VAGUES
v
****************************Reste avec la vague à la seconde où son coeur expire.
*************************** Tu verras.
**********************************René Char
*
****Imposante, écrasante, est cette puissance par temps calme sous un ciel en coupole d'Ispahan. Mais que l'océan prenne ombrage d'un vent qui s'acharne à bousculer ses majestueux balancements !
Que sont devenues les plaines céréalières moirées d'ondulations ? Un massif hercynien se forme, dont les roches, jeunes par nature, sont étonnamment burinées. Si instable est l'assise, que tout plissement tourne court, et qu'abondent glissements de terrains, effondrements, nappes de charriage. Mais comment expliquer l'émergence de tant de falaises de calcaire, et fugaces de surcroît ? A-t-on jamais vu, au reste, un massif montagneux tanguer, rouler, et paraître fuir de côté ? Un massif fait de chaînes enchevêtrées qui jouent à s'enfoncer, à resurgir ? Un massif crevé de cratères de lune ?
Davantage : en quel climat sommes-nous ? Une contrée boréale s'étend, noyée de frimas, encombrée de congères que le blizzard rebrousse. Et qui affirmerait que ce relief tourmenté n'est pas couvert d'une taïga enneigée ? Il n'est rien ici qui n'inclinerait le géologue, le géographe, à douter de leur savoir.
*
Le simple mortel, lui, voit là un soulèvement de populace. Par temps calme, une mer nous dissimule le nombre, la densité des foules qu'elle recèle. Mais qu'une émeute s'y produise, c'est de toutes parts que surgit la multitude et que l'océan donne, sous la banquise du vent, le spectacle de l'horripilation. Celui, encore, d'un halètement à froid, fureur et promptitude s'avivant l'une l'autre.
– « C'est là-bas. À bonne distance », se dit le témoin. Mais il est, avec la côte, ce qu'on assiège, comme en témoigne la succession des formations d'assaut. Le désordre est dans les rangs ? Il n'est de récif, de phare en mer, de bateau, sur qui ne convergent la hargne des airs, l'impétuosité des flots : – « Que l'on rature tout obstacle à nos débordements ! »
C'est là-bas. Ainsi, d'en-deçà la frontière d'un empire, regarderait-on se dérouler une guerre intestine. Néanmoins, le stable horizon marin a disparu derrière les sommets liquides, et il faut rassembler ses forces pour résister au vent du large – si vaste, ce large, mais qui fait, de votre visage, son biseau. Et quelle emphase, en l'étendue ! Je vois vociférer les foules, s'échanger invectives et apostrophes. Par delà les proches coups de bélier, je vois l'espace s'emplir de clameurs, et l'hostilité y prendre corps. Et si le versant entier des eaux se relevait et, pivotant sur le rivage, s'abattait sur nous ? On tend le jarret, devant ce qui s'apprête à nous jeter à la renverse.
*
Marée montante… dans les grandes largeurs ! Mais que le flot soit à l'étroit en certain fjord de Norvège, et s'enchaînent les vortex aux carrousels d'écume, les ombilics concentriques aux ébauches d'atolls coralliens. Des spirales en creux sans fin s'y forment et s'y défont. Il n'est là que vagues reptiliennes qui, en leurs fosses, se rêvent boas constrictors.
Maelström est un nom à détente, plein de ressort, mais l'étymologie nous avertit : un courant d'eaux toupillantes moud, broie le bateau qui s'y aventure. Et comme le gouffre y affleure, il faudra croire le marin qui, s'étant arraché à grand peine à la nasse, nous dira la voracité de l'onde.
¶
Le raz est un courant d'autre sorte, les eaux embouquant un détroit. Quant au raz-de-marée, il n'a cure de goulet ou de pertuis ; il veut l'océan entier pour un développement qui laisse confondu le survivant : il a vu un paroxysme d'énergie, de puissance élémentaires.
Née d'un séisme sous-marin, une pointe de sein soulève la surface des eaux et, dans l'instant s'invagine, se fait doline, cratère au bord érodé qui se propage en bourrelets concentriques. À l'horizon, une vague cingle vers la côte, à peine dominant l'étendue. Et voici qu'atteignant les hauts-fonds, elle s'enfle démesurément et devient falaise, versant de montagne liquide se ruant sur l'espace – à enfoncer ! à occuper !
Transgression de toute frontière, subversion de tout repère humain – digues, appontements, édifices, franchis d'un bond, concassés, démantelés, emportés pêle-mêle. L'espace explose, points cardinaux culbutés, catapultés ; l'espace s'abat en l'espace, la mer fonce en la mer. Il n'y a plus d'assise terrestre. Que l'indistinction originelle. Qu'un monde en débâcle, soumis à la flagellation de torrents, au piétinement d'un pachyderme gigantesque. Dans le tohu et le bohu des Écritures.
¶
En chaque continent, des foules d'hommes grouillent en leurs termitières, ou s'affairent entre elles. Les cours d'eau vont leur pente ou font halte en un lac ; des forêts s'émeuvent, ouïes palpitantes, ou se rassoient, résignées à la fixité ; des brises offrent leurs bons offices aux arbres en fleur ; des vents usent, à paumes ininterrompues, sphinx et menhirs, palais et toute éminence minérale. Et s'en vont par le ciel, en pensées passagères, brumes et giboulées, et « merveilleux nuages ».
Toutefois, pour Qui a le don d'omniprésence, quel spectacle que celui d'eaux massives, piaffantes, échevelées, mais si disciplinées dans leur allégeance aux astres, si ponctuelles en tout point des rivages, que la vie littorale se règle sur elles !
Toujours, en quelque point de l'Empire, sévit la dissension, s'affrontent le ferme et le mouvant. Mais l'horizon marin est telle la règle dont on arase le grain quand le boisseau est plein outre mesure. Si bien que toujours aussi, à la faveur d'une bonace, refait surface, simple et nue, la parfaite étendue et, avec elle, l'Openfield et l'Oppidum conjugués.
Grâces soient rendues aux eaux douces, dociles, doucereuses. Mais révérence est due à celles qui, âpres et amères, serves et inaservies, s'insurgent, dispersant l'altitude et défiant le « roseau pensant » : ce sont elles qui ont inspiré au Poète le vers dont se prévalent les âmes fortes :
"Homme libre, toujours tu chériras la mer."
"Homme libre, toujours tu chériras la mer."