XI
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« Aux yeux du souvenir », deux âges de notre vie eurent, pour décor parfait, une plage sablonneuse, océanique.
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« Aux yeux du souvenir », deux âges de notre vie eurent, pour décor parfait, une plage sablonneuse, océanique.
La prime enfance, d'abord. Un temps où cet espace sans limite ne ferait qu'une bouchée de nous ; mais que la vie s'y déploie démesurée, quand le logis, l'école, la bornent à tout instant, nous renvoyant à notre petitesse…
Et ces vagues qui, sans relâche affluent, ne sont-elles pas telles que les jours qui nous sont promis, innombrables, assurés ? Tout cela qui vous déborde, vous absorbe, ferait de vous un enfant perdu, privé de repères, si cette anse ne prenait figure de giron maternel ; si les ailes enveloppantes de la plage n'avaient la courbe de bras qui vous accueillent, près de se refermer sur vous.
De surcroît, il y a le sable. Non celui de l'école, terne, inerte, borné par son cadre de bois ; un sable mort de maçon. Mais que souple et mœlleux est celui-ci ! Un sable natif, sans fin ondoyé par le flot, et comme on l'entend s'assouvir de la nappe d'écume – rideau de mousseline lancé avec « le geste auguste du semeur », qui se fronce sur vos chevilles. Ô douceur aérée, volatile, qui vous monte à la face et tire de vous des cris de pur plaisir : celui d'une vie sans ombre, saisie à même le vif et qu'on vous rend ravivée. En un perpétuel baptême.
Et que docile, est ce sable ! La terre vous résiste ; il faut contourner la roche. Pelle et seau aidant, je puis bâtir enceintes et donjons. La marée montante en fera un tumulus de cité morte ? Mais n'ai-je pas édifié, pour le plaisir second de saluer la toute puissance du flot ?
Fluides sont mes membres et l'on se meut, ici, dans le fluctuant, l'insaisissable, au plus près de l'Origine. Où trouverai-je à ce point épandu le mot : Facile ?
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Vous avez grandi. « Il faut que le cœur se brise ou se bronze », a dit Henri de Régnier. Mais un nouvel amour l'a rendu sans mémoire, battant – pour la première fois –, à l'unisson d'une autre vie, dans un climat de nouvelle enfance. Exigence et lucidité reléguées à l'arrière plan !
Les passades s'accommodent de l'alcôve, des « chambres de feuillage » ; elles supportent la prose quotidienne. Mais cet amour-ci ne se donne d'achèvement. L'habitude n'aura de prises sur lui : n'a-t-il pas des pouvoirs, des ressources, de constant renouvellement ? N'a-t-il pas infusé, en chacun de ces deux-là, une vigueur dont ils s'étonnent et qui les rend infatigables ?
Sentiers agrestes, chemins forestiers, voire allées de château, sont faits pour le commun. Et quoi, les empruntant, – l'inerte, le vétuste, partout présents – prendre à témoin d'un tel bonheur qu'on a peine à le contenir ?
Un lieu seul – sous une abside immatérielle – est digne de vos noces : la sente étroite de sable damé par le flot qui, dans l'estran, s'étire jusqu'au point vaporeux où ciel, terre et mer s'entrebaisent.
S'y engager, devancé par une seule ombre ou lui assignant le rôle de traîne, la vague ponctuant vos pas accordés, déposant à vos pieds les palmes d'une victoire sur le temps, l'érosion, c'est là vivre une marche triomphale. Les terres aux reliefs ennoyés ne vous regardent passer, toutes à leur inertie, leur pesanteur. Mais une foule, en face, se presse pour voir cette merveille : un couple sans interstice, quand tant sont lézardés ou béants. Et de l'applaudir, de l'éventer, de lui jeter du riz à foison.
Il paraît infime en ce paysage ? Mais que l'amour le maintient droit – régnant à la ronde, tout sapé qu'il soit d'horizontales !
Elles en viendront à bout ? Déjà, quelque part dans les terres, la foudre vient en silence de fondre deux êtres en un seul qui demandera, à ce même rivage, l'apparat et les fastes de son sacre.
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XII
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Les philosophes disputent de ce qui, du temps ou de la vie, fut premier ; de ce qui est inhérent à l'autre.
Valéry voyait, en la Méditerranée, le « Temple du Temps » où il « scintille », et j'ajouterais : où on le voit fourmiller, avant de s'émietter au rivage.
Mais celui d'une mer fermée est-il celui des océans ? On peut être enclin à souscrire à l'image du poète quand, par bonace, l'horizontale a passé sur les flots comme la règle sur un boisseau de grain, et que l'océan est perspective d'embasements, marches et contremarches, entablements – ou mieux : cathédrale immatérielle dont l'immense parvis serait seul visible.
La mer, « Temple du Temps » ? On imaginerait plutôt celui-ci amoncelé dans le coffre-fort d'un massif montagneux… Reste qu'à hanter un rivage océanique, on croit Le voir, jusque dans le reflux, accourir de l'horizon, en sages strates successives quand le vent, la lune, ne bousculent les flots et qu'une plage attend ceux-ci où s'évanouir en chuintements d'écume – nappe mise, retirée, mise à nouveau.
Mais que l'océan rencontre le roc, la falaise, et l'on voit, l'on entend la déflagration du temps ; on mesure sa puissance, face à l'inertie à vaincre – par la seule patience.
Au vrai, il y a le temps des abysses, compact de sa nuit, et celui de l'étendue qui n'est que revirements, vicissitudes. Un temps soumis à la conjonction de l'astre et d'une planète, au gradient, à la plate-forme littorale – partant, n'ayant d'autonomie. Qui, parfois, paraît stagner, se tenir coi ; et auquel conviendrait l'expression :« le temps écoute » ; parfois, débordant l'étendue liquide, qui se rue vers les terres et envahit l'espace. Ce que le poète Octavio Paz résume par ces deux vers : « Temps qui se fige ou qui s'écroule / […] et temps qui se ronge les entrailles. » Et l'homme, même à distance de la côte, le voit passer en vol de migrateurs, qui dissémine la tempête, pollennise les airs.
Qui se tient sur un rivage met en présence, égale, ténue, sa durée humaine, et un temps énorme, pulsé, qui l'assaille et lui impose sa scansion, la subjugue et l'exalte. Ce ne sont pas les plaines, les collines, les monts, qui peuvent nous faire participer aux grandes transgressions cosmiques, cycliques ; et pas même ponctuer notre souffle d'injonctions, de sommations répétées, comme autant de haut-les-cœurs à nous faire redresser la taille.
« Temple du Temps », la Méditerranée ? Je concède qu'innombrables, en cette mer, sont les échanges, et que ses riverains furent, à toute époque, industrieux. Sauf que le temps qui en émane convient fort aux oisifs en quête de loisir illimité ; à ceux qui haïssent « le mouvement qui déplace les lignes ».
L'océan a non moins ses plages, plus moelleuses encore à l'œil ; mais le temps qu'on y rencontre, auquel on se heurte, a une ampleur à la lettre infinie. Vigoureux, inégal, il vous soumet à un tel perpétuel qui-vive, qu'il met à mal en vous toute tentation de se démettre.
« Courons à l'onde en rejaillir vivant ! », décrétait le poète. Sans doute, mais déjà, ce surcroît de vie qui déferle du large, passé un horizon inépuisable en flots imprévus, en un temps vierge, pressé, pressant, qui semble avoir fait – à fleur d'eau ! – le tour de la terre ! …
Le temps des rivages méditerranéens doit aisément persuader les désoeuvrés de vocations qui les épargnent. Je ne vis jamais le soleil s'enfoncer à l'horizon atlantique sans que l'étendue ne se fasse cadran solaire où lire la célèbre mise en garde : « Il est plus tard que tu ne penses ».
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Clichés Ph. Giraudin