Écrire comme on crie [2]
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On connaît le propos de Saint-John Perse : « À la question toujours posée : "Pourquoi écrivez-vous ?", la réponse du Poète sera toujours la plus brève : "Pour mieux vivre" ».
Si le souhait de « mieux vivre » est implicite dans le flot des contributions que reçut « Sorcières », les signataires se montrèrent plus profuses que le poète. Las ! Plus de trente ans après, on ne lit pas sans effarement leur jactance.
Quoi, se dit-on, la libération des mœurs, la complaisance des journaux, revues, maisons d'édition, ouvre aux femmes le champ littéraire, et voilà l'idée que se font, de l'écrit, la plupart de celles que tourmente le prurit de l'expression ?
Peut-on mieux méconnaître le statut, les exigences de la création, à moins de n'aspirer qu'à publier un avatar du journal intime de jadis, voué, presque toujours à rester manuscrit ? A-t-on, de la littérature, une aussi piètre image ? (Une littérature, il est vrai, frappée de discrédit puisqu'elle est du despote.) Pense-t-on qu'il suffit de livrer au public ses jaculations « au ras du vécu », pour être entendue et, qui sait, demeurer dans les mémoires ?
Quelle outrecuidance, quelle confusion mentale dans les fières affirmations des « affolées d'écriture » (titre d'une rubrique) ! Les responsables de la revue, « écrivaines » alors notoires, n'eurent donc pas conscience qu'en suscitant, en encourageant, en publiant pareilles fadaises, elles donnaient des armes aux misogynes et discréditaient la cause qu'elles pensaient servir ?
Que sont devenues les bas-bleus en herbe conviées à se manifester, une fois retombée la griserie de se voir citées ? J'augure de cette publication maints dépits et nombre d'amertumes : « On n'a plus voulu, ensuite, m'entendre. Pourtant, que j'avais à dire, qui eût étonné les lecteurs ! Ce monde est décidément aux mains des hommes, et ils méprisent notre parole… »
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Comment persuader, si elle vit encore, celle qui pense n'avoir pas assez de mots « pour se dire », qu'un Racine, un Marivaux, un Giraudoux, un Proust, ont trouvé dans la langue – et son maniement ! – de quoi nous suggérer les sensations les plus ténues, les sentiments les plus subtils, y compris dans l'ordre du féminin ? Que se croire démunie pour « se dire », c'est ignorance, ou paresse de chercher – ô Colette ! – « un mot meilleur encore que meilleur », et que les néologismes doivent avoir la nécessité, la saveur de ceux d'un Jarry ou d'un Céline, et ne pas dénoncer votre pauvreté lexicale.
Comment convaincre cette autre qu'il est puéril de scinder les mots d'un trait d'union (« Cela m'in-cite » ; « il la tra-casse » ; « j'in-verse l'ordre des mots »), ou de les cliver d'une barre oblique ?
Que vouloir « écrire du corps » n'est qu'une vue de l'esprit, dont il faut se défier car elle autorise le vague, le pathos, et l'obscurité – le langage des viscères étant sourd, confus ; la cénesthésie malaisée à déchiffrer.
Que le terme de jouissance qui séduit nombre d'entre vous, ne suffit pas à nous transmettre la qualité, la plénitude des émotions et des images qui justifient son occurrence – ou c'est se payer de mots, le moindre de vos penchants.
En bref, qu'on ne saurait rendre compte de la vie brute, animale, qu'en s'en extrayant, qu'en se « voyant se voir », et que l'expression des pulsions, tropismes, fantasmes, humeurs séreuses, appelle un singulier travail pour les amener au jour sans en rien trahir. Car une chose est de se savoir traversée d'élans, d'avoir le sentiment intime de sa richesse, de son unicité ; une autre d'en si bien convaincre le lecteur qu'il s'en trouve renouvelé et comme accru.
Vous qui rêvez d'écrire, que de leçons vous auriez à prendre dans cette langue des hommes que vous récusez ! Et il se peut que vous n'aspiriez pas à l'universel ; mais alors que nous importent des écrits qui ne nous apprennent rien quant à la spécificité de votre regard, de vos perceptions, quand, tout autres, ils nous inviteraient à vous considérer à votre juste poids ?
On peut, de fait, écrire comme on se livrerait au plaisir solitaire, mais si l'écrit ne se hausse à la hauteur de l'art, nous continuerons à tout ignorer de ce corps, duquel vos partez pour vous « dire » ; de ses jouissances, en premier lieu, qui doivent être, à vous en croire, multiples, singulières, renversantes – à commencer par celles de la gestation, de l'accouchement, qui nous sont inconcevables.
Vous pouvez bien rêver d'un idiome vous permettant « d'écrire comme on parle », comme on se parle « entre nous », « sans matière et sans lieu ». Il aura la portée, le sort des conversations de ménagères sur le pas de leur porte.
Quelques-unes ont usé du mot de narcissisme, de celui d'égocentrisme. Les Essais de Montaigne, les Confessions de Rousseau, sans parler de La Recherche sont des chefs-d'œuvre d'égocentrisme ; mais des chefs-d'œuvre où le moi avantageux qui se répand en tant d'ouvrages mineurs trouve sa pleine justification.
Surtout, ce sont des entreprises, des édifices longuement, âprement élaborés, qui accueillent de multiples figures dotées de la durée, de l'épaisseur du protagoniste, et qui consonent avec lui. Sauriez-vous faire une place à d'autres que vous, leur donner vie, sonder leurs reins et leurs coeurs, les faire parler avec vraisemblance, en sorte qu'il vous rendent plus présente et plus claire à nos yeux ?
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Êtes-vous disposée – c'est le prix à payer – à tourner résolument le dos à ce que le commun nomme la vraie vie ? À vivre des mois, des années, en marge ou en retrait de vos semblables ; en semi-recluse alors que le soleil est tiède, que l'espace bruit de chants d'oiseaux ou, sur les rivages, de cris d'enfants, de « filles chatouillées » par la nappe d'écume, tous mobilisés par le simple bonheur de se mouvoir dans l'aise épandue en un espace que distend le sourire des éléments ?
Êtes-vous prête à connaître la mauvaise conscience de qui néglige les devoirs de son état ? En mesure de refréner l'impatience d'achever, de mettre enfin au monde ce qui vous paraîtra souvent, au long de votre … grossesse, – si vous êtes une véritable artiste – un être larvaire, plein d'imperfections, et si éloigné de l'enfant dont vous rêviez ?
Je vous l'accorde : beaucoup d'hommes purent accomplir leur œuvre parce qu'une femme – sœur, épouse, compagne – les préservèrent du contingent. Femme, vous ne pourrez compter que sur vous, la solitude domestique, intérieure, pour partage. Il y faut une âme à toute épreuve, à l'obstination de fourmi, encline à parier sur la durée préférée au présent. Mais ce qui paraît en librairie montre assez que la plupart des auteurs des deux sexes se soucient d'abord de ce qui miroite à portée de main.
Tant pis pour celles qui firent leur le conseil de Julia Kristeva : « Si les femmes ont un rôle à jouer dans le processus en cours, ce n'est qu'en assumant une fonction négative : rejeter tout ce qui est fini, défini, structuré, pourvu de sens, des états existants de la société »* .
Tant pis pour nous, et sans doute tant pis pour elles. Quel homme de sens aurait envie de commercer avec une femme atteinte de logorrhée, à qui devoir dire, entre deux de ses envolées lyriques : « Daigne, chère, écouter les choses que tu dis » ?
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* Luttes de femmes, in Tel Quel, n°58
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Tes embrassements ont de singuliers effets ! Ainsi en cet instant de retrouvailles où le désir qui me torturait me déserta d'un coup, alors que tu me serrais contre toi. Sereine, je me sentis – par une sorte d'osmose ? – physiquement comblée. Et je nous vis, en tes yeux, pâles et défaits comme après le plaisir.
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L'amoureux
Penser à toi, c'est s'éprouver ensemble en un lieu touffu, impénétrable aux regards ; en un refuge pareil aux donjons – d'où s'échapper par les souterrains quand des fâcheux l'envahissent.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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