XVI
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Je rouvre le Livre, dans la traduction de l'École biblique de Jérusalem, et je lis, parmi d'autres versets :
« car sa vue suffit à terrasser » / « la terreur règne entre ses râteliers » / « son dos, ce sont des rangées de boucliers » / « ses naseaux crachant de la fumée » / « il fait du gouffre une chaudière bouillonnante » / « l'abîme semble couvert d'une toison blanche » / « il regarde en face les plus hardis » …
Telle est, dans Le Livre de Job, l'évocation du Léviathan, l'un des monstres du Chaos primitif. Et serait-ce pas, sous mes yeux, « les battants de sa gueule » ?
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Elle n'est pas, contrairement au texte sacré, pourvue de crocs. Pas même de fanons qui feraient office de filtre. Mais leur absence rend le gouffre immédiat. Ce qui affleure, entre ces babines convulsées, c'est l'abysse, dans sa nuit glauque, d'abord, puis ténébreuse.
C'est la voracité.
Les mâchoires sont molles, les gencives édentées, mais cette gueule est faite pour gober, pour ingurgiter : le galet qu'on lui lance, l'homme téméraire, un navire corps et biens.
Par tout rivage vivant, le monstre amphibie a des accès de faim-valle, et il ouvre ses mâchoires – ne happant le plus souvent, que de l'air ; et il y a bien, dans leur claquement, le dépit de qui a manqué sa proie.
Par tout rivage, le monstre bâille ou aboie vers le récifs et les falaises qui le prennent de haut, impavides, assurés de leur pérennité.
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La roche a tort de se raidir dans sa superbe. De ne voir là que manœuvres d'intimidation tout juste propres à tirer, d'un enfant, des cris de frayeur feinte : le monstre sait aussi se vautrer, se faire patelin, s'insinuer pour disjoindre, désagréger, ronger.
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La roche a tort de se raidir dans sa superbe. De ne voir là que manœuvres d'intimidation tout juste propres à tirer, d'un enfant, des cris de frayeur feinte : le monstre sait aussi se vautrer, se faire patelin, s'insinuer pour disjoindre, désagréger, ronger.
L'auteur du Livre de Job a le dessein de nous montrer la toute-puissance de Yahvé, qui paraît, entre autres, dans sa victoire sur un Léviathan présenté comme un monstre terrifiant.
Que n'a-t-il ajouté, à ses pouvoirs, celui, à l'œuvre dès l'Origine, de niveler afin que l'horizon marin, se propage au plus loin des terres jadis habitées ?
De faire, de la Terre, une sphère où les flots, dans leurs migrations, le balancement de leurs marées, ne rencontrent plus d'obstacle, comme avant le partage de la terre et eaux quand l'esprit de Dieu planait sur l'étendue marine ?
Le Léviathan ne possède pas seulement, tumultueuse et réglée, la force. Protéiforme, la patience lui est consubstantielle, qui l'emporte encore sur sa vivacité.
Les fruits de cette constance sans relâche s'étendent au pied des falaises : une aire plane, une allée limitrophe où déferler, s'étirer, étendre ses muscles.
Ce qui était reliefs, aspérités dilacérant les vagues, a fait sa soumission : c'est, à présent, une aire égale, sans cohésion, où pullule l'infime, cendre de la roche soumise au brasier marin. L'humilité même.
Si l'homme de mer connaît, d'expérience, la rapacité du monstre, sa promptitude à engloutir, le spectateur qui se tient hors de sa portée, peut ne voir que fanfaronnades, dans ces postures menaçantes.
Les plages sont là pour témoigner de la puissance du flot et du Temps conjugués.
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Photos Ph. Giraudin