MIREILLE BALIN
III
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« La beauté, promesse de bonheur », dit Stendhal. Et de revers. À contempler des peintures de jadis, des photographies de naguère, qui ont fixé les attraits de favorites, de courtisanes de haut vol, nous avons peine à croire que les modèles possédaient, sur leur entourage, sur un public, le magnétisme que la chronique atteste.
La beauté, quand elle s'incarne, se démode, fût-elle représentée, fixée, dans sa plénitude. Humaine, elle se désaimante comme il advient à ceux que l'amour, le désir, ont jetés l'un vers l'autre. Le temps craquelle, érode, délite, les visages de porcelaine ; il travaille à contrefaire les corps sous les plus riches vêtements.
Si l'on a pu, avec Mireille Balin, parler de « beauté foudroyée », c'est que le temps seul ne l'a pas décrépite, à l'instar de la Gloria Swanson de Sunset Boulevard. L'homme, que toute beauté agresse ; qu'humilie une beauté féminine si distante et raffinée, qu'elle le nie ou le défie, l'homme, servi par les circonstances, va se venger avec, pour sûre alliée, la maladie. Les modalités multiples de celle-ci paraissant dériver les unes des autres pour rendre interminable, irréversible, la déchéance de l'actrice.
*Par le cinéma, par sa liaison avec un homme politique fastueux, elle avait, dès ses 21 ans, vécu dans un climat de féerie tel que la jeune fille la plus romanesque n'eût osé le rêver. Fallait-il y renoncer dans un pays asservi, quitte à s'aveugler sur le cynisme, la crapulerie, les exactions, les crimes, des puissants de l'heure ? Nantie de l'aura, du statut de star, n'avait-on pas le devoir de maintenir, en montrant au conquérant que la beauté, l'élégance, le luxe, avaient encore droit de cité dans une capitale mâchurée de croix gammées ? Née frondeuse et têtue– ce qu'avaient appris les rustres d'Hollywood –, devait-on infléchir sa conduite parce qu'on essuyait injures et menaces ? Elle aimait. Non plus un chanteur auprès de qui – la mésalliance spirituelle, intellectuelle, même–, elle s'était ennuyée, mais un jeune officier viennois au fier maintien, cultivé, musicien, doué de superbe et d'ironie. Pour des êtres épris d'absolu, la passion a des devoirs imprescriptibles. Dans le monologue si juste de ton que lui prête Roger Grenier[1], qui l'approcha, on lit : « Pendant la guerre, il aurait peut-être fallu que nous nous cachions. Que nous nous comportions à la façon d'un couple adultère. Comme si j'étais mariée avec la France et que je doive recevoir en cachette mon amant, l'officier autrichien. Pas même nazi. Un Viennois. Il n'aurait pas compris que je refuse de l'accompagner au restaurant, au théâtre, dans les boîtes. Alors on a dit que je m'affichais. […] »
*Je rouvre Au rendez-vous allemand, de Paul Eluard, poète de la Résistance : « En ce temps là / pour ne pas châtier les coupables / on maltraitait des filles. / On allait même jusqu'à / les tondre. // Comprenne qui voudra / Moi mon remords ce fut / la malheureuse qui resta / Sur le pavé / La victime raisonnable / À la robe déchirée / Au regard d'enfant perdue / Découronnée défigurée // Une fille faite pour un bouquet / Et couverte / Du noir crachat des ténèbres // Souillée et qui n'a pas compris / Qu'elle est souillée / Une bête prise au piège / Des amateurs de beauté […] »
Souillée, oui, et violée à plusieurs reprises, le 28 septembre 1944. Par des amateurs de beauté !
Ni la femme – malade, ruinée, à la beauté ravagée –, ni l'actrice en disgrâce, sa figure, ses emplois étant jugés révolus, n'auront, dans les multiples interviews qui jalonnent sa déchéance, de propos amers, rancuneux, pour sa condition, les amis décevants, le public versatile.
On dirait que, la gloire évanouie, l'adversité allait permettre aux vertus inhérentes à la jeune fille de se manifester sans que rien ne vienne plus les gauchir ou les voiler. Avec l'élégance m
orale, la délicatesse de réactions, c'est une exemplaire dignité dans le malheur qui frappe le lecteur des souvenirs de l'actrice. Très tôt, elle s'était dite fataliste Très tôt, elle eut le sentiment d'un quiproquo, et elle dira plus tard : « J'étais couverte de bijoux. Je n'étais pas faite pour cette vie-là. »
Après un intermède où la célébrité, la fortune, l'éloignèrent, la détachèrent jusqu'à l'inconscience de son moi profond, une adversité opiniâtre allait lui permettre de… coïncider à nouveau avec le meilleur d'elle-même. Le malheur allait assouvir à satiété son humilité infuse, son goût de la solitude, sa mélancolie invétérée, sa faim de l'authentique.
*Elle n'est plus – et l'esprit bronche à cette pensée –, qu'un peu de poussière, d'esquilles d'ossements dans le cimetière de Saint-Ouen. Pourtant, des hommes, découvrant son image fixe ou animée, s'étonnent de subir, avec un particulier agrément, la magie de ce visage dense à la clarté de givre ; et d'abord celle d'un front tel que ces « grands pays plus chastes que la mort », qu'évoque Saint-John Perse, mais qui pourrait non moins figurer le mur d'enceinte, sans fissure, d'un fort intérieur aussi avenant qu'inexpugnable. Ils voudraient percer le secret d'une fascination qui perdure en dépit des modes. À moins qu'ils ne lui demandent de conjurer les tares d'une époque où fleurissent négligence, vulgarité, bassesse, violence. À moins, oui, qu'ils ne soient en quête de quelque trace d'un état d'esprit, d'un comportement, en voie de disparition, qu'on les nomme classe ou race. Lesquelles intègrent et fondent fidélité à l'enfance, rigueur, intransigeance envers soi, distance prise avec la gloire et ses hochets – et non moins avec les revers, la défaveur, le dénuement.
Dans la constellation des « étoiles » éteintes dont la lumière nous parvient toujours, celle de Greta Garbo a la plus grande magnitude. L'éclat de son visage immaculé dont le halo estompe les contours, s'impose à nous avec l'ascendant des cimes inviolées.
La clarté tenue en bride du visage de Mireille Balin appellerait plutôt les termes de chatoiements, de moirures, où se peignent les états d'âme de l'actrice. Intense et comme réservée, on y percevrait, selon la scène du film, des reflets de saline, de nappe aquatique ou de filon argentifère. La distinction du maintien inhérente à la femme, ajoutant encore à cette radiance, une nuance de rare, de précieux, où l'opaline aurait sa place, non loin de la fleur épanouie du magnolia.
[1] "Mireille" dans La fiancée de Fragonard, Gallimard, 1981.
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Murmures…
*L'amoureuse
On me croit distraite, absente, depuis que je t'aime ; au vrai, c'est l'immobile contemplation intérieure d'un grand dérangement.
Muette, fascinée, terriblement attentive, ma vie alentie ou engorgée par un constant dialogue mental, j'oscille désormais entre l'alarme et l'impatience.
*L'amoureux
Fille, sœur, amie, amante, tour à tour ou tout ensemble, selon le vœu d'Héloïse, mais compagne d'abord – solide, égale. Compagne (de vocation) de l'homme. Ce qui n'est jamais plus sensible que dans nos silences, côte à côte, quand nos pensées vont de conserve. Quand, jusque dans nos muettes dérives, nous allons… de compagnie.
*François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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