L'ÉCRITURE AU FÉMININ
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I SUR UNE DÉDICACE
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***Tirant de ma bibliothèque le premier livre de Colette qui se présente – c'est La Naissance du Jour –, je l'ouvre au hasard et lis : « La mûrissante couleur de la pénombre marque la fin de ma sieste. Infailliblement, la chatte prostrée va s'allonger jusqu'au prodige, extraire d'elle-même une patte de devant dont personne ne connaît la longueur exacte, et dire, d'un bâillement de fleur : "Il est quatre heures bien passées". »
***Je lis ; je vois. Quelques lignes auront suffi pour abolir le cadre de ma vie, mon temps propre, et pour leur substituer, très persuasivement, une heure, un lieu, des acteurs. Comme d'autres vous imposent les mains, l'auteur m'imposa ses mots, rendant irrécusables et le climat et la scène.
***Si j'essaie d'analyser l'étrange bonheur qui accompagna ma dépossession, j'y trouve d'abord une impression d'entière confiance envers celle qui me prit la main ; d'emblée, je sentis la sienne plus que sûre : infaillible. Je n'avais à craindre ni à-coup ni enlisement, et ni chemin qui hésite ou tourne court. On me menait au port et je pouvais, les yeux fermés, m'en remettre à mon guide. Davantage : on intégrait, à ma marche, la pulsation d'une discrète musique. Non seulement rien ne contrariait mon souffle, mais celui-ci se laissait gagner par l'aisance des phrases à vivre si justement, à se sentir chargées d'images heureuses. Et c'est ainsi que j'avançais, ma respiration renouvelée, devenue consciente de soi, à peine précautionneuse devant le miracle.
***Quant au sortilège dont l'auteur use pour me soumettre avec gratitude à ses desseins, j'ignore quel il est. On eut recours, je le vois bien, à des mots si ordinaires que le lecteur s'imagine les trouver lui-même à mesure. Et ces mots loyaux, qui ne cherchent pas à nous en faire accroire, on les assembla sans contorsion ni enflure – quoique sans faiblesse – nous imposant une vision selon les voies de la plus tranquille évidence.
***Ce qui n'est rien dire puisque tout est affaire de discernement dans le choix des termes, de sens quasi physique de leurs affinités, de leurs accointances, et des singuliers pouvoirs qu'ils retirent de leurs alliances. Et c'est ici que paraît, que se dissimule plutôt, un art consommé d'entremetteuse supérieure qui sait s'effacer, se faire oublier, si bien que les mots croient, à l'instar des amoureux, que la nécessité, la prédestination seules, les firent se rencontrer – et les voilà à leur affaire, et les voilà tout à leur bonheur.
***Je lis, je vois. J'habite à plein l'opulent présent auquel on me fit accéder ; je l'habite parce que je sais le dire, à mots éloquents et rigoureux. Me voilà inséparablement doué de regard et de parole.
***Et de me souvenir, inoubliée, d'une dédicace de Valéry, lue à l'exposition que la Bibliothèque Nationale consacra au poète : « à Colette, qui seule de son sexe, sait qu'écrire est un art, le possède, et confond quantité d'hommes qui l'ignorent. »
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***Puis j'ouvre au hasard un recueil de vers d'Anna de Noailles. Je quitte une femme de milieu modeste, qui ne put faire d'études secondaires, qui très tôt dut âprement gagner sa vie, pour une autre sur le berceau de qui se tint un concert de bonnes fées. La naissance, l'éducation, la fortune, le loisir à discrétion, et plus précieuse que tout, une manière de génie, rien n'aura manqué à la Comtesse Mathieu de Noailles, femme de lettres et d'abord poétesse.
***Rien, sauf d'être consciente qu'« écrire est un art ».
***Je lis, mais ne vois pas. Je vois d'autant moins que faute de rechercher le verbe expressif, de provoquer des noces de mots qui soient et hardies et manifestes, on accumule – et c'est aveu de faiblesse ou de paresse – les épithètes convenues, redondantes, voire saugrenues ou dérisoires, ô « groseilles aux baies rondes et lisses », ô « douceur éclatante et susceptible », ô « douce douceur » ! ...
***Je ne vois pas, parce que, dans cette rage de tout qualifier, on obstrue mon champ visuel d'une pacotille de mots et d'images ; parce que l'esprit perd pied, que la nausée le gagne à rencontrer tant d'à-peu-près lexicaux, syntaxiques ; tant de verroterie hétéroclite, de burlesque involontaire, ô cœur « ardent et lourd », assimilé à « cette poire / qui mûrit doucement sa pelure au soleil », ou qui « aura la pente / du feuillage flexible et plat des haricots. »
***Tout à l'heure, je me laissais conduire les yeux fermés. À présent, tour à tour irrité et consterné, je ne cesse, en lisant, de mentalement corriger, d'élaguer ; je soupire après le gâchis de pareils dons, car le génie est bien sous-jacent à ce monologue profus, exalté, parfois délirant, de qui n'écoute que soi et pas même ce qu'il dit. Des vers admirables se saisissent de nous, de temps à autre ; des vers qu'on dirait beaux par inadvertance ; des vers immérités, que l'on hésite d'abord à saluer : « Je dois m'abuser sur leur valeur. Il n'est pas possible qu'il y ait une telle mutation dans la qualité... » Des vers qu'on ne lit pas sans trembler de ce qui va suivre et qui ne manquera pas de les exténuer – en quoi notre crainte n'est jamais déçue. Et c'est ainsi qu'avec « une âme universelle », « excessive », « un cœur tumultueux », une parole ardente et qu'on espérait immortelle, on précipite dans le dédain et dans l'oubli, pour en être demeurée au romantisme, à croire que Rimbaud n'avait pas paru ; pour n'avoir pas entendu Valéry assurant que « l'enthousiasme n'est pas un état d'âme de poète » ; pour avoir confondu le vague, le lâche et le grand, et préféré « les poèmes que les astres [lui] dictent mystérieusement » ; pour avoir encore et surtout cédé au plaisir, à l'ivresse de plaire, sans écouter jamais que ses adulateurs.
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***Le destin du poète Anna de Noailles est exemplaire de ce qui se produit quand, tenant pour digne de la postérité tout ce qui tombe de votre plume, on cède à la facilité, à la complaisance envers soi. Si les œuvres de femmes étaient assimilées à des « ouvrages de dames », n'est-ce pas que plus souvent qu'ailleurs, ou à un rare degré de virulence, on y trouvait ce qui fut fatal à l'auteur du Cœur innombrable : non la richesse mais la pléthore et l'encombrement ; non l'exigence, la rigueur, mais l'impatience et le laisser-aller ?
***Marie Noël - considérable poète - s'interrogeant sur « son parti-pris contre toute poésie féminine », le justifie en ces termes : « De la grâce, oui, et du charme, mais trop peu détachés [des femmes] pour qu'on puisse parler de créations, d'œuvres d'art. » Immergée dans le moi organique et sentimental, on pense qu'il suffit de se laisser aller pour faire œuvre durable ; de se raconter à la façon des bavardes qui ne vous font grâce d'aucun détail – sans se douter que l'infime ne nous retient que lorsque l'alchimie d'un Proust l'élève à la hauteur d'un événement de la sensibilité.
***Restée plus proche que nous de la nature, la femme est tentée d'écrire comme elle parle, de se satisfaire du style lâché du journalisme – la prétention en plus. Elle ne paraît pas avoir pris conscience que le naturel, loin d'être donné, doit durement se conquérir ; que la sensation, chez le lecteur, de la parole spontanée, du cri brut, s'obtient – de quoi témoigne un Céline – par un traitement méticuleux, acharné, du langage et non par la simple transcription de l'oral.
***Prolixe, tendant vers 1'efflorescence, et par ailleurs flottant ou négligé, tel apparaît trop souvent le style « à la paresseuse » des ouvrages de dames. L'épithète y abonde, ou faible, flasque, ou excessive – par une commune prédilection pour les mots plus grands que soi; les images y prolifèrent, qui sont, non comme chez Colette d'une force, d'une justesse à vous faire rendre les armes, mais arbitraires ou approximatives, faciles et mièvres, ce qui donne au lecteur le sentiment du clinquant et du maniérisme, de la gratuité surtout, tant on semble croire qu'on peut tout se permettre en fait de rapprochements de mots – ce qui est méconnaître la nature de l'image, de la métaphore, la rigueur qu'impliquent leur hardiesse et leur nouveauté.
***Au total, des ouvrages dont beaucoup ont la portée, le destin des témoignages non élaborés, des simples conversations ; des œuvres-miroirs où se donnent libre cours 1'égocentrisme, le narcissisme, la sensiblerie, le larmoiement. Des productions encore d'épigones et parfois, comme pour Anna de Noailles grande admiratrice du Musset poète, d'attardées.
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Puisses-tu trouver en moi tes rives, quand tu es, homme aux yeux d'enfant, telles ces étendues d'eau indécises, en quête d'un sens, d'une pente…
Et puis le rivage même quand, las de vaguer, tu as soif d'accoster.
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L'amoureux
Quand tu dis : « Je t'aime. Je veux grandir. Je te désire. Je n'ai que toi » à voix assurée qui engage, et en dépouillant ta parole de toute fioriture, je reçois tes mots comme l'eau engloutit l'un de ces beaux galets que nous trouvions, en longeant la mer.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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