Dans les marges marines
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Le tamaris
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On ne planterait pas un charme, un érable, un bouleau, un hêtre, en vue de l'océan. Le tamaris compose avec l'ennemi. De fréquents émondages parviennent à faire, d'un arbrisseau buissonnant, un petit arbre contrefait, au port déjeté, au tronc boursouflé que hérissent les multiples aisselles des branches élaguées. Et l'on doute, à voir l'écorce, que celle de l'olivier se montre plus hargneuse envers la main ; qu'elle nous dénonce autant de sévices subis – torsions et flagellations conjuguées, âpreté d'un espace à laquelle répondre par le nœud et l'excoriation.
À qui le harcèle et le harasse sans répit, le tamaris oppose la souplesse de ses rameaux et ramilles portant d'étroites feuilles en écailles – ainsi du navire qui réduit sa voilure par gros temps. La ténacité se lit dans ce feuillage aux déliés d'asparagus, qui tient des tailles du graveur, et que la densité, l'intrication de ses ramifications, son mépris de la symétrie, font paraître touffu.
Mêlant panache et stoïcisme, il ne résiste si bien au souffle massif, acrimonieux qui le houspille, que par cette épure, ce filigrane de feuillage où l'on verrait aussi bien une nuée verdie à l'attache, que les fougères qui se haussent à nos carreaux d'hiver.
L'homme se l'asservit, l'homme le défigure : le tamaris n'a pas vocation à jalonner les promenades des cités balnéaires, mais à se fixer sur un rehaut de dune en s'y ramifiant dès le sol. Qu'on se pelotonne, par un jour inclément, à l'abri de l'une de ces touffes, et l'on connaît une aise singulière.
La sauvagerie de l'immense achoppe sur ce bouquet, tente de le dissocier, y insinue l'inquiétude et la zizanie. Elle en fait un assemblage de balances de précision qui se contredisent – les rameaux regimbant par des hochements désordonnés. Et c'est alors, par la grâce des longues antennes végétales, que la migration de l'espace nous apparaît dans sa puissance et son ampleur. À des vitesses diverses. Au plus bas, la scintillante trémulation des herbes ployées ; puis la masse sans interstice des airs, assurée de sa trajectoire, avec la feuille quadrilobée d'un oiseau qui tangue en dérivant ; et au plus haut, un effilochement de nuages gagnés par la vélocité universelle – tout cela fuyant la mer comme la faune s'échappant éperdue, d'une savane en feu.
Mais des délices plus poignantes encore attendent celui qui, par temps maussade, demande au tamaris de s'interposer entre l'océan et lui. Quel feuillage ferait, mieux que le sien, office de filtre – l'eau dure et âpre accourue du large, se muant, à le traverser, en brise d'eau douce ? Ce qui était souffle de brasier et qu'atteste ce champ de flammes, au pied de la dune, n'est plus que chuchotements de feu qui s'affaisse. Et l'on se tient, au sein de l'invasion, en une enclave de tiédeur et de bénignité où l'immortelle peut enfin jouir de son arôme.
Me levant, je serai à nouveau appréhendé par l'invisible et transformé en torche. Mais pour l'heure, qu'on me laisse savourer le miracle d'un jour de printemps qui se serait fourvoyé en janvier : en ce tiède réduit épargné des vicissitudes des airs, la sorte de constriction de la chair la plus trouble, que j'éprouve, le ternissement de mon âme et son obstinée distraction, joints au sentiment d'être, dans la tourmente unanime, en une place inexpugnable, m'inclinent invinciblement à la délectation morose.
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Le panicaut de mer
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On peut avoir l'acerbité gracile. Le panicaut de mer, résolument ramifié, étage feuilles et fleurs à claire-voie. Ainsi n'offre-t-il que peu de résistance au vent du large – qu'il égratigne au passage. Car de la dune douce à l'œil, accueillante à la paume qui, se détachant de vous, l'effleure et la flatte à distance, surgit la plante la mieux agencée pour s'opposer à la prise. Ses feuilles coriaces se convulsent pour multiplier les dards ; l'inflorescence mime, en miniature, la bogue de châtaignier. Au dessus de la bénignité du sable, on brandit l'acrimonie ; on rayonne de hargne : que le téméraire se le tienne pour dit !
Pourtant, que celui qui jugerait cette plante malgracieuse se penche sur elle. Pour admirer l'étoilement des feuilles acuminées, au blanc liséré, sur quoi repose le capitule. Pour se pénétrer d'un vert d'argent qui, dès que le panicaut se rencontre en colonie, se mue en ce bleu léger, cendreux, qui monte d'une mer unie, par les matins d'été.
Il me plaît de trouver, dans la flore dunaire, l'oyat, le lys, l'élyme, l'immortelle, sans omettre l'épervière laineuse ou l'astragale, pour me rappeler ces jours où l'océan polit patiemment l'espace de sa rumeur égale, assourdie, où s'enchaînent les soupirs. Mais je sais gré au panicaut de témoigner pour un autre visage de l'étendue : celui où, dans un climat de subversion unanime, on vous oppose une volée ininterrompue d'aiguilles de glace. Aussi ne médirai-je pas de lui qui distribue avec agrément l'hostilité.
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Sur le silence III (suite du 15 octobre)
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Quelques citations d'Eugène Merser*
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**Le silence appartient à la vie, non à la mort.
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La musique est plus digne que les mots de rompre le silence, et le silence plus digne que les mots d'interrompre la musique.
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Si la parole est, selon Beigbeder, « un acte où l'individu s'abolit », le silence est le non-acte où l'individu s'affirme.
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Le silence est au bruit ce que la transparence est à la lumière.
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Le silence est la clé de voûte de l'édifice sonore.
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C'est avec les pierres du silence qu'on érige le temple de la musique.
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La musique se crée à partir du silence, se propage à travers lui pour, finalement, se perdre en lui, où tout commence et tout finit.
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Le silence se propage par ondes, comme la lumière et les mouvements de la passion.
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Le prélude aérien de Lohengrin, l'élévation de la Missa Solemnis, atteignent aux frontières du silence idéal.
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Les paroles s'envolent, le silence reste.
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Minute de silence, minute de vérité. L'homme a besoin de la parole pour dissimuler ses pensées.
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Le silence prépare les rendez-vous du cœur et de l'esprit.
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Le silence panse les blessures de la parole.
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Rien n'est plus impressionnant que le silence des grandes orgues dans une cathédrale déserte.
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******** *Né en 1911, mort dans les années 1980, il se disait « un non-violent passionné », fidèle, depuis sa jeunesse, à la tradition libertaire.
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