L'ÉCRITURE AU FÉMININ
I SUR UNE DÉDICACE
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Un amour de la vie, chez nos compagnes, incomparablement plus soutenu que le nôtre, une vaste expérience sensorielle, auraient dû, pensons-nous, se traduire par un foisonnement d'œuvres de portée universelle. Or, comme le soulignent avec malignité les misogynes, on chercherait en vain chez les femmes l'équivalent d'un Platon, d'un Shakespeare, d'un Michel-Ange, d'un Beethoven... Elles, que leste le sang, qui vivent dans la fréquentation assidue de l'élémentaire, qui sont bien moins que nous coupées de l'originel, auraient pu, nous semble-t-il, témoigner sur « ce que l'homme a cru voir » comme dit Rimbaud.
On sait à quelle hypothèse eut recours Virginia Woolf pour justifier le silence des femmes au long des âges, ce silence dont sourdement nous leur en voulons, ainsi qu'à un détenteur de secrets primordiaux qui nous les refuserait. « Si Shakespeare, dit-elle, avait eu une sœur aussi merveilleusement douée que lui, […] il [lui] aurait été impossible, complètement et entièrement impossible d'écrire en son siècle les pièces de son frère. Elle aurait été si contrecarrée et torturée par tous, qu'elle serait devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours dans quelque coin écarté, mi-sorcière, mi-magicienne, objet de crainte et de dérision. »
Et qui pourrait nier qu'aujourd'hui encore le temps de la création ne doive être âprement disputé aux tâches domestiques, à la disponibilité due aux commensaux ? Si la gestation d'un enfant se poursuit en un lieu clos, retranché, dans la continuité même, celle d'une œuvre féminine doit composer avec le prosaïque et parfois le sordide ; elle ne saurait compter sur la régularité de l'effort, essentielle aux productions de longue haleine, et d'abord à la seule venue de 1'« inspiration ». Le grenier, la pièce désaffectée où vous attendraient vos créatures, impatientes de s'animer, cette inviolable chambre à soi que revendique Virginia Woolf, demeure un rêve pour bien des femmes.
Elles n'œuvrent donc, alors, que dans la culpabilité, dressées qu'elles furent à être en permanence présentes. Elles œuvrent en un temps qu'elles savent dérobé aux proches, aux tâches jamais achevées qui leur sont dévolues. Ou bien la nuit, quand tout dort, et dans la mesure où l'on n'est pas trop rompue, fanée, ou qu'on n'a pas l'oreille suspendue au souffle d'un enfant.
Au reproche, muet ou formulé, de la famille à qui on ne se consacre pas tout entière, la société, hier encore, ajoutait volontiers sa suspicion ou son mépris, son ironie ou son hostilité. Qu'était-ce que cette femme qui trahissait sa nature et sa charge et dérangeait l'ordre établi ? En publiant – en se divulguant –, elle révélait la faiblesse intrinsèque de son esprit, compromettait son entourage, déconsidérait son sexe, ou du moins affaiblissait l'aura que celle-ci devait à une traditionnelle retenue. En bref, comme le disait son confesseur à Thérèse d'Avila qui voulait publier ses écrits : « II ne sied pas qu'une femme fasse parler d'elle. » Certaines se réfugièrent dans l'anonymat ou se revêtirent d'un masque d'homme ; mais beaucoup sans nul doute renoncèrent plutôt que de devoir braver l'opinion ou parce qu'elles pressentaient que « la gloire est le deuil éclatant du bonheur » ; cependant que d'autres s'effaçaient devant l'œuvre d'un père, d'un frère, d'un mari, lui sacrifiant avec bonheur ou révolte la leur propre. Aussi ne peut-on que souscrire au mot de Stendhal : « Combien de génies perdus pour l'humanité parce qu'ils ont eu le malheur de naître dans un corps de femme? »
« Dans un corps, un esprit et une âme de femme », devrait-on plutôt dire, tant s'y rencontrent de traits spécifiques peu accordés aux exigences de la création selon le modèle masculin.
Pareil à ces arbres puissants qui s'élèvent au-dessus d'un cercle de terre brûlée, le génie est totalitaire. Il fait, il exige le désert pour s'accomplir. Insatiable, l'œuvre draine cyniquement à soi tout ce qui peut la nourrir ; elle s'annexe le créateur, mobilise ou annule l'entourage. Elle est convergence indéfinie autour de l'axe d'une idée fixe.
Détentrice attitrée de la compassion et du dévouement, la femme répugne à rivaliser avec l'homme en ce qui passe pour égoïsme et sécheresse de cœur. Ses forces créatrices, son temps, son invention, elle les distribue, les dilue – les dissipe, à veiller et panser, à administrer son domaine. C'est le quotidien qui développe en elle le sentiment de l'urgence, non un dessein chimérique. Elle tient presque toujours qu'il n'est pas d'œuvre de l'esprit qui vaille une vie où l'on soit parvenu à faire droit aussi à l'amour, la nidification, la maternité. N'est-ce pas, au demeurant, parce que celle-ci est refusée à l'homme, qu'il s'engage en des entreprises propres à lui faire approcher les douleurs de l'enfantement ?
Et puis, pourquoi vouloir, à son exemple, transcender une vie qui vous fournit en joies modestes mais sûres ? Voir dans le réel un tremplin pour des incursions dans l'inconnu, dans l'innommé ? Pourquoi refaire un monde somme toute habitable, qu'il ne faudrait qu'aménager ? Les femmes ont trop partie liée avec la nature, le monde créé, pour céder volontiers aux séductions de l'infini, à la tentation de l'illimité, ou seulement du symbolique. La résistance du réel les rend humbles et, dans l'amour, un visage, souvent, suffirait à contenir, à commuer les élans qui les visitent.
Laissant à l'homme les constructions audacieuses, les perspectives et les systèmes, elles intègrent dans leur art l'expérience du quotidien, leurs rapports avec l'émiettement, la dispersion. Aussi leur création a-t-elle toujours brillé dans le détail, lequel s'élève, par son exécution, à la richesse d'un tout.
Mettre en parallèle une valenciennes et les fresques de Giotto à Assise n'a de sens. Reste que le moindre détail de la broderie enferme une telle densité de patience, de délicatesse, de minutie, de ferveur, d'application extrêmes, qu'il nous introduit à la notion, à la sensation de l'absolu. De quoi rêver à un véritable éloge du détail qui réhabiliterait l'œuvre de certaines femmes considérée pour un dénombrement de leur territoire propre effectué au filtre de leurs sens.
Leur soumission au quotidien, à la constance des cycles, préservent sans doute les femmes du profond égarement, de la détermination farouche et quasi désespérée dont procèdent maintes œuvres capitales. À moins qu'elles ne pensent que l'extravagance et la démesure leur siéent mal à nos yeux, et qu'une œuvre d'elles qui serait le fruit d'un monstrueux renoncement à la vie mettrait par trop en évidence leur versant viril.
Non, nul équivalent de Vinci, Dante, Bach, Molière, Kant ou Maillol. Pourtant l'histoire abonde en œuvres de femmes qui ressortissent à l'authentique génie. L'ampleur, la puissance, la richesse sont moindres, – l'époque, les préjugés, le genre adopté, l'expérience et les forces du créateur ayant imposé leurs limites ; mais ce sont purs génies et non artistes de talent, que Louise Moillon, Berthe Morisot, Séraphine de Senlis, Camille Claudel ou Leonor Fini, pour s'en tenir aux arts plastiques et à la seule France. Quant à nous toucher, il ne manque pas de jours où l'île nous retient, nous réjouit infiniment plus que tel vaste continent.
Il n'est, en fait, guère de domaines où le génie féminin ne se rencontre, y compris le politique et le spirituel, ou même celui des sciences pures comme en témoignent les travaux de Marie Gaetane Agnesi ou de Sophie Germain. Cependant, la littérature a retenu tant de figures de femmes de premier plan, qu'il est tentant d'en observer les modalités en ce domaine – après toutefois que soit faite une remarque d'importance. Car, en notre pays, il ne manqua pas de pères, aux XVe et XVIe siècles, pour faire instruire leurs filles. À une certaine Clémence de Bourges, Louise Labé écrit, en 1555 : « Étant venu le temps, mademoiselle, que les sévères lois des hommes n'empêchent plus les femmes de s'appliquer aux sciences et disciplines, il me semble que celles qui en ont la commodité doivent employer cette honnête liberté que notre sexe a autrefois tant désirée, à icelles apprendre. »
Toutes celles qui le pouvaient suivirent-elles ce conseil ? Il est si aisé, si rassurant, de se plier à l'ordre des choses, de s'en remettre à l'Autre de votre destin ; et si inconfortable de refuser, d'affronter ; si douloureux d'astreindre un moi peu enclin au labeur soutenu et fastidieux, surtout quand votre entourage vous fournit en alibis, faisant ainsi taire en vous la mauvaise conscience... Et s'il y avait eu, hier, celles qui cédèrent aux séductions de la servilité, et celles que rien, ni les sujétions familiales ni les préjugés régnants, et pas même les structures en place, ne put empêcher, à leur corps défendant, de devenir aventurières, exploratrices, danseuses, actrices – écrivains ?
Le lettré qui, au siècle dernier, entendait parler de littérature féminine esquissait une moue : comme la littérature régionaliste ou populaire, il s'agissait pour lui d'une production en marge et en deçà de la Littérature, celle que ne vient restreindre aucun qualificatif, pure qu'elle est de toute considération du sexe de l'auteur.
Tous les griefs du lecteur délicat, cependant, ne valaient pas également, et il y aurait eu quelque injustice à reprocher aux femmes, eu égard à leur expérience limitée, de n'avoir excellé que dans le roman, le récit, la poésie, l'autobiographie, la lettre, le journal intime – ce qui faisait dire à un Oscar Wilde qu'elles ne savaient parler « que de leurs intérieurs et de leur intérieur. » Au reste, un Montaigne, pour s'examiner avec un scrupule infini, ne s'en hisse pas moins à l'universel, et nous devons à l'égotisme, à 1'intimisme, de rares joies de lecteur.
Et pas davantage ne devrait-on blâmer les femmes d'avoir fait, de l'amour, le thème majeur de leur inspiration puisqu'à mille odes et élégies, incantations et déplorations où l'homme a fixé toutes les nuances du sentiment amoureux, ne répondent qu'un nombre restreint de témoignages de premier plan émanés de l'autre sexe... C'est par les pouvoirs de l'invention, de l'écriture, de la composition, et non par le genre ou le thème, qu'un ouvrage ressortit à la littérature, qu'il acquiert le statut de chef-d'œuvre.
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Les Murmures de l'amour
L'amoureuse
Pardon de te le dire, mais la privation de toi me fait, à la longue, écorchée, ébréchée, pleine de hargne. Pardon, oui, car voici que tu reviens en moi, ou plutôt que je retrouve mes rives, mon lit – et que je m'écoule vers toi. Voici que tu m'orientes et me gouvernes à nouveau.
Voici que mes yeux frangés de larmes font le ciel plus clair. Sans doute parce qu'il y a, pour moi, dans la morte saison de l'absence, plus haut que le désir : la tendresse.
L'amoureux
Le crépuscule a déjà envahi le ciel, imprégné le sable ; et tu es face à cette chose pure : le soir au bord de la mer. Je m'approche sans bruit et me place derrière toi. Sans te retourner, tu t'appuies comme on s'adosse à un tronc, tes mains s'ouvrant vers l'arrière. A l'arbre que tu fais de moi, tu donnes le feuillage sombre qui prend naissance en tes cheveux et se développe là-bas, jusque dans le noir de la vague. Ne bouge pas, laisse-toi ainsi dériver, debout, au fil de « notre sang commun »…
François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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