MIREILLE BALIN
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II
Dans la curée des regards dont elle fut l'objet, la « divine » se fit, de sa beauté, un masque impénétrable et un refuge. Les dieux et les hommes firent durement payer à Mireille Balin le lustre singulier que, pendant dix ans, elle donna à l'écran.
La gloire livra son visage aux maquilleurs, aux coiffeurs, afin de le rendre conforme aux signes extérieurs de la vamp, complice ou instrument de la ruine, de la mort, promises à l'homme assez téméraire pour s'éprendre d'une femme triomphale.
Et si les rôles d'aventurière qu'elle accepta, la renommée venue, étaient profondément des contre-emplois qui contribuèrent à sa perte ?
C'est à ses premières apparitions – le mot juste ! – que je demanderai le secret du charme, au sens premier d'incantation, qu'elle exerça d'emblée sur le public. À la jeune fille de bonne famille fourvoyée dans un bal graveleux ; à la paysanne, nièce de Don Quichotte ; à la secrétaire de Si j'étais le patron (photo ci-dessus) ; à la servante de restaurant napolitain qui écoute chanter « Catari ». C'est là se pencher sur de l'or natif et non sur ce que les joailliers en feront ; c'est là vouloir saisir la clarté originelle d'un visage avant que l'éclat des bijoux, des fourrures, ne vienne l'adultérer.
Joliesse et beauté ne se recouvrent pas exactement, et l'on sent bien la gradation de l'une à l'autre. La jeune actrice est jolie, mais elle n'enfoncerait pas en nous, et fort avant, une écharde aussi dérangeante – et délicieuse – que celle que nous dûmes à la frimousse de Simone Simon dans Lac-aux-dames, si cette joliesse se résumait en une simple harmonie de traits, commune, au reste, à maintes figurantes.
Une bonne grâce, une distinction innées, la belle santé de qui est proche d'une nature perçue comme fiable et savoureuse, se massent dans l'ovale d'un visage qui appellerait l'exclamation du poète : « Dieu ! qu'il la fait bon regarder ! » La tête se présente en sommité florale d'un corps qui a la gracilité de l'osier. Et l'on pourrait filer la métaphore en invoquant, pour cette face, la fraîche candeur d'un buisson d'aubépine en fleur.
Ce visage me serait-il si proche, si je ne le savais latin – sans la prodigalité d'une Anna Magnani, d'une Sylvana Mangano ? Davantage : par sa mesure, son équilibre, la lumière qui l'affleure, c'est aux paysages du Val de Loire, plus qu'aux rives méditerranéennes, que je le rattache.
Le front surtout retient par son ampleur où lire à livre ouvert une limpidité d'eau captive, au reflux, d'un creux de rocher ; et que pure est donc la plage de marée basse, à l'aube, quand nul pas ne s'y est encore imprimé !
On ne décèlerait, en ce large bandeau, trace de vanité, de présomption. Décence et probité s'y épandent, affermies par un regard qui interroge, et où l'expectative se nuance d'incrédulité : « Malgré les certitudes sur lesquelles je règle ma vie, comment être sûre de ce que je vaux, de ce que je fais ? De la droiture des êtres qui m'approchent ? De la sincérité de leurs éloges ? »
Ce regard droit, déterminé, une velléité de sourire (le rire ne sied pas à ce visage) nous persuaderaient qu'on possède l'assurance que donne aux femmes une mine plaisante à voir. Mais la lucidité de qui n'est pas dupe des apparences ne cessera guère de faire douter de soi et d'autrui, celle qui, très vite, aurait pu faire siens le « Faire sans croire » valéryen, ou le « Je me voyais me voir» de la Jeune Parque.
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Vinrent la gloire et le statut de star. Poncé, épuré, enfermé en des contours quasi incisifs – tels ceux, péremptoires, définitifs, qui s'imposent à l'artiste au terme de ses ébauches... –, le visage atteint à une extrême présence, et la Beauté, irrécusable, peut y exercer à plein son empire ; un frémissement de surface suffisant à suggérer les dispositions d'un personnage qui, de compagne loyale de l'homme, est devenue une icône maléfique. Une icône, au demeurant, aussi datée à nos yeux qu'une Marlène Dietrich.
Qui voit Mireille Balin de ses débuts à son apogée, a le sentiment d'une glaciation qui s'étagerait de la bouche trop bien dessinée, de la meurtrière des paupières, de sourcils réduits à un trait décisif de fusain, à un front qui vous oppose une inflexible fin de non-recevoir. Toute la Beauté – ascendante – de la créature culminant dans ce pan de sereine arrogance, qui vous donne « ce coup de poing, vite, au cœur, en passant », comme dit Cocteau.
En vain demanderait-on à ce front de laisser transparaître un reflet des vertus que l'on sait pourtant intrinsèques à cette femme : une timidité foncière, qui va jusqu'au manque de confiance en soi, une clairvoyance corrosive quant aux conventions sociales, aux mondanités, au luxe, aux faux-semblants de toute espèce ; une propension à la solitude, au recueillement, que la foule vorace, futile, ne comprend ni n'admet ; et qui jugera sur les apparences la femme musicienne, cultivée – lectrice de Marc-Aurèle – et grande voyageuse éprise des hauts lieux de l'art mondial.
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Murmures…
L'amoureuse
Appartenir à tes larges mains, chaudes et sagaces, est une garantie de grande aise. Ce n'est qu'entre elles que je me sens… surélevée !
*L'amoureux
Je ramène tout à toi. A-t-il neigé ? (Et c'est alors, sur la plaine, la même clarté aiguë qui monte de l'écume, à l'heure du flux ; le même étincellement universel. A vol d'oiseau, une plantation de cerisiers en fleur dont l'éclat eût envahi, subjugué toute couleur… ) Oui, a-t-il neigé ? Je pense alors : La neige est un drap frais bien tiré, de toile un peu rude – pour l'amour. La nappe est mise pour ceux qui s'aiment, dans une lumière latérale de verres de cristal. *
François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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