LE Rossignol
II
Il faudrait plus que le chatoyant génie d'un Olivier Messiaen pour transcrire, non pas en notes comme il le fit pour son Catalogue d'oiseaux, mais en mots le chant des oiseaux virtuoses.
« Donner à voir » est malaisé ; mais donner à entendre ! Qui saurait restituer pour un lecteur, l'expiration indéfinie d'une pinède littorale qu'assaille et presse, au soir d'un jour torride, un compact vent d'Ouest ; ou, en ce même vent, loin dans les terres, ténues, subliminales, les mouvantes efflorescences de l'Océan ?
Il faudrait, pour seulement suggérer le chant du rossignol en amour, une langue apte à rivaliser avec lui en promptitude, agilité, invention, autorité. Plume trempée dans l'or liquide, une écriture étourdissante de surprises et de bonheurs d'expression à la lettre ininterrompus. Encore l'auteur, fût-il sténographe, sortirait-il de cette joute humilié, accablé, et se tiendrait-il pour un tâcheron.
En ce coin de campagne en semi déshérence où je suis, buissons et boqueteaux témoignent encore d'un temps de pacage, de fenaison, de moissons. Aussi les oiseaux ne l'ont-ils pas tout à fait déserté, et l'espace, au printemps, se peuple-t-il d'invites. Tel mâle festonne les airs de roucoulements ou attend une compagne dans la nasse de ses gazouillis ; tel caquette ou clabaude ; mais la plupart se répètent à satiété et l'on sent bien que le couple connaîtra tôt l'ennui des pigeons qui « s'aimaient d'amour tendre ». Pourquoi, une fois l'espèce identifiée, prêterions-nous l'oreille à ces ramages immuables ? Pour diverse que soit la gent ailée, ses chants, ses cris, participent du fond sonore des alentours, avec le pépiement d'une averse sur le toit, le claquement d'un volet, le grommellement étouffé d'un avion.
Le rossignol n'est pas un chanteur de charme cultivant le cantabile. Étourdir ! Confondre ! Essouffler ! Harasser !... Tels sont ses impératifs. Le temps bref, en guise de prélude, d'un crescendo appuyé jusqu'à la raucité – et il est à l'œuvre. Je ne le vois : sa note ascendante n'a pu que le propulser à la cime, seul lieu qui convient à une créature d'exception. Y avait-il, au sommet de l'arbre, un bloc de jais, d'ébène ? Le jour est clair, mais c'est à une masse « d'outre-noir » que l'oiseau s'attaque. Une masse que la nuit accroîtra sans limites, et le ciseleur de s'en exalter, son ouvrage n'en reluisant que davantage.
Il travaille dans l'urgence, sans reprendre haleine. Son « J'ai à faire ! » exclut l'alanguissement, le répit même que le tourneur, le verrier, s'accordent pour apprécier l'ouvrage. Mais c'est la hâte maîtrisée qu'autorise la sûreté du faire. Nulle hésitation ni retouche : d'emblée la rigueur de ce qui coule de source, irrépressible. Et certes, la « rigueur obstinée » s'assortit de dureté : on se montre à la fois expéditif et imperturbable, comme si l'oiseau n'aimait rien tant que l'injonction et le diktat.
Et nous voici qui suspendons nos occupations avec le sentiment d'un événement inouï – et captivant : un artiste se produit qui fait paraître ternes, besogneux, tous les choristes ; qui les réduit au rang de comparses. Et nous n'entendons plus que lui qui jongle avec les notes, les fait voltiger, pirouetter, grelotter ; qui les égrène, les bouscule, les arpège, les picore, les projette en un tir groupé, les rattrape au vol, les frotte les unes aux autres, les martèle, les enfile comme autant de perles sur un fil rigide.
Le chant de la plupart des oiseaux est convenu, prévisible. L'oreille devance celui du moineau, du ramier, de la mésange. À présent, l'improvisation est de règle. À peine a-t-on perçu trois secondes de clavecin de Bach, que suivent sans une pause un effleurement de harpe ou de xylophone, un son filé, un bref sifflet épuré, quand celui du merle, expert en verroterie, est du voyou hélant une fille dans la rue.
Foin des adagios, soupirs, fioritures : d'un gosier infatigable, il enchaîne d'un trait sautillés, trilles, staccato. Des notes s'ébrouent, d'autres fusent et s'éteignent comme flammèches. C'est que la partition fourmille d'indications telles que prestissimo, vivace, animato, agitato, attaca, ad libitum…
Et l'on écoute, subjugué d'évidences, comme on verrait un trapéziste se produire sans filet, sûr de réussir les rétablissements les plus risqués ; comme on entendrait la coloratura desceller du lustre l'une de ces notes qui, atteintes, cueillies, vous mettent une salle debout.
Maître en ruptures, en reprises, syncopes et enchaînements, il est l'imprévu conjugué à la vélocité. Aussi ne peut-on s'habituer à ses perpétuelles variations rythmiques et harmoniques.
Nul ne songerait à lui dire : « Étonne-moi ! », tant il ne cesse de nous étourdir. De sa prestesse, au point qu'il nous semble l'entendre s'éperonner : « Plus vite !... Plus vite ! » De sa race : laissant au commun les soigneuses lenteurs, les suavités, les redites sempiternelles, il mise, pour conquérir, sur son dur velouté, percutant, péremptoire et une inventivité sans frein.
Il me plaît de croire que l'arbre dont il est l'hôte, se fait, de son feuillage, une assistance médusée par le soliste virtuose. Les gazouillis, jacassements, criailleries, croassements, s'y dissipent dans le bruissement du feuillage. Mais cette voix qui vous éclabousse de copeaux sonores, et fait pièce à tout autre son !... Ce chant que la nuit sertit si exactement, que le temps même écoute !... Et n'est-ce pas là, plutôt, en un filon ouvré – « l'or du temps » ?
Que de leçons devraient en tirer l'écrivain, le poète ! De rigueur, de concision dans l'opulence ; d'inattendu dans l'écriture, qui ait aussitôt force de nécessité ; de rectitude dans le dessein ; de tension dans le cheminement. La leçon, encore, d'un langage qui se refuse la complaisance jusque dans la prodigalité ; qui jamais ne se grise de soi ; qui, dès les premiers mots impose, singuliers, uniques, sa tonalité, son timbre, son mode de pénétration, de colonisation, chez le lecteur. Pour la fécondation de son présent ; pour le souvenir mordoré qu'il en gardera.
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Moi qui ne suis peintre, écrivain ou compositeur, laisse-moi donner ma mesure dans cet art difficile : dresser un écran entre la mort et l'aimé.
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L'amoureux
Tout s'est passé comme si je t'avais désignée, alors que personne ne faisait attention à toi : « A présent, c'est à vous de chanter. » Ces mots dits par une confiance instinctive en la sonorité, en la docilité de l'instrument.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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