VII
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Le crépuscule se masse au pied des Pyrénées réduites, par lui, au linéament de leurs cimes. Il s'étire sous un flottis de nuages ouatés. L'océan, lui, n'a cure de ces allongements qui conviennent au répit. Ses eaux s'assombrissent, nous semblent plus pesantes. Pourtant – est-ce la tombée du soir, le sentiment que le temps lui est compté ? – voici un flot fort affairé. Il y a presse en … l'atelier et l'on houspille les exécutants jusqu'à susciter le désordre dans les premiers rangs. Et j'entends le chuintement confus, balancé, qui en résulte ; je vois la jonchée de lueurs que le versant enneigé des vagues prodigue à la plage de vieille sciure.
Je retrouve ces soirs où il faut détourner les yeux d'une mer en pleine activité qui avait à nous dire, qui allait nous le dire – et nous ne serons plus là quand, la nuit venue, s'exhalera, de sa voix d'ombre, ce qui nous échappe dans son tumulte du grand jour.
Il est, sur les rivages, des heures de liesse, toutes bannières déployées. Voici, plus pénétrante de notre finitude humaine, celle de la mélancolie.
Qu'une lampe, l'étroit halo d'une lampe, ait le pouvoir de nous arracher à cette scène, rien qui dénonce autant la faiblesse d'un cœur d'homme, car toute forme deviendrait-elle indistincte, il resterait sa Voix, avec toutes ses intonations, du balbutiement à la clameur.
Mais c'est manquer d'indulgence : la silhouette de l'homme qui s'avance sur l'estacade doit nous faire mesurer notre petitesse, notre solitude en la Création. Tout sommet nous l'enseigne ? Ici, c'est une multitude qui, à voix haute ou à lèvres serrées, vous signifie que vous êtes passant, léger comme fétu – et déjà raturé.
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Que je la connais, cette heure où le ciel de déminéralise ! (Savions-nous que l'azur contînt tant de mauve ?) Où les nappes d'écumes bleuissent. En plaine, l'ombre du soir sort des fourrés, des buissons, du feuillage des arbres, des chemins creux, des prairies mêmes, où tout le jour elle s'était tapie. Ici, elle sourd de la plage, qu'elle humidifie ; elle vient du large, les fronts de vagues comme trains de bois flotté.
Une anémie pernicieuse vide le monde de ses couleurs. L'écume, plus feutrée, parle d'une immense lassitude, de fin de règne, de renoncement.
Qu'attendent ces spectateurs dont je fus ; de ceux qui, ne pouvant croire la pièce achevée, restent dans l'espoir que le rideau se lèvera encore ? Et pourtant, la troupe des acteurs vient saluer la maigre assistance. Mais il y aurait de la désinvolture, quand on a goûté le spectacle, à quitter en hâte la salle ; à paraître préférer la rassurante clarté de la lampe domestique, à cette grande lueur oblique, même étiolée.
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Je ne blâmerai pas ceux qui regagnent le logis : Et si la nuit allait tomber d'un coup ? Le vaste, l'immense, peuvent encore s'affronter en pleine lumière, mais l'ombre ne les distend-elle pas ? Ne nous rend-elle pas dès lors plus infime, partant, plus vulnérable ? La plage même n'est plus sûre.
Poignante, aussi, est la mélancolie à présent épandue, diffuse en l'espace où le semi-effacement de l'horizon est avant-coureur de l'indifférenciation des éléments – et qui n'a besoin de pouvoir distinguer, nommer, dans la diversité du réel. L'afflux, de surcroît, se poursuit : saurais-je toujours, dans la pénombre, me tenir à bonne distance ?
La table et le lit m'attendent, et j'ai mes rites domestiques. Rentrons.
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Il faut en convenir : dans ce paysage, l'inhumain se prononce ; ciel et plage y font prévaloir le minéral. La brise devient vent et se charge d'hostilité.
Qu'est-ce donc qui fige ces quelques silhouettes humaines, dont je fus ? Que s'efforcent de sauver ceux qui attendent contre tout bon sens, et ne peuvent se résoudre à tourner le dos à des fastes crépusculaires même ternis, sans équivalent, par leur ampleur, dans l'entière création ? De ceux qui, de guerre lasse, regagnant leur maison, auront le sentiment d'une désertion ?
Pour moi, si je fus souvent parmi les derniers à quitter un rivage oxydé, pris en masse, c'est à me ressouvenir des vers de Supervielle : « Quand nul ne la regarde / La mer n'est plus la mer / Elle est ce que nous sommes / Lorsque nul ne nous voit. / Elle a d'autres poissons, / D'autres vagues aussi. / C'est la mer pour la mer / Et pour ceux qui en rêvent / Comme je fais ici. »»
Et si, m'étant assis et me tassant jusqu'à me faire oublier, elle se montrait comme jamais vue, et proférait, distincte enfin, la Parole qui la résumerait ?
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Clichés Ph. Giraudin
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