ARBRES (III)
Les feuillus ont ma faveur. Pourtant, c'est un cyprès que j'ai planté jadis devant ma porte. Pour qu'il me parle des fins dernières ? J'entends ici s'insurger « la Jeune Captive » : – « Je ne veux pas mourir encore ! » Non que j'ignore les motifs qui le font hanter les cimetières, les cours de cloître : il est, par excellence, le trait d'union entre l'argile originelle et le Ciel ; l'index levé, péremptoire, qui nous désigne et le Séjour des justes et la géhenne.
La plupart des arbres sont à claire-voie ; le soleil s'y infiltre ; des étoiles s'y prennent, que l'aube libère. Opaque, le cyprès est une colonne basaltique que l'érosion éolienne aurait effrangée ; un dyke de ténèbres que le plus dense azur ne pénètre. Il a, pour fruits, de rêches concrétions à la dureté d'un cœur de chêne.
Il n'a cure d'accueillir. Si la tourterelle y nidifie, il n'est guère le relais, la halte d'autres oiseaux dont, au surplus, il étoufferait le chant. Le clinquant du peuplier d'Italie lui est étranger, et la foisonnante exubérance du marronnier, du châtaignier, de toute essence profuse, au maintien débraillé. Comme surgi d'un jet, il fait paraître besogneux ce qui ne s'élève qu'avec force contorsions.
Je sais cela quand, au petit jour, j'ouvre ma porte pour augurer du temps qu'il fera. Mais je crois interpréter à bon escient son message implicite, qui est d'exclamation, d'intimidation, de mise en garde : « Un jour neuf t'est donné ! Vis-le dans la ferveur ! Fais qu'il reluise en ta mémoire. Moi, ce sont les ténèbres de la Terre que j'érige ; la Nuit du minéral, irrémédiable, sans issue, où nulle étoile ne se hasarde. Mais lève les yeux. Jusqu'au point où je me quitte : il y a là une clarté que midi même ne ternit pas. L'éclat du solitaire… »
J'entends la leçon. Midi me rendra aux saveurs, à un dehors étonnamment amorphe, à la prairie, à la route, aux hommes. Mais d'abord faire retraite. Et que la contention du cyprès me gagne, son refus de l'effervescence, et sa façon de nous dire « Je maintiendrai » avec un laconisme que n'ont les autres arbres.
De sa souple rectitude de grande Noire portant un fardeau sur la tête, il me donne une leçon de tenue. M'accorder à la sobriété de sa silhouette, s'inspirer de son quant-à-soi, s'élever à son image, sans le souci de plaire, avec ténacité dans le dessein, c'est cela qu'il faudrait faire. Croître est l'aspiration même du vivant ; mais que d'êtres, en ce monde, sont figures de l'irrésolution, du louvoiement, de la dispersion ! Que d'arbres gesticulent jusque dans l'air calme, se font girandoles – à admirer ! –ou, tel le cèdre du Liban, rament en vain, tel un « Zénon immobile à grands pas », quand un seul mouvement suffit au cyprès pour s'affirmer, n'importent les sollicitations ou les forces adverses : la dénégation. Il y a, en lui, une détermination assimilable à l'idée fixe : grandir sans se laisser divertir par rien, sans dilapider la poussée ascensionnelle qui le travaille ; être la torche de nuit qui fait paraître aux hommes le ciel plus bienveillant.
Midi me rendra aux chênes, aux peupliers, aux bouleaux, qui eux aussi ont à m'enseigner. Aucun ne m'est de plus grand profit que le plus janséniste des arbres, si bien fait pour s'élever dans les terres cathares, et où se filigrane un Christ aux bras étroits.
Quand la plupart des arbres disséminent le regard qu'on leur porte, le cyprès le concentre et l'entraîne au plus droit, à la cime. Au rebours de maints houppiers, celui-ci nous épargne l'indécision. Unique, voici le point extrême où l'arbre se sublime en une oscillation qui témoigne que rectitude et fluidité ne s'excluent pas. Est-ce pour conjurer le vertige que tant d'arbres subdivisent leur faîte ? Le cyprès répugne aux diversions ; il dédaigne les garde-fous. Il fait de sa cime, d'où il paraît se dominer de haut, une croisée de routes désencombrées, perçues des seuls oiseaux. Là où la brise ni le vent n'ont à craindre des engagements incertains, là se tient, lustral, le vif de l'air. Si vif qu'on l'entendrait sans surprise y pétiller comme un feu de brindilles qui prend.
Ah ! pouvoir, sans plus de poids qu'un passereau, se tenir en ce poste de vigie, contemplateur éclairé d'une humble assistance d'enclos, de chemins, de vignes, de vergers, et se murmurer, pour un peu de temps encore, le vers du « Cantique du printemps » de Milosz : « Que le monde est beau, bien-aimée ! Que le monde est beau ! »
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l'Arbre en poÉsie
Paul Eluard
Chaque arbre d'ombre et de reflets
Est un miroir pour les oiseaux.
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Du monde confus, opaque / des ossements et des graines /
ils s'arrachent avec patience / afin d'être chaque année / plus criblés d'air.
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Entre les branches dessinées / Du mur sans fin de la forêt /
Les étoiles des œufs s'amassent
Le sapin aux lèvres dures / Le pin qui sait bien se taire /
Le noyer à son ouvrage / Le tilleul à son parfum /
Comme un sourd à son silence
Le prisme du peuplier / Et le saule au bout d'un fil
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Tout au long des branches / Mes feuilles renaissent /
Mon chemin est couronné / De bien-être ensoleillé
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Les arbres debout sur leurs talons
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… les arbres ressorts d'oiseaux de vent de nuit
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Définitivement ils sont deux petits arbres / Seuls dans un champ léger /
Ils ne se sépareront plus jamais.
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Toutes les feuilles dans les bois disent oui, / Elles ne savent dire que oui, /
Toute question, toute réponse / Et la rosée coule au fond de ce oui.
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La forêt voilà la forêt / Malgré la nuit je la vois […] / Elle s'éclaire d'elle-même /
Par ses frissons et par ses voix.
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La forêt donne aux arbres la sécurité
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Un hiver tout en branches et dur comme un cadavre.
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Nous irons au bord de la mer. Tu seras sous un arbre qui cligne des feuilles.
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Je te l'ai dit pour les nuages / Je te l'ai dit pour l'arbre de la mer /
Toute caresse toute confiance se survivent.
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