en marge du site de mireille sorgue
******************IX - la « difficulté d'être » (1)
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Quand, à partir de septembre 1962, notre correspondance devient régulière, Mireille souffre toujours de sa déception amoureuse de l'été. Ayant revu, à la rentrée universitaire, le garçon en qui elle avait cru, sa douleur s'en avive, si bien que dans un « geste instinctif de préservation » (10 décembre 1962), elle se réfugie parmi les siens.
Mais son chagrin d'amour, si profond et tenace soit-il, n'explique pas seul l'angoisse, le désarroi qu'elle éprouve alors. Sa mère, en effet, m'écrit : « Savez-vous que chaque année depuis trois ans, c'est la même crise au mois de novembre ? L'année dernière, vous l'avez vécue plus que nous […] Mais l'année précédente – en classe de philo – elle nous avait tous effrayés par une attitude insolite, une espèce de dépression accompagnée de fièvre et d'hallucination. » (Lettre non datée de 1963)
[Je donne ces lignes d'abord pour ceux qui auraient pu entendre la petite sœur déclarer, mais oui, que ces malaises n'avaient commencé qu'avec mon entrée dans la vie de Mireille ! Le sous-entendu allant de soi.]
Désormais, et jusqu'à la fin, alterneront, dans ses lettres, plaintes plus ou moins accablées et assurances de belle santé recouvrée. Celles-ci bien propres à vous faire sous-estimer, voire oublier celles-là. Or, si longue et constante est la litanie des douleurs, des abattements, des déchirements et des désespoirs, qu'à relire d'affilée ses lettres, on se prend à murmurer, tels ces parents au chevet de leur enfant : « Nous ne la sauverons pas ! »
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« Il me semble que je lutte contre une menace de maladie, et que toutes les précautions prises ne font qu'en retarder le déclenchement.[…] Tu me crois lorsque je te dis que je ne vais pas bien ? – Mais le cœur si, je t'assure. » (6 septembre 1964)
« Je suis comme un animal que tourmente un taon invincible – c'est parfois exaspérant. » (8 septembre 1964)
« je lutte contre un adversaire masqué qui me poursuit jusque dans mon sommeil. » (20 novembre 1964)
« Je n'ai pas l'habitude d'accorder beaucoup de crédit aux rêves ; et cependant j'ai été troublée lorsque maman m'a écrit la semaine dernière qu'elle avait rêvét que je souffrais et pleurais ; bien plus encore d'être éveillée, la nuit que je passai à la maison, par une présence noire et intolérable à mon chevet – c'est alors que j'ai crié : – Maman ! Impression jusqu'à ce jour d'un empoisonnement subtil – d'une aliénation. » (3 décembre 1964)
« Mais qu'il est tard déjà pour l'œuvre et le savoir. L'immensité des livres m'épouvante. Jamais, jamais je ne lirai tout ce qui vaudrait d'être lu, jamais je n'en dirai tout ce que j'en voudrais dire, et plus que tout me désespère cette illusion de facilité dans le travail, cette vaine réussite… Être parmi mes camarades celle qu'on jalouse un peu, ou que l'on flatte, ou seulement que l'on croit la mieux douée, et cependant se savoir tellement pauvre d'esprit, ignorante et naïve, et tant en souffrir alors même que l'on vous croit heureuse des louanges et peut-être grisée… Tu le sais, n'est-ce pas, que je ne vaux que par le désir de vivre, la force d'aimer, que je suis seulement ce désir nu, cette force tenace – et hors de cela rien du tout… » (19 janvier 1965)
« … ma tête encombrante, énorme, comme me semble-t-il celle, monstrueuse, des mannequins de Carnaval. » (27 janvier 1965)
« Je n'en peux plus de n'être que moi-même, cela, ce brouillon. […] Je me déteste, et sans doute est-ce définitif. » (11 mars 1965)
[Parlant d'un devoir :] « je n'ai plus le pouvoir d'organiser les mots de façon cohérente, le langage m'échappe, je touche à la folie ! Excédée contre moi ! […] Je me sens bête et pauvre, un peu stupide, un peu folle. » (15 mars 1965)
« Je passerai ce jour dans la fréquentation de Verlaine ; je n'ai besoin ici de nul intercesseur, je connais par le cœur cet être si semblable à moi, cette âme féminine, pusillanime… Ne suis-je pas saturnienne, moi aussi, pareillement instable, lieu de la même perpétuelle alternance de vigueur et de lâcheté, et triste toujours de ne savoir faire cesser en moi ce mouvement qui me ruine, triste toujours, et toujours espérant d'y parvenir ? Aussi cette poésie est-elle pour moi sans mystère, sans aura ; j'y trouve mon portrait secret et détesté, l'aveu que je tente en vain de retenir d'une attristante faiblesse d'âme, d'une trop vulnérable humanité ; ce même désir toujours d'être conforté, et même châtié, ces mêmes exagérations de la joie comme de l'angoisse – un cœur tyrannique, battant à rompre la machine, la même incontinence dans la plainte… Ce n'est pas me quitter qu'être avec lui, pauvre vieux bonhomme gênant, qui m'émeut et que je voudrais retuer en moi […] » (16 mai 1965)
« Mon amour, mon amour, je me défie de moi toujours à fomenter de nouvelles douleurs et secrètement complaisante à toute sorte de malheur. L'été me fait peur, j'ai peur de consentir au feu qui veut qu'en lui je flambe. » (1er juin 1965)
« [Alors qu'elle s'apprête à écrire :] « je me sens me précipiter. […] Toujours cette insolence douloureuse et secrète. » (30 juin 1965)
« Le mal, je ne sais d'où (re)venu me tient depuis le début de l'après-midi. C'est le même toujours : il apparaît donc que les kystes [dentaires] dont je me suis débarrassée n'en étaient pas la cause. » (15 novembre 1965)
« Après ton départ hier la même angoisse dont tu m'avais distraite m'a reprise, ce haut-le-cœur constant, cette peine à respirer… Peur comme une enfant qu'on a laissée seule. Exposée. » (7 décembre 1965)
« Je ne t'ai pas écrit pendant plusieurs jours. J'étais, peut-être suis-je encore véritablement malade, véritablement folle. L'incohérence même, dans l'épuisement. Les autres me rassurent ; j'ai seulement une apparence de surexcitation ; mais pour moi qui me connais, j'ai honte de mon visage, de mes mains ; je me promène pour me fuir ; il est juste d'ajouter que dans les moments où je ne suis pas stupide, je me sens géniale et capable de toutes les audaces ! Souris, Amour mien, j'ai besoin de ton sourire. […] » (18 février 1966)
« Il semble que la tête ne puisse plus se reposer. […] Tout le mal semble venir d'une impossibilité de respirer profondément. » (9 mars 1966)
« [je] m'abandonne à ma naturelle persévérance, l'obstination de finir quelque ennui que j'en éprouve une tâche commencée. Je travaille avec le sérieux, la lenteur, la précision d'un insecte qui fait ce qu'il doit. Quand l'envie me prend de rire de moi, de mes vertus passées de mode, d'un sens de l'honneur qui peut-être me trompe, je serre seulement les dents. » (2 avril 1966)
*Quelques semaines après, à la suite d'une épuisante déambulation nocturne dans la ville, régie, dira-t-elle, par les injonctions des feux – qu'elle interprète –, Mireille est hospitalisée pour un mois.
Le diagnostic fourni à la famille fut laconique : « Ou c'est une crise passagère sans gravité, ou le début de quelque chose d'extrêmement grave. »
*N.B. Les citations de Mireille sont en italique.
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