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IX
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Cette heure aussi, je la connais ! Ou plutôt ces minutes où le bord inférieur du soleil touche l'horizon marin. Et comme l'astre précipite alors sa course que ses longs cils de silice éblouissants nous avaient longtemps dérobée !
Des grands, jadis, avaient le privilège d'assister au coucher du Roi-Soleil. Le spectacle a toujours ses curieux, soucieux de voir le rayon vert.
Dirai-je que, parfois, je me sentis l'âme des anciens égyptiens quand le Dieu Ra disparaissait à l'horizon pour poursuivre sous terre sa navigation. Et le moment était pour eux redoutable : chaque nuit, les mots sortent de leur tombeau ; les dieux, multiples, réintègrent les temples…
Mais, plus souvent, l'emportait chez moi le sentiment de l'inéluctable. Josée lui-même n'aurait pu arrêter cette chute, comme tombe de l'arbre la drupe ou l'agrume mûrs.
Voit-on, par les campagnes, une si vaste et opulente chapelle ardente ? L'océan offre au soleil expirant un catafalque à sa mesure. Tentures et dais rutilent ; l'embrasement est universel. Une pompe de mauvais goût, pour les délicats qui voient là l'archétype du chromo. Mais patience ! Le soleil s'enfonçant, un machiniste éteindra par degrés les derniers feux. Une salle déserte, un rideau qui ne se relèvera plus : que servirait de prolonger les illuminations ?
Des couples dorment sur les plages ; se baigner à minuit se teinte d'érotisme. Poursuivant parfois ma veille fort avant dans la nuit, ne distinguant plus la crête des plus proches vagues, quoi me retenait de regagner le tiède, le borné, le rassurant. Méditer sur les fins dernières ? Avoir un avant-goût de mon propre effacement sur terre ? (Ce jour qui meurt se retranche de ma vie.) Me pénétrer, autant qu'il se peut, du sort de créatures aimées et disparues ? Me projeter dans le temps sans durées où le soleil sera éteint ? Je n'avais pas de préoccupations ontologiques. Seulement continuer d'approcher la vie océanique mais par la seule rumeur. Ce qui était tenter de voir la mer en aveugle-né.
Élevée, imposante, une Présence. Mais la montagne l'est aussi, sauf qu'elle n'apparaît telle qu'aux voyants ; et de même le chêne, le séquoia millénaires.
Comment, aveugle de naissance, se représenter l'Océan ? En tour à base gigantesque ? Mais ces entrechoquements incessants … S'y battrait-on à coups d'objets contondants ? Et surtout cette succession de sursauts et d'affaissements ; ce rythme ordonné, ponctuel … Au-dessous de la rumeur, que j'assimile à ce qu'on m'a dit du brouillard, ne sont-ce pas des bruits d'eau que j'entends, sur fond d'un rideau de pluie traversé de vent ?
Je ne poursuivrai pas cet illusoire soliloque : seul un aveugle de toujours dirait comment il se figure, à l'entendre, l'Élément liquide. Mais j'ai pris conscience, dans les ténèbres, à quel point le grand jour nous fait négliger l'une des dimensions, des composantes, de l'espace marin, hormis quand il s'emplit de clameurs ; j'ai pris conscience que l'ombre et la rumeur ont même consonances et qu'elles s'en gonflent et s'en rehaussent l'une, l'autre. Que si l'ombre, en plein jour, se réfugie dans les feuillages, elle a ses réserves primordiales dans les océans d'où, même par temps radieux, elle fait surface et se mue en rumeur. De là que l'approche des rivages obscurcit l'âme de quelques-uns.
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Il est « Midi le Juste ». Je sors sur le pas de la porte. M'accueille une bouffée de touffeur. Un four, pain tout juste retiré, est demeuré ouvert ; son entrée toute proche.
Le dôme béant du ciel est au plus haut. Les mots de saphir, de turquoise, prisés des poètes, viennent aux lèvres et, avec eux, tout un passé de prières et d'hymnes de gratitude envers Amon Râ.
Sans un nuage de beau temps, sans une efflorescence, c'est un ciel à peupler de fanons et d'oriflammes.
L'air est substance de torpeur. Il dissout les arêtes du toit, ouate de pollen bleu les lointains. Pesant sur la nuque et les reins, il nous est pelage, nos pores d'un coup épanouis ; notre sang, émigré en surface, en devient liquoreux.
Extasiée – ou plutôt subjuguée –, la nature se tient coite. Notre pesanteur n'est plus un concept.
Repoussant à mesure l'air inerte, mes pas me conduisent à l'ombre d'un de mes chênes où palpitent des branchies. D'un coup, ma peau se resserre, désaltérée ; mon souffle retrouve son amplitude et sa limpidité. Soupir d'aise et sourire ont de nouveau droit de cité. La douche massive des rayons ne m'atteint plus. Sous le couvert, je vois, de mon refuge, l'immatériel incendie des environs, ainsi que, de la lisière d'une forêt, on contemplerait la plaine pantelante.
Où ai-je déjà rencontré cette fraîcheur filtrée, massive, à cela près qu'elle ne tombait sur moi, mais me venait, instante, à pleine face ?
Non au bord de la Méditerranée où l'on se croit à l'ombre d'un pin parasol, non plus qu'en forêt de pins maritimes où la chaleur, tamisée, s'amasse au pied des arbres.
Mais oui, bien sûr : c'était aux approches de l'immense feuillu qu'est l'océan ! La fraîcheur même d'une source qui s'épandrait parmi l'ombre bleue d'une prairie ; qui, s'élevant, se condenserait sur notre visage dès lors densifié. Et la crudité est visible ; les voltes et torsades de la rumeur participent à la brise, rendent audible la fraîcheur. L'écume qui se sublime à nos pieds, ainsi que chaume s'allégeant de la rosée, prend notre face à revers pour une apposition lustrale. Là, de tout le jour, le matin en perpétuelle résurgence, nous ondoie par pulsations.
Ah ! vivre de longues heures à la lisière d'un espace ouvert à deux battants et d'une immense oseraie soumise à séismes périodiques ! Vivre et mourir en un rivage où s'équilibrent un soleil ardent, silencieux, et une nuit tonitruante par vent de galerne !…
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Clichés Ph. Giraudin