arbres (II)
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Enchevêtrant les ramures, brouillant la silhouette et le port spécifiques à chaque essence, la forêt cache l'arbre. Elle le voue à l'antagonisme avec ses pareils ; elle en entrave le plein développement.
On peut goûter les assemblées d'arbres dans des parcs à la Watteau, les sombres massifs forestiers quasi inextricables. Est-ce parce que l'individu m'importe plus que la foule, la personne plus que la multitude ? Je veux pouvoir considérer l'arbre dans son éploiement naturel, le ciel en guise de page d'herbier.
Darius avait une garde de cent Immortels. Les arbres qui m'entourent, qui m'assistent, bien moins nombreux et qui croissent à l'aise, ne sont que pérennes. Je ne leur demande que de me survivre, sachant d'expérience combien tout un pan de ciel croule en avalanche par la brèche que fait la chute de l'un d'eux, jeté bas par la tempête. Une telle brèche, qu'il faut cent ans pour la combler.
Je n'entends donc jamais une tronçonneuse en action, dans le voisinage, sans un sentiment d'incongruité majeure ; sans me dire que les arbres momentanément épargnés ne se méprennent sur ce grincement âpre et jubilant. Aussi me gardé-je d'ouvrir grand la fenêtre de ma bibliothèque, de crainte d'entendre les plus proches me rappeler le mot de Saint-John Perse à Briand : « Un livre, c'est la mort d'un arbre ».
Chuchotent-ils, la nuit, quand je dors ? Il me plairait qu'ils se disent : « De lui, nous n'avons à craindre. Il n'est que de le voir effleurer une écorce, y poser la tempe, enserrer un tronc, trancher le lierre, exterminer le capricorne… Ou se tenir debout, tête levée, pour prendre notre mesure et nous demander de l'ordonner ».
Qui aime l'arbre se réjouit de vivre en un terroir au climat variable, au sol divers : où qu'il aille, des édifices végétaux l'attendent, distincts par leurs linéaments, leur membrure, la découpure et la teinte de leurs feuilles, la densité de leur ombre. Multiples sont les familles, et chacune témoigne de la façon qu'on a, dans sa lignée, de se comporter avec le vent, la pluie, la neige. Et d'abord, prévenant notre regard, de nous envisager – avec hauteur, retenue, ou bien cordialité et comme à bras ouverts. Car il en est qui vous toisent, guindés, quand d'autres vous semblent reconnaissants qu'on s'avise d'eux. La plupart vous ignorent, bien trop concentrés sur leur vie interne pour disperser à la ronde leur attention.
Avouerai-je ma prédilection pour les feuillus ? Ils publient la saison, l'attestent jusqu'en son étendue. Ce ne sont pas eux qui se laisseraient abuser par l'un de ces jours de printemps qui, selon le mot de Proust, interpolent l'hiver finissant : il leur faut plus d'assurances avant de s'envelopper d'une voilette mouchetée et de noircir sous eux l'herbe d'une prairie comme si une source s'y épandait en secret.
C'est par les feuillus qu'on voit le soleil dériver sous la brise, s'éparpiller sous le vent, et ils en palpitent, en reluisent, en moussent, s'en éclaboussent – poissons captifs d'un filet qu'on tirerait de l'eau, et qui ne serait qu'ouïes battantes.
Par eux, je sais aussi, quand l'hiver les a dépouillés, comment chaque sorte compose avec l'espace. Le cyprès le fore de son trépan fuselé ; le cèdre du Liban s'élève en faisant force de rames, ou en insérant des rebords de pagode dépenaillée entre deux strates aériennes. Et l'on voit bien que les airs n'ont pas la même consistance, parfois à peu de distance ; que certains sont friables et que d'autres ont la dureté du cristal de roche.
Mais qu'en est-il des arbres dont le feuillage nous dissimule la charpente ? Devant une ramure de chêne à nu, je m'étonne d'abord : – Quel séisme silencieux a crevassé jusqu'à terre la coupole du ciel ? Ou quelle foudre arborescente a calciné branches et tronc mieux que l'eût fait un charbonnier, sans omettre l'extrême ramille pareille aux craquelures des faïences anciennes ? Qui a drainé tout le noir de l'azur en ce fleuve debout sur son embouchure ? Ou l'arbre veut-il nous suggérer son système racinaire ? Nous montrer par quels cheminements la contention la plus résolue peut se muer en dissipation ?
Ce sont là divagations de rêveur. Ce qui m'apparaît, c'est la résistance que rencontrent le chêne, comme aussi l'ormeau ou l'olivier, le hêtre ou le châtaignier pour établir leur souveraineté, quand le peuplier d'Italie, le bouleau, le palmier… savent se gagner l'espace par leur élan, leur grâce, voire leur candeur. (Auxquels se joint le hêtre pour ses attaches de branches où prévaut le Y féminin.)
À regarder un chêne d'hiver, on ne doute pas que sa croissance se fit à la force du poignet et sous le signe de la divergence, de la dissension, par manœuvres tortueuses. Les branches s'équilibrent ? Nous assistons à un sauve-qui-peut d'énormes reptiles à partir de l'axe vertical. On dresse devant nous une planche anatomique figurant l'ossature d'un être contrefait, aux multiples bras déjetés, contournés, raidis par des nodules et contractures.
À nu, encore, la division érigée en mode de conquête ; chaque aisselle de branche luisant d'une poignée de neige résiduelle. À nu, à la périphérie, la grisaille d'une profusion d'antennes d'insectes tournées vers le dehors pour en capter les dispositions.
Qui prête attention aux arbres réduits à leur squelette ? Quelle éloquence, pourtant, ont ces bras de suppliciés vociférants ! Et le ciel en grimace, balafré ; le ciel dont le silence rend plus visible la clameur hirsute de ceux qui, dans le règne végétal, se voient tombés en disgrâce.
Ah ! Que la nuée verte dont ils s'enrobent , le printemps venu, – ô tilleul de juin poudré de bruissements d'abeilles ! – ne me fasse pas oublier ce qu'elle dissimule : l'interminable difficulté d'être, l'induration qu'elle engendre.
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l'Arbre en poÉsie
Paul Valéry
Le monde entier souffle dans une graine et en fait un arbre.
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L'arbre corps énorme entre la finesse de ses principes dans la terre et la finesse de ses conséquences aériennes.
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ô plante, arbre, répétition rayonnante.
Tu rayonnes ton âge par saisons et par germes
Tu répètes ton motif régulièrement à chaque angle de chaque étage de ta croissante stature, et tu répètes ton essence en chaque graine ; tu te produis, tu te jettes autour de toi périodiquement sous forme de chances – en tel nombre.
Tu élimines tes similitudes.
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La divine extrémité des arbres me remue toujours – m'importe – et me tord dans notre profondeur.
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Vent
[…] Tout le corps de l'arbre se hérisse
Toutes les feuilles fuient jusqu'à la plus voisine de chacune.
Un torrent des plus fins. Une massivité, une plénitude presse. Le bruit d'un sablier, d'un passage.
L'envie et la peur de partir. Mille petits mouchoirs verts agités.
Mais dès qu'elles quittent l'arbre, emportées, elles ne trouvent plus le vent.
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Madame* * * * * Vous aimez les fleurs et j'aime les arbres. J'aime le tout mieux que la partie. Adorez avec moi ce grand être isolé et complet de qui la stature et la forme me satisfont jusque dans l'intime. Il invoque, il arrime l'arbre de vie qui est en moi. Je ressens, il m'inspire le développement rayonnant d'une figure de la croissance, l'approfondissement d'une nécessité qui convoite toute la substance de la terre, et la détente démesurée d'une puissance dans l'air libre. Il est, dans toute sa gloire, la loi pure de se faire toujours égal au désir composé avec le soleil. Chacun de ses besoins le fait grandir, enfle sa masse, hausse sa taille et il s'étale dans le temps comme il se pousse et se succède dans l'espace. […]
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[Lucrèce] – Un fleuve tout vivant de qui les sources plongent dans la masse obscure de la terre les chemins de leur soif mystérieuse. C'est une hydre, ô Tityre, aux prises avec la roche, et qui croît et se divise pour étreindre ; qui de plus en plus fine, mue par l'humide, s'échevelle pour boire la moindre présence de l'eau imprégnant la nuit massive où se dissolvent toutes choses qui vécurent. […] Dans l'empire des morts, des taupes et des vers, l'œuvre de l'arbre insère les puissances d'une étrange volonté souterraine.
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Les arbres regonflés et recouverts d'écailles
Chargés de tant de bras et de trop d'horizons,
Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons.
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Ici, j'aime un arbre. Il porte la mer dans sa tête et la balance.
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Un arbre est couvert de redites. Il est un nombre vivant et frissonnant. Une forêt dit : feuille, feuille… Millions de feuilles.
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