rivages (4)
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Plage, est-on tenté de dire, tu es la figure la plus achevée de la concorde entre les éléments ! Et c'est sur un tel rivage que, la terre parcellaire derrière moi, une ronde immensité pour assise, j'ai vu, certains jours d'été donner leur pleine mesure.
C'est le matin et la marée monte par grands plis instables. L'espace en croissance se soulève, s'arrache à soi, se dissipe devant nous, à travers nous. Un hourvari liquide nous enferme dans une tour ruisselante de lumière, de brume, d'ombre, on ne sait. Dans une haute tour de feuillage traversée de vent noir. Dont nous voilà captif pour un temps indéterminé, nos sens occultés, et le paysage se peignant en grisaille.
Abreuvé de pureté, submergé de puissance, on dispose moelleusement de nous. Nous sommes à la fois hors d'atteinte et sans cesse menacé d'un glissement de terrain, le ciel se trouvant entraîné avec l'étagement des strates de marnes bleues, vertes, et les soudaines surrections de neige. Avec le front de mer broché de brefs torrents abrupts.
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Toujours surgit tantôt l'éclair brouillé d'écume, tantôt la fougère géante ; toujours se déchirent des panses de vent ; s'affirme l'avènement du sel et du givre.
« Toujours ». Rien ne saurait rendre la continuité du désordre qui assujettit désormais nos pensées, nos sensations, notre horizon mental. On nous a établi à demeure dans l'excessif, dans ce qui s'outrepasse. La grâce que nous demandons parfois – d'un silence pur, d'une eau close et circonscrite – nous est refusée. La mainmise sur nous, de la forêt hercynienne et du déluge conjugués, ne se relâche une seconde. Nous sommes voués à la permanence d'une agression universelle et feutrée, celle d'un ÊTRE démesuré dont l'essence et l'aspect sont sans fin remis en question ; si bien que nous perdons l'espoir de pouvoir hasarder un mot en ce milieu pulvérulent, colonisé par le murmure d'une assemblée en attente.
Nous sommes affrontés, hommes à lourde nuque, à une insurrection de nouveauté, de crudité, qui disperse la cendre de nos jours anciens.
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Que le rivage soit parsemé d'écueils ou de brisants, et la vague doit composer avec eux. Elle y déchire ses volutes, se déconcerte, fait retour sur soi et s'affaisse. Qu'elle rencontre, uni, un large estran sableux comme en côte landaise, et on la voit s'accomplir en son plein déroulement.
Elle accourait par une étendue sans fond selon la progression disciplinée d'un train de houles, et voici que la plate-forme littorale devient pour elle réalité. Donnant tous les signes d'une invincible répulsion, elle se ramasse sur elle-même et l'on voit dans l'instant la colline s'enfler en montagne à la crête acérée, incurvée d'ombre ; le mouvement de l'enroulement sur soi du nautile se conjuguant à une avancée irrépressible. Voici, simultanés, le sursaut et le cabrement devant un invisible obstacle, l'enflure monstrueuse, l'imbrication de croupes et d'encolures, du lisse et du rugueux, de la tresse et du bandeau. Et pour nous qui nous tenons pourtant à quelque distance, le sentiment d'une paroi dressée nous menaçant de son déséquilibre – mais n'est-ce pas tout le réel qui est devenu précaire, comme en témoigne ce grondement avant-coureur d'un séisme ? Nous sommes devant l'outrance et l'exaspération. Et l'imminence. C'est gueule ouverte qu'on s'avance vers nous, toutes incisives dehors.
Une muraille d'eau nous explose à la face – qui s'empoussière d'embruns. Inéluctable, attendu, ce fut si soudain, que nous n'en aurons d'autres souvenirs que celui, dans la surrection, d'un effondrement d'avalanches ; celui d'une futaie enneigée qui s'abat, tranchée au pied, dans le brouillard ; celui d'un déferlement de flots qui s'entrecroisent, se convulsent en un maëlstrom en miniature – la masse se résolvant en grand pavois de neige hissé pour un instant à flanc de plage ; sa fraîche clarté s'accordant à notre allègement de l'avoir, cette fois encore, échappé belle. Sentiment qui se mêle à l'exaltation d'assister, chaîne après chaîne, à la genèse, à la résorption dans le globe primitif, du massif des Appalaches.
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La mer pourra bien se retirer : jusqu'au soir, il y aura frénésie de l'affluence, ébullition suivant des diaclases successives, toute la masse gagnée par les remous, translations, aspersions, virevoltes, effondrements ; toute la mer se chevauchant, comme surmontée d'elle-même pour le franchissement d'un obstacle ; toute la mer tirant à boulets blancs à travers des bancs de brouillard. De front, les sommets d'une Cordillère des Andes dans une tempête de neige traversée d'avalanches.
Jusqu'au soir se poursuivra le séisme d'une futaie, cimes tordues et rouies, basculant dans le fleuve qui ne cesse de longer le front des eaux.
Jusqu'au soir, la chaleur. Moite, montée du sable, venue avec la brise de terre – et l'air est tel une pulpe finement dissociée. Et pour nous, jusqu'au soir, l'ivresse de se sentir traversé par l'énergie de la vague qui s'abat ; arraché à la pesanteur, déraciné, porté au comble de soi, quitte à se sentir rudoyé par une puissance aux façons de rustre, râpé contre la grève, mâché entre des muscles, rejeté dans une prolifération de pattes de plantigrades, de chevelures crêpelées… Et le délice de s'éprouver – fétu de paille – sain et sauf, et plénier, et unique !...
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Sous le soleil bas qui creuse en les flots une Vallée des Rois, l'océan est maintenant laiteux, pustuleux, et la plage se dépeuple, taraudée d'ombres de pas. Mais certains s'attardent, debout, immobiles comme à la vue d'un nageur en péril que l'on secourt. On sent qu'ils ne parviennent à s'arracher à un délire à ciel ouvert : celui d'une foule versatile aux brusques retournements – et ce brouhaha, alors, de piétinements ; cette écharpe d'ébrouements jetée aux airs…
C'est seulement quand le soleil aura disparu ; que la plage sera rendue au seul minéral – où se percevaient, dans le chuintement de l'écume, les consonances d'heureuse, heureuse…
que les derniers spectateurs, décontenancés de n'avoir su retenir « un jour par les dieux composés », quitteront ce qui fut un long tumulte de féerie et de mise à mort.
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Les Murmures de l'amour
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L'amoureuse
Je voudrais que le moindre de mes billets te fût tantôt un alcool qui te monterait à la tête et courrait dans tes veines, tantôt le chantonnement de la rumeur marine quand on vague en un creux de sable .
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L'amoureux
Quand tu parais ? Une vague a, du plus loin, mis le cap sur moi ; et d'avance, je vacille sous le heurt, chevilles et poignets friables. Avec, au cœur, pourquoi ? pourquoi ? un chagrin d'enfant pauvre.
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François Solesmes, Les Murmures de l'amour, Encre marine.
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