LE LYS DE MER
« On ne doit pas cueillir le lys de mer. »
Ces mots me visent, tombés de la bouche d'un homme qui, sur son balcon, me regarde revenir d'une incursion sur la dune littorale.
– Je le sais et j'ai mauvaise conscience. C'est pour l'étudier.
– C'est déjà fait.
– Oui, mais pas en poète. »
(J'ai perçu, en la disant, le ridicule de ma réponse.)
Le botaniste aurait pu nommer cette variété : lys émacié. D'un long bourgeon étroit, s'ouvrent six doigts quasi filiformes, blancs à dorsale vert tendre, qui s'écarquillent autour d'une corolle de taffetas, soudée en cornet, dont chaque pétale intègre en son étoffe le filet de l'étamine.
La fleur, gracile, racée, est portée par une tige épaisse, issue d'un jet du sable, comme le sont les feuilles en longues lanières flexibles, appelées à subir l'énorme dévalement des balles de vent. Avec ses semi-replis de patte de palmipède, on la dirait, à distance, lacérée ; mais sa cohésion déjoue les menées du tourmenteur.
J'ai enfreint la loi pour raviver mon souvenir des gerbes de lis déposées au pied de l'autel de mon église de campagne, dans le mois de Marie. Si mince, fugace, que soit l'odeur du lys de mer, elle me restitue celle que répandaient les fleurs cueillies dans le jardin du presbytère. Une odeur à la fois capiteuse et « maladive » qui, imposée, pourrait m'être une forme raffinée de supplice, trop liée qu'elle est à un temps de soumission au dogme et, partant, de culpabilité diffuse, tenace, touchant une chair qu'on vous enténébrait. À croire que, par ce parfum qui pouvait sembler émané des filles de « l'école des sœurs » que nous dévisagions à la dérobée, sur leurs bancs semblables aux nôtres, par delà l'allée centrale, on ait voulu nous avertir que la volupté était triste.
J'ai dit l'odeur « maladive ». C'est qu'elle appelle d'autres images : celles de l'aïeule qui, devant une écorchure de l'enfant, tirait d'un flacon un pétale de lys macéré dans de l'eau-de-vie. Et voici que me sont rendus, dans une inspiration, et la pièce sombre à l'air inerte des hauts lits à rideaux, et le geignement de la porte de l'armoire livrée aux vrillettes, et la brève brûlure de la compresse, que suivait la rituelle admonestation pour avoir été turbulent.
Je crois pouvoir rassurer celui qui me donna une leçon d'égards envers la création : jamais plus je ne cueillerai de lys de mer.
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L'IMMORTELLE
On n'encourt pas le même reproche à cueillir quelques brins d'immortelle : une dune fixée rayonne de ses touffes grêles et fournies ; elle se chamarre de globules – de glomérules – d'un jaune passé, qui tantôt éclosent sur d'immatérielles étamines, tantôt demeurent en leur état primitif de menues boulettes d'écailles ou de bractées.
Porté par les courtes tiges jalonnées de feuilles simples, exiguës, un tissu d'or patiné recouvre ainsi le sable, chaleureux à l'œil comme le parchemin des Livres d'Heures.
Un or odorant. À longer une aire ouverte d'un grènetis de fleurs d'immortelles, nous ralentissons le pas, d'un coup nappé d'une senteur feutrée, cordiale au point de nous croire hélé d'un seuil de chaumière, pour une halte. Par la porte entrouverte, on devine les cuivres d'une batterie de cuisine. L'hôtesse a dû omettre de refermer quelque armoire ancienne emplie de registres reliés, de grimoires, de piles de romans populaires, débrochés à force d'avoir été lus.
Nous déclinerons l'invite ; mais immobile dans la coulée d'air – marin ? sylvestre ? – qui défend l'étendue inhabitable, nous humerons ce soleil d'automne qui, volatil, nous parle par bouffées d'un sable encore tiède, et plus encore d'une chambre au parquet ciré, à lit à courtines de velours, où trouver également l'aise, à commencer par celle de la « fine amors ».
Les fleurs bruniront mais ne se déferont pas. Des années après leur cueillette, une longue inspiration tirera d'elles, affaibli mais inaltéré, un arôme à jamais lié à une souriante désuétude. Partant, goûté des cœurs qui ont richement vécu.
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Murmures…
L'amoureuse
A toi qui ne cesses de chercher, parmi les mots, les clés qui m'ouvriraient, qui me rendraient lisible, je te livre celui-ci, pour les jours où je t'attends, fermée, plombée, vacante et rassemblée : lagune.
L'amoureux
Tu existes : un beau nuage de tendresse voyage par l'espace.
Grave et ensoleillée, pesante de saveur sans jamais peser, trop amoureuse pour se revendiquer femme, je ne vois pas de plus beau nom pour toi que celui de compagne. Celle qui vous masque l'exil originel et le désert où chacun vit. Celle avec qui le temps ressemble à ces fleuves pacifiques chargés de chalands.
François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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