MAIGRE IMMORTALITE (2)
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Il est de bon ton de traiter de haut, de dédaigner les écrits de Saint-Exupéry. De les tenir pour désuets, puisqu'aujourd'hui, l'avion est sûr. Et « simpliste » est son style, qui décourage les glossateurs patentés.
On peut, de fait, sourire de son lyrisme, quand il célèbre, dans Terre des hommes, l'eau salvatrice qu'un Bédouin lui offre, alors qu'il est perdu dans le désert de Libye ; sourire, quand, dans Pilote de guerre, il nous livre ses impressions de pilote de reconnaissance sur Arras. Mais, chaque fois, un homme nous parle et nous le croyons, car il parle d'expérience de ses épreuves, et non par le truchement d'un « fantoche » né de son esprit.
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« Monsieur Mauriac n'est pas un romancier […] Dieu n'est pas un artiste ; M. Mauriac non plus » (Jean-Paul Sartre, février 1939) Phrase couperet et, là encore, écrite avec un petit mouvement de menton. François Mauriac est en effet coupable d'avoir « choisi la toute connaissance et la toute puissance divines », puisqu'il perce les pensées de ses personnages et infléchit leur destin vers la Grâce divine.
Rien, dans La Fin de la Nuit, qui justifie cette mise à mort, mais l'auteur commit l'imprudence, dans la préface à l'ouvrage, de dire qu'il avait songé à une fin chrétienne pour son héroïne coupable d'avoir tenté d'empoisonner son mari, et qu'il y avait renoncé : « Je ne voyais pas le prêtre qui devait recevoir la confession de Thérèse. »
Dès lors, quand on lit, dès la deuxième page de L'Age de la liberté, de Sartre : « Mathieu hâta le pas, il pensa avec agacement […] » ; « Un train siffla et Mathieu pensa : Je suis vieux. », comment ne pas se dire que Sartre, non moins, possède l'omniprésence de Dieu. Mais qui lit encore, sinon par devoir, les trois tomes des Chemins de la liberté, chef-d'œuvre (inachevé) de « littérature engagée » ? Allons, ne soyons pas pessimiste à l'excès : au XXIe siècle et au-delà, maints lecteurs voudront sûrement suivre les atermoiements de Mathieu Delarue, professeur agrégé de philosophie en quête d'une situation où manifester sa liberté ! Et qu'importe, pour la crédibilité du récit, si l'on a l'impression d'avoir, devant soi, « une imitation très intelligente de la vie plutôt que la vie même » ? (Camus) Il est des esprits pour goûter les ratiocinations d'entités, les fictions propres à illustrer une thèse. Mauriac infléchit le destin de ses créatures ? Il n'y a pas moins d'arbitraire à conduire le velléitaire Mathieu à s'engager enfin dans l'action en tirant sur des Allemands du haut d'un clocher, tout en prêtant au « héros », en Dieu omniprésent qu'est le romancier, des pensées successives de défi, de représailles. Et n'est-ce pas là « littérature », encore et toujours ?
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En revanche, il se trouvera, dans les temps futurs, des âmes simples pour relire Le Grand Meaulnes. Quoi ? Que pèsent ces deux-cents pages, au regard des cycles échafaudés par de glorieux penseurs ? Mais – ce qui ne se trouve guère en leur œuvre – la nostalgie des paradis perdus, la magie de l'insaisissable entre réel et onirisme ; les prestiges d'une quête quasi mystique, pour une vérité qui demeurera cryptée !…
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Oubliant que Mauriac n'est, pas plus que Dieu, romancier, ces mêmes âmes simples liront Thérèse Desqueyroux et son épilogue, La Fin de la Nuit. Enfin, après tant de « fantoches » qui délibèrent sans trêve en un décor abstrait, enfin des personnages de chair et de sang, qui vous imposent leur présence, déchirés qu'ils sont par leur destinée.
Enfin, on nous ouvre portes et fenêtres et l'on entend « une pluie menue ruisseler sur les tuiles des communs, sur les feuilles encore épaisses des chênes ». On sent « le parfum de la résine [qui, lors de l'incendie d'une pinède] imprégnait ce jour torride et le soleil était comme sali. »
Ce n'est plus un professeur de philosophie reconverti en romancier qui, de son bureau ou d'une table de café, disserte, argumente, débat avec soi. Celui qui me parle, me prend à témoin ; non seulement, il sonde les reins et les cœurs, mais il a une expérience de terrien ; il convoque tous mes sens au point que je pourrais dire avec la Pauline de Polyeucte : « Je vois, j'entends, je crois … ». Et le lecteur de bonne volonté, de saluer, chez Mauriac, l'invention romanesque, la pénétration psychologique, l'affleurement d'une sensualité étendue aux divers règnes de la Création. Ce qui se fond en une voix pressée, effusive, pulsée, où le chant, cantilène ou lamento, est sous-jacent.
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Ces âmes simples rouvriront, en un temps où la Terre sera mi-désert, mi-champ de termitières, la trilogie de Pan, et Que ma Joie demeure, ou Le Chant du Monde, de Jean Giono.
« Ah ! qu'on m'évente tout ce loess !… » Le cri de Saint-John Perse aux lèvres, pensant à tout ce que tant de romanciers grands manieurs de concepts ont écrit « en vase clos », ces lecteurs attardés s'étonneront qu'il y eût un homme pour célébrer en visionnaire, la merveille d'être vivant et de s'éprouver en harmonie avec les forces colossales inhérentes aux quatre éléments. En initié des mystères cosmiques, doué du sens de l'épopée.
Et tel était son plaisir d'écrire, que l'on passe sur un lyrisme parfois gratuit, désordonné, halluciné : c'est un tel ruissellement d'images et de métaphores, que l'on participe à une vie universelle ; que l'on est soulevé par l'exaltation panthéiste – et délectable – de l'écrivain. Il sera toujours temps de revenir à la… nausée, à la mauvaise foi. Simple je suis, et veux qu'on me donne à voir, humer, goûter, toucher… Je veux jusqu'à en être grisé, ébaubi, qu'on me parle de la forêt, là-bas, « couchée dans le tiède des combes comme une grosse pintade aux plumes luisantes » ; du gel qui « avait verrouillé la terre » ; des étoiles « comme du frai de poisson », d'un « ciel vert [qui] pétille d'alouettes » ; d'un étang « comme un trou dans la terre d'où l'on pouvait apercevoir le jour profond » ; d'un blé qui, mûr, s'étendait « à perte de vue comme l'inondation d'un immense fleuve chargé de limon » ; je veux entendre les échos du tonnerre « creuser des vallées et des conques ».
Ces simples-là reliront Colette, à commencer par Le Blé en herbe, La Chatte, La Naissance du Jour, pour le plaisir d'un mot « meilleur encore que meilleur », selon son propos. Lucides, ils regretteront ses coquetteries, ses roueries de style, la surcharge de maintes phrases qui fait parfois soupirer : « grâce ! » au lecteur … Mais cette sensualité diffuse, universelle ; cette attention passionnée, tous sens à l'affût, à la faune, à la flore ! … Pudiquement exposés, les méandres du cœur féminin, où l'instinct a la primauté… Cet hymne contenu, pénétré d'humour et de nostalgie, à u monde où tout est menu miracle, simple merveille, pour qui sait regarder …
Un monde révolu revit par la grâce d'un style précis, vigoureux et surtout concret, indifférent qu'il est aux spéculations philosophiques. Partant, rendu à sa puissance évocatoire du réel.
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Céline ? Bien sûr. Céline qui a justement dit que survivront les seuls écrivains dont le style délivre « une petite musique ».
Et pourquoi non ? Elle était inhérente aux « chansons de geste » et qu'est-ce qu'un texte romanesque qui n'appelle pas l'oralité, pour le plaisir second de donner forme harmonieuse à ce qu'on lit ; d'en souligner les cadences, d'en restituer la respiration ? Le roman délibérément « poétique » s'excluant de l'épreuve pour cause de bâtardise.
Céline a cultivé sa « petite musique » jusqu'à la convention, à grand renfort de points de suspension. Mais le primat accordé à l'émotion (« L'Emoi, c'est tout dans la vie ») ; mais, sommet de l'œuvre, le torrentiel Voyage au bout de la nuit, panoramique sur un monde grotesque, absurde, tragique, où « l'amour c'est l'infini à la portée des caniches ». ! Voilà qui relègue dans les limbes tant de livres « pas écrits, mort-nés, ni faits ni à faire, la vie qui manque », selon ses termes.
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Proust, dans son Contre Sainte Beuve, nous l'a rappelé : « un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Aussi faudrait-il, pour apprécier l'œuvre romanesque de Sartre, oublier ses innombrables postures, impostures, erreurs de jugement, outrances, ostracismes, basses attaques et d'abord envers le solaire et probe Camus beau, séduisant, aimé, fêté, mais affligé d'une tare rédhibitoire : il haïssait le communisme stalinien !
Quand, au XXII siècle, un biographe méticuleux lui consacrera une thèse équivalente à celle de Renaud Meltz sur Saint-John Perse ; que seront repris, accrus, les faits rapportés dans Une si douce Occupation de Gilbert Joseph, et les Mémoires d'une Jeune Fille dérangée de Bianca Lamblin ; que l'on prendra la pleine mesure du penseur politique, complice assumé du goulag soviétique, de l'amant aux amours nécessaires et contingentes, spécieuse distinction imposée à sa compagne Simone de Beauvoir – sa comparse dans l'injure et le travestissement des faits pour la plus grande gloire du couple –, on invoquera peut-être le vers de Boileau : « Le vers se sent toujours des bassesses du cœur. » Le vers et la prose.
Et l'on se dira que c'est une grande infortune, pour un romancier, de ne pouvoir tirer de soi que des héros gluants, des velléitaires, des « salauds » et autres fantoches dont l'auteur tire les ficelles pour une littérature démonstrative à la Paul Bourget, doctrinaire qui demandait à de multiples situations romanesques de confirmer ses thèses arbitraires, préétablies. Et qu'il faut plaindre l'écrivain qui doit recourir à l'explicitation, par impuissance de rendre une situation romanesque et plausible, et comme consubstantielle au lecteur. Plaindre le romancier chez qui les mots nous semblent coques vides, quand, chez Proust, chez Colette, ils sont fruits lourds de leurs sucs. Et de nous rappeler le « words, words, words » de Shakespeare.
« Littérature engagée », c'est littérature de la bonne conscience, mais qui laisse à distance le lecteur non engagé.
Rendant compte de La Nausée, dans un article d' « Alger républicain », d'octobre 1938, Albert Camus écrit : « je ne sais quelle gêne empêche l'adhésion du lecteur et l'arrête au seuil du consentement […] Car l'erreur d'une certaine littérature, c'est de croire que la vie est tragique parce qu'elle est misérable. / Elle peut être bouleversante et magnifique, voilà toute sa tragédie. Sans la beauté, l'amour ou le danger, il serait presque facile de vivre. »