III - ÉCRIRE COMME ON CRIE
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Jamais l'ignorance des contraintes de l'écriture n'aura paru si manifeste que lors du mouvement féministe. Il n'est de révolution sans prise de la parole ; de conquête de libertés si elle ne se traduit en mots. Dans une sorte d'ivresse viscérale qui semble gagner le langage, la parole précède et suit, précipite et authentifie, cristallise et relance la marche en avant. La parole ne saurait-elle pas changer le monde ? Toute une mémoire collective de ses pouvoirs – d'entraînement, de transgression, d'explosion – nous l'assure, nous invitant à recourir nous aussi à la proclamation, au réquisitoire, au cri, à la clameur.
En l'occurrence, il fallait prendre la parole comme une Bastille, comme le bastion depuis toujours tenu par l'homme. Car le discours de celui-ci, trop marqué par la logique, soumis à l'ordre, à la raison, au rituel, au dogme, permet à l'oppresseur atavique de mieux asseoir sa domination. Pauvre en vocabulaire de l'organique, de la sensation, de l'affectivité, il l'est davantage encore en ce qui touche à la spécificité du monde féminin.
Or, c'est ce discours-là que l'homme a, de tout temps, prétendu imposer comme modèle à la femme qui écrit, si elle veut être entendue, reçue, considérée – avec condescendance, au demeurant. Il a institué, comme étalon de l'œuvre littéraire, son propre discours, circulaire, sclérosé, qui certes n'ignore pas la femme, mais où l'on parle au nom de celle-ci ; où l'on prétend définir sa nature, lui assigner ses rôles, dans l'évident dessein de perpétuer, en toute bonne conscience, son aliénation.
Les féministes en appelèrent donc à une écriture différente, qui ferait une plus grande place à l'irrationnel, aux puissances obscures, à l'impudique, à l'indécent, à ce qui jamais encore ne fut dit, osé. Une écriture qui fût au service d'un regard non plus d'homme, mais de femme, pour exprimer enfin leur vérité jusque là mise sous le boisseau ; leurs interrogations, leurs rapports au monde, à soi, à leurs semblables. Et c'est ainsi qu'on rêva d'un discours « total » ; d'une écriture de la transgression, du désir, du devenir, de l'avènement d'un nouveau monde... Et de revendiquer, en conséquence, une nouvelle relation aux mots, débarrassés de leurs connotations masculines ; une syntaxe délibérément assouplie, brisée, autorisant enfin 1'épanchement, le giclement, le cri, l'onomatopée, la fièvre, la transe, l'orgasme. Cette restitution de la vie brute supposant l'invention de nouveaux mots – inouïs ! – pour pallier les lacunes d'un dictionnaire élaboré par l'homme à son usage.
La revue « Sorcières » (1976 -1981), ouverte aux seules femmes, ayant intitulé son n°7 Écritures, je le rouvre afin de retrouver la conception de l'écrit qu'avaient des femmes qui voyaient la presse, l'édition, enfin avides de recueillir leur parole.
Alternent, dans le florilège qui suit, reproches et professions de foi.
« Comme si les femmes n'avaient pas assez de mots pour se dire et certainement elles n'en ont pas assez ».
« Quand une femme se met à écrire, ça lui colle à la peau, – comme on parle entre nous ».
« [Certaines], on croirait qu'elles ont honte d'être des femmes au moment – noble ! – de l'écriture. C'est une survivance de leur aliénation. Elles croient y échapper en se niant elles-mêmes ».
« Mon ventre se creuse comme une vague de marée morte. […] Mon livre, je le fais comme un enfant. L'imagination prend possession de mes ovaires, le livre et l'enfant s'étreignant, l'un cherchant à étouffer l'autre. […] Un torrent rugit entre mes cuisses, et les glaciers, et la neige fondent sur ma tête de fièvre. – Elle a perdu les eaux. Dilatée à quarante sous. Pauvre petite folie. Perfusion ».
« Si l'homme écrit pour conforter son moi voué au culte phallique, la femme rompt au contraire, avec toutes les instances narcissiques. N'ayant pas le phallus, elle évite le phallicisme de l'écriture, comme tous les autres phallicismes. […] Son écriture est violemment subversive ».
« Nul écrit, mieux que l'écrit féminin ne dit, ne clame, l'échec de l'amour. Car là où la parole ne passe plus, demeure l'écrit où la parole attend, indestructible dans sa forme, que l'autre la recueille ».
« L'écrivain homme prend prétexte de ce qu'il parle la langue établie, la langue commune, pour s'arroger le privilège de la communication, tandis que la femme, de par son "idiotie" resterait impénétrable sinon "illisible".
« Pourtant c'est la femme qui est d'avantage (sic) écrivain, du fait même qu'elle crée un idiome ; et le poète sait bien que c'est la langue maternelle qu'il parle et nulle autre ».
« Toute la difficulté pour la femme est d'être aussi ce poète qui sait quel idiome il parle et qui, le sachant, est capable de l'assumer comme auteur ».
« J'écris comme on crée et j'écris parce que les femmes commencent à écrire. Puisque, aussi bien, j'ai la tête pleine de mots, de leurs mots, des mots des autres, autant chercher le mot juste dans ce fatras venu d'ailleurs. Le mot qui me dira, dira aux autres en même temps qu'à moi-même, ce que "j'ai à dire" ou ce qui "se dit" malgré moi. J'écris comme je parle, pour dire et faire savoir. Savez-vous ? J'ai des choses à vous dire. Non, je ne peux plus taire cela.
« Des fois j'écris comme un torrent, comme un déluge, une bousculade, des mots de trop, la tête farcie, le cerveau frisé, électrique, ça éclate, même la bille va trop lentement. Ah, je n'en dirai pas le quart, ça court trop vite.
« D'autre fois j'écris de la main gauche en choisissant fermement mes mots : j'épie, je saute dessus et je tiens ferme : c'est celui-là que je veux ».
« [Que la femme qui écrit] ne craigne pas d'enfoncer plus profond le stylo au creux des mots et même ceux qu'elle imagine alors ont la résonance de son propre sang … »
« J'écris d'abord pour moi, seulement pour me faire plaisir, par désespoir narcissique de trouver ici une autre qui me renverrait en miroir, mon image. Écrire pour m'exprimer, sortir de moi, m'arrêter … »
« J'écris avec l'eau de mon ventre, avec le sang mal séché des origines : cordon coupure imparfaite. Ma guérissante plaie se rouvre à chaque mot. Jusqu'où ? […] Je marche à travers sang, je chemine en moi, en mes rumeurs, mes clameurs, vers l'acceptation de cette part d'ombre et lumière qui échappe à l'homme ».
« Marquée bleuie mon écriture est féminine certes, elle sort elle crève le silence elle le chante aussi : c'est la voix première, ardente et chaude de mon être qui vole file fibre et vrille et rêve à perdre haleine à perte de mort ou de vie.
« J'écris parce que je ne puis déplacer l'urgence de m'être à moi connue de moi et d'intervenir dans ce qui me blesse quotidiennement de la loi et de mon surmoi pratique quand il s'agit de ne pas succomber à la folie ou à l'extase ».
« La grotte [préhistorique], à la fois support et signe du creux. Le corps de la femme considéré comme matrice de l'écriture, de ce qui se trace en elle, dans le creuset de sa jouissance ».
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Ce matin, sous mes paupières, je nous ai vus penchés vers la terre, côte à côte, tempes proches, regardant poindre je ne sais quelle plante florale. Rare – peut-être une orchidée. Mais ce pouvait aussi bien être, non moins captivante, une violette ou une primevère.
Plutôt une giroflée : auprès de toi, je suis comme au cœur des lentes couleurs habitables du feu de bois.
L'amoureux
. Que j'ai de goût pour tes visites matinales !… C'est la nouveauté même d'un jour gros de possibles qui s'introduit alors chez moi. Comme si tu rentrais d'une longue errance parmi les arbres de l'aube, l'élan des sources à ta bouche, la souple ténacité des lianes en tes bras, la nacre des coquillages lavés d'eau de mer en manière de sourire.
Et puis ne sont-elles pas, ces visites, la promesse d'un midi pavoisé de nos palais ?
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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