Par suite d'un problème de mise en ligne, une inversion des deux derniers extraits de Rivages s'est produite le 1er avril. L'économie du texte est maintenant rétablie.
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RIVAGES (5)
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Que l'océan qui a vocation d'étendre son hégémonie jusqu'à recouvrer sa plénitude primordiale, puisse parfois prendre ses distances avec le continent, les falaises mortes nous l'enseignent. Et il est tentant, devant elles, de leur donner voix.
– « Oui, ce compagnon était turbulent ; éruptif, il me rudoyait dans ses enlacements mêmes, m'assaillait pendant des heures de sollicitations de plus en plus pressantes. Mais il ne s'éloignait que pour me revenir ponctuellement, me laissant croire que ses fugues temporaires ne tiraient à conséquence, et que je lui étais indispensable. Ainsi de ces couples régis par le « ni avec toi, ni sans toi » où un conjoint balance entre l'infidélité et la repentance.
« Je m'étais accoutumée à ses débordements ! À ses sommations – par jappements – où se manifestait son exaspération devant ma passivité, mon mutisme obstiné.
« Il se retirait mais en laissant un tel vide en l'espace, que le pouvoir d'aspiration de cette présence d'absence me ramenait l'inconstant, d'abord tout humble – l'oreille basse ! – puis reprenant vigueur, autorité : pourquoi se brider, puisque j'étais bien toujours là, résignée à endurer ses sévices ?
« Je le sentis peu à peu s'éloigner à la fougue moindre de ses assauts, qui étaient d'un homme aux pieds empêtrés ou lourds de glaise. Ses voltes jadis balayaient les débris qui jonchaient la plate-forme d'abrasion. Avait-il perdu de sa force ? Les gravats s'amassèrent en cordon entre nous. La vase noya les galets ; l'herbe – l'herbe ! – y poussa. Celle qui croît entre les tombes à l'abandon.
« De nos affrontements montait jadis, selon les jours, brouhaha ou tumulte. Un long temps, je perçus encore, par vent de mer, des efflorescences de rumeur. Je n'entends plus que le silence des sédimentations… »
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Nul reproche. La muette dignité des femmes de Terre-neuvas qui, contre tout espoir, s'obstinaient à scruter l'horizon de mer.
Un vague étonnement doublé d'expectative s'attache aux édifices privés de leur destination, aux choses sans maître. Qu'est-ce alors qu'un rempart qui se voit retirer sa fin première : résister ? On opposait pesanteur, cohésion, inertie, aux poussées conjuguées des flots et des airs, scandées par les criailleries de mouettes, et rien, jamais, ne met plus à l'épreuve votre résolution. On relevait de la roche mais avec la fonction de guetteur, et voici que, bâillonné, regard éteint, on s'enlise en terre arable, gagné par sa sclérose et sa ténébre.
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Falaise morte… Qui visite Brouage, sur la côte de Saintonge, doit en convenir : quelques siècles suffisent à l'océan pour faire d'un port rival de La Rochelle, une bourgade captive de prés et de marais.
À gravir, une fois dans la place, un escalier de pierre, on s'attend à être, sur les remparts, assailli de la lumière ascendante, en oblique, des plans marins : « Je vais dominer une étendue liquide, tumultueuse. Cerné par un panorama qui, de toute part affluant, se jettera à ma face, j'aurai à me raidir contre un espace dense, en migration. Je serai salué par une ovation de rumeur… »
Il n'y aura d'empoignade de l'espace, mais, à la ronde, un silence d'alluvions où le pépiement de passereaux s'est substitué au clabaudage des goélands ; à la fourmillante rumeur des flots,le bruissement de feuillus qui n'ont à craindre un air corrosif,.
Des vestiges de salines l'attestent, et l'étroit chenal qui peine à joindre l'agglomération à une côte conjecturale, c'est bien l'océan qui, en prenant ses distances, nous vaut, à l'Ouest, cet horizon de plaine encombré de haies, et, avec lui, le composite, l'intriqué, le fini, là où le dépouillement, l'infini, sapaient continûment la cité. Et que dérisoires, incongrus, paraissent des remparts que la grandeur ne ceint, ni ne couronne plus !...
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Maintes villes ont un horizon de plaine, de coteaux ou de monts ; elles ont fait le choix du continent – dont elles attendent leur essor.
D'autres, adossées à la terre, ont voulu avoir « vue sur la mer ». Et qu'importe qu'elles soient corsetées de remparts, si le large vient battre à leur pied ; si passe, au-dessus des murs, le souffle vivifiant de l'immense ; si l'espace où l'on se meut – où l'on aime –, est pollennisé de rumeur ?
Vivre entouré de terres, soumis à une durée que module la seule substitution du jour en nuit, de la nuit en jour, vous éduque à la prose, vous incline à la permanence.
Que l'océan soit tout proche, et passe alors sur la cité, à intervalles réguliers, un ruissellement d'averse immatérielle qui est réjouissance d'airs dépoussiérés, de feuillages qu'on lustre. À intervalles rigoureux, la ville connaît un long temps d'aspergès – et c'est bien une eau lustrale qui lui est prodiguée, jusqu'à colorer, infléchir le sommeil des hommes et des bêtes. Aspersion, submersion ; et son enceinte en grand appareil, aux saillants offensifs, ne la défend de cet envahisseur qui, par sa rumeur, la rappelle à sa vocation : l'aventure et la guerre. Elle peut bien s'amarrer au continent : elle s'est disposée pour l'Ailleurs ; s'est soumise à la souveraineté de l'Élément. Et le Souffle, deux fois le jour, l'arrache à l'inertie, à la gravité ; il pulvérise ses fortifications.
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La cité de Brouage a-t-elle dérogé à son rang ? Est-ce caprice du tout-puissant suzerain ? Elle est tombée en disgrâce ; on la repousse hors de la vue ; on lui retire ses privilèges, on la condamne à la roture.
Elle n'est pas même « le navire à l'échouage » dont parle Chateaubriand. La tourbe et l'herbe, par une insensible remontée, envahissent la place ; des arbres croissent sur ses remparts.
Plus rien ne vient empêcher la pesanteur de se prendre en masse ; ni bousculer l'eau résiduelle de douves combles de vase. La fange règne sans entrave, que ne visite plus l'Esprit. Et tout l'espace d'en être endeuillé.
Très haut, passent avec nonchalance des nuages venus de mer, figures de l'indifférence ou du dédain. En bas, autour de murailles à la morgue dégradée, la stupeur n'en finit pas de prendre corps.
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Ce motif de surprise, d'inquiétude : se peut-il qu'un être – un homme – pèse sur terre autant qu'un mont, et fasse ombre à tout autre ?
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L'amoureux
Te rends-tu compte ? Né femme, je t'aurais sans doute admirée, mais non tenue pour l'aubaine même. Que j'ai donc de plaisir à être homme pour ce mélange de fascination et de gratitude qui me fait ton sujet !
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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