient du délire, de la douleur ; je souffre très souvent de la tête […] Je ne suis pas normale ; mais je suis contrainte d'aller au bout de mon acte. C'est terrible, mon ami, mon amour. Terrible et je voudrais savoir et pouvoir me reposer… » (10 août 1967)
(1) Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871.
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N.B. Les citations de Mireille sont en italique.
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