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MIREILLE BALIN
(Monte-Carlo, 20 juillet 1909* - Paris, 9 novembre 1968)
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Peintres, sculpteurs, historiens, chroniqueurs, en témoignent : toujours des femmes surpassèrent en attraits leurs congénères et justifièrent le mot de Cocteau : « Les privilèges de la beauté sont immenses. » Mais longtemps, ces prérogatives, les faveurs attachées à la perfection d'un visage, à la grâce d'un maintien, se limitèrent aux dimensions d'une cour, d'un cercle, d'un milieu. Quand elles ne relevaient pas du seul lyrisme d'un poète célébrant sa maîtresse.
La photographie, le cinéma, qui se repaissent du monde féminin, fournissent à foison à notre imaginaire des images de créatures qui rendent crédible le pouvoir prêté à telles favorites sur le monarque, à telles courtisanes conduisant leur amant à la ruine et au suicide.
Il n'est pas de « petites » séductrices. Sur celles que l'on qualifie de « grandes », l'accommodation se fait d'emblée, alors que reste flou ce qui les entoure, les autres femmes comprises.
Chacune est une émissaire que l'espèce nous délègue pour nous rappeler l'hégémonie du féminin. Elle n'est porteuse d'aucune revendication puisque sa souveraineté est flagrante, quasi palpable, et que nous subissons avec gratitude sa tyrannie. Car c'est tout un panorama du féminin, avec ses arrière-plans, que la séductrice feint de déployer à nos yeux, quand nos compagnes font au mieux office d'échancrure, dans le réel. De là que les bords d'une photographie, de l'écran, où s'encadre une « grande » séductrice paraissent exigus, et que son image envahit les marges d'une sorte de profusion d'être.
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À peine certains acteurs entrent-ils en scène, qu'ils nous enveloppent d'un contentement analogue à celui que nous procure la rencontre fortuite d'un familier à la chaleureuse et franche aménité. De tels acteurs obtiennent d'emblée de nous un surcroît d'attention, d'adhésion à leurs répliques, à leur comportement, tant ils s'insèrent avec justesse dans l'espace ; tant leurs propos, leurs réactions, ont une véracité qui rend aise et l'air environnant, et le silence aux froissements de papier de soie qu'assemblent les souffles de l'assistance.
Ainsi des femmes – dont beaucoup deviendront actrices – ont-elles une présence innée qui s'impose à notre système sensitif à la façon dont certaines œuvres d'art nous empreignent l'âme. Comme pour un tableau, une sculpture, un monument, cela tient d'un accord musical et d'une fécondation à distance.
Nous savions la nature inépuisable en ses productions ; elle nous aura une fois de plus surpris par cette vivante dont l'image vient combler une attente – de l'ordre de la nostalgie ? – que nous ne pensions pas posséder, en homme gavé d'effigies.
Elle est. Par elle, ce monde usagé, hirsute, se revanche des dommages que nous lui causons. Par elle, par les alliances que nous lui supposons, nous vient la pensée de tout ce qui, sur cette terre, échappe encore à la rapacité de l'homme : de l'oiseau planant sous l'horizon marin à la strate faîtière d'un cèdre du Liban, de l'évasure de la conque, du buccin, au spath de l'arum…
Elle nous est plus étrangère encore que ses sœurs ? Elle légitime la ferveur, la gratitude, que nous vouons à celles-ci. Elle conjure tout ce qui blesse nos regards ; elle les tire de leurs effleurements distraits, à la façon d'une heureuse surprise qu'on nous ferait, inconcevable. Le mot d'aubaine nous venant aux lèvres devant ce qui ressortit au rare, au captivant.
Nous n'avons pas l'outrecuidance de penser qu'elle nous distinguera dans la foule de ses sujets ; il nous suffit qu'elle accrédite le mythe des déesses, des nymphes, des vestales, des sirènes ; qu'elle soit leur incarnation, sculpturale, mais humaine. Vulnérable donc, ce qui la rend proche, émouvante, à ceux qui savent que le temps passera sur ce visage lisse comme la risée sur une mer de demoiselle, et qu'elle ne sera plus, un jour, qu'une ombre figée ou mouvante, sans plus de compacité qu'une étoffe élimée. Les plus menacées étant celles qui proclament bien haut, par l'arrogance de leurs formes, l'emphase de leur chevelure, l'ourlé de leurs lèvres entrouvertes, qu'elles sont, plus que leurs sœurs, promesse, et promesse de chère exquise, indéfinie, à l'instar des houris que le Coran promet au fidèle.
Il est des hommes mâles et l'épithète est laudative. Il est aussi, parmi les « grandes » séductrices, des femmes femelles chez qui la bouche, les cils, les narines mêmes, préfigurent la voie d'accès majeure, comme si le sexe s'y avouait sans vergogne ; leur chair, faussement immédiate, paraissant une invite explicite à l'étreinte, au… déduit. Une once de vulgarité pour piment.
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Aux séductrices pulpeuses, onctueuses, qui nous font augurer un enfoncement profond dans le charnel (et toute une Amérique gorgée de confiseries – meringues, religieuses, crème fouettée, arrosées d'une flûte de champagne – s'est reconnue dans une rose mousseuse prénommée Marilyn), est-il permis de préférer la beauté close, butée, d'une Louise Brook, casquée de fibres d'ébène, détachée d'une frise égyptienne, à moins qu'elle ne soit la sœur de la reine Karomama, et dont le profil de médaille incise continûment l'espace ?
Est-il permis d'accorder, dans la foule des idoles qui passèrent pour représenter la plénitude, l'universalité du féminin, une place suréminente à Greta Garbo ? Je ne pense jamais à elle sans voir, en un pays neigeux, un faisceau de lumière matinale traverser un banc de brume. Puis s'imposent, comme on parlerait de l'imposition des mains, des traits dont la perfection relève de la plus haute statuaire – le grain de la peau ayant le poli des figurines des Cyclades à l'effigie de la Terre-mère.
On oublie le corps : nous n'avons d'yeux que pour cette clarté de nébuleuse qui nappe et déborde le visage, faisant de celui-ci, dans La Reine Christine, l'archétype des figures de proue.
La séduction peut être provocante. Il lui arrive d'être chaste. Par la lumière propre aux pays nordiques – calvinistes – qui semble avoir modelé Garbo ; par la sexualité de celle-ci, ambiguë, tenue pour un… « exercice salutaire », l'actrice illustre une féminité inconnaissable, inaccessible. Jusque dans les scènes d'amour où elle se montre entreprenante, hardie, émane d'elle un Noli me tangere qui, joint à la solitude dont se nimbe l'extrême beauté, nous maintient à distance, remâchant le vers de Baudelaire : « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre ! »
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*1911 est la date mentionnée sur de nombreux documents. 1909 serait la date exacte.
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Murmures…
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L'amoureuse
Je peux, avec toi, rêver du plus banal puisque jamais rien ne l'est. Et c'est ainsi que je rêve d'un chemin d'île – sans bien savoir ce qu'ils sont ! D'une chambre aux murs tapissés de recueils de vers, de ceux qui suscitent la soif – une chambre ardente.
Je rêve d'un temps lisse, indéfini, pour t'aimer avec constance.
Je rêve d'être autour de toi comme un sommeil entre soleil et ombre. D'être une boule fourrée sur laquelle tu reposes la main.
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L'amoureux
J'ai connu la boulimie et la frustration de l'amateur de musées ; et voici que ceux-ci ne me sont plus de rien : quelle galerie de peintures ou de sculptures m'accablerait de grâce comme tu le fais sans cesse ? Mais je m'avise qu'être condamné à fréquenter la beauté est un supplice raffiné. Sommes-nous en sa présence ? Elle nous essouffle, elle nous contraint. Se livre-t-elle à d'autres regards ? Un sentiment de dépossession, de sourde rancune nous en vient. Présente, absente, elle est l'écharde qui nous rappelle notre dépendance, nous signifie on ne sait quel exil.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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