Ah, le monde est si beau qu'il faudrait poster ici quelqu'un qui, du matin au soir,
soit capable de ne pas remuer.
Paul Claudel
vagues
IV
Dieu qui, si j'en crois la Genèse, assigna aux eaux et à la terre leurs aires respectives, contemple-t-il parfois la ronde de ses océans – qui se tiennent la main par les détroits ? Observe-t-il leurs façons infinies de traiter avec les côtes – plages, falaises, anses et criques étant marquées du sceau du féminin : ce qui est assujetti par le mâle, voire violenté par lui ? Ce qui se sent continûment dévisagé par un Regard circulaire, acéré, qui s'épanche, prend vos mesures et tranche à la base tout relief ? (En partie couvert de lambeaux de paupière, le globe même de l'Œil !) Ce qui est Un, face à la disparate terrestre, et quelle cohésion lui en vient !
Encloses en des rives d'étang, les eaux se bornent à faire office de miroir aux nuages. Mais qu'on leur donne plus que l'étendue : une ronde immensité enveloppante et d'un tenant, quelle mainmise elles exercent sur les continents ! et quelle diversité dans leur astreinte !
Une plaine, une steppe, un désert, peuvent nous donner le sentiment de l'immensurable, et jamais plus que dans l'uniformité, tous accidents de terrain effacés, quand l'œil cherche en vain des contours que l'esprit sait repoussés au plus loin, toujours. Mais par sa nudité, la rotondité que son horizon induit, la mer est la figure achevée de l'immense bouclé sur soi.
Maints hommes s'embarquèrent, en quête d'un « bout du monde » où s'éteindraient, dans une béatitude indéfinie, attachements anciens, aspirations et nostalgies. Au fervent de la mer qui sait que l'on ne se quitte, il reste de se rêver en dieu qui, de son regard, engloberait la sphère des eaux salées et les verrait à loisir multiplier les réponses aux forces qui les meuvent, aux obstacles que leur expansion rencontre.
*Un océan sans mouvement ne se conçoit. Pourtant il est bien tel aux latitudes polaires et l'on y marche sur des eaux pétrifiées que la neige rattache sans hiatus à la roche. Est-ce pour nous enseigner ce que sera le continent des eaux – hérissé de séracs – une fois le soleil mort et la Nuit régnant à demeure ?
Ah ! que se déchire le silence, à grand fracas de banquises fracturées et de plongeons qui restaurent à la ronde l'hégémonie du fluide ! Que la roche perdure, se résigne à la permanence, à la fixité, à la sclérose : l'eau est par nature voyageuse !
Celles que voici, planes, laquées, semblent assoupies. Mais savons-nous si elles ne se concertent ? Et si elles n'étaient qu'attentives au signe, d'elles seules perçu, qui, de proche en proche, les orientera vers le rivage où accoster pour y combler par le flot un creux sur terre, un évidement dans les airs par la rumeur ?
En mille autres lieux, la progression est déjà en cours ; et l'éclatante floraison par tout golfe sablonneux, quand l'océan y dépose, comme palmes, ses auréoles de neige frottée de vent ! Car il est des côtes où le flux, gagné par la soumission qu'elles affichent, y multiplie les manifestations d'allégeance.
En revanche, que le vent éperonne l'assaillant ; que la troupe des eaux soit massive et belliqueuse, et l'étendue érige, tel un reg, le hérissement en manière d'être ; elle se fait râpeuse et comme urticante. De l'horizon au rivage, le flot a des teintes, des lueurs de minéral igné soumis à torsions, élongations, ondulations. Unanime sous nos yeux, sur notre face, la décision offensive ! Seul l'homme inconscient ne se sent écrasé au pied d'un tel étagement de fronts de vagues en incessant déséquilibre. Elles s'abattent, de palier en palier, chemin de ronde et douves confondus, dans un tumulte d'effondrements internes, extérieurs ; dans un bruissement de pulpe, de tourteau d'olives, mâchées et dégluties.
À nos pieds, la turbulence d'une émulsion d'eau et de neige trépillante, promesses de nappes d'écume virant de l'aile et qui se subliment en flashes d'allégresse. Mais, à l'arrière plan, dominant la scène jusqu'à nous masquer l'horizon primordial, la menace de vagues faites de cimeterres soudés, tranchants brandis vers nous.
Puissance péremptoire ! Et jamais plus patente qu'à faible distance quand la vague – manquant une marche ? – se renverse, muscles à nu, dans un saut périlleux dont la retombée est un coup de semonce pour le sol. Ainsi d'un coup de poing sur la table, un despote met-il fin aux palabres.
L'espace en retentit, et notre torse. C'est nous qu'on subjugue, à qui on assène une leçon d'humilité : nous ne savions pas assez que l'eau, souple à nos doigts, à nos membres – à notre gorge –, fût, chargée de sel, capable de révoltes, surrections, retournements et volées de revers. Que la vague à l'échine fumante d'embruns, contînt tant de neige explosive – dont l'alentour est soudain incendié. [.../...]
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