MAIGRE IMMORTALITÉ …
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Relisant Mon Faust, de Paul Valéry, je m'attarde sur la scène de l'acte III où Méphistophélès découvre au Disciple la vaste bibliothèque de Faust, et la lui présente comme un « sinistre trésor de certitudes ruinées, de découvertes démodées, de beautés mortes et de délires refroidis… […] Ainsi, s'exhausse de siècle en siècle, l'édifice monumental de l'ILLISIBLE… »
Et de me demander quels ouvrages du XXe siècle ont déjà rejoint ou rejoindront cet « édifice monumental ».
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Le roman ayant envahi le champ littéraire, il semble opportun de l'envisager de prime abord.
Ne s'agit-il pas, au reste, du genre le plus apte à s'accommoder de loisirs réduits, discontinus ; le mieux à même, dans l'ordre du divertissement, de faire encore figure face à l'hégémonie de l'image ?
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J'ai sous les yeux, depuis des jours, la liste des œuvres de Marcel Arland, mais j'aurais pu lui substituer la bibliographie d'un Duhamel, d'un Maurois, voire d'un Julien Green, de cinquante autres auteurs qui furent des noms, au XXe siècle ; des noms alors notoires, influents, considérés, laurés – combien furent de l'Académie Française ! – qui participaient à la vie des Lettres et l'honoraient.
Pas un de ces écrivains qui n'ait commencé un livre avec la conviction que son œuvre était attendue, nécessaire ; qu'elle allait combler des attentes, nourrir, vivifier des cœurs et des esprits. Ne s'imposait-elle pas à eux-mêmes, au point qu'il n'était de tâche plus urgente et plus noble, que de lui donner forme ?
Vous avez, de surcroît, pour peu que le succès ait accueilli vos premiers romans, un cercle de fidèles qui s'écrient, comme La Fontaine, mais en vous nommant : – « Avez-vous lu Baruch ? » Vous taire des années leur ferait conclure à l'épuisement de votre inspiration, et vous seriez oublié. Et c'est ainsi qu'on se fait un devoir d'être souvent présent aux devantures des librairies, présent dans les Salons du livre …
Marcel Arland unissait les dons du conteur à la pénétration critique – qu'il ait si bien célébré Marivaux l'atteste. Son style, égal, a l'agrément du meilleur français. Il serait pourtant édifiant de demander aujourd'hui à un lettré : – « De qui, La Route obscure, Les Ames en peine, Les Vivants, Le Grand Pardon, À perdre haleine ? », ainsi que vingt autres titres.
Qui lirait, de ce temps, sans condescendance pour l'auteur, Les Jeunes Filles de Montherlant ? Qui s'intéresserait aux états d'âme de son Monsieur de Contré, ou de l'anarchiste espagnol du Chaos et la Nuit ?
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S'était-on cru Balzac ou Zola ? Le XXe siècle aura vu naître d'amples fresques linéaires ou polyphoniques autour de quelques personnages dont on nous contait, de volume en volume, les faits et propos.
Mais qui, à présent, lirait pour son divertissement les X tomes du Jean-Christophe de Romain Rolland, où des assertions telles que : « Il n'y a qu'un ennemi, c'est l'égoïsme jouisseur qui tarit et souille les sources de la vie », ou : « La richesse est de trop : c'est un vol qu'on fait aux autres » – font penser au mot de Gide : « C'est avec de bons sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature. » ?
Qui lirait, pour son seul plaisir, les XXVII volumes des Hommes de bonne volonté, de Jules Romains, chantre des collectivités humaines ? Rien de plus faux, de plus construit, de tête, que les dialogues autour de la vie politique, grevés, au surplus, par la platitude de l'expression. Colette disait se défier des idées générales. Elles ne sauraient engendrer que prosaïsme, à moins de naître sous forme d'aphorismes sous la plume de grands moralistes. Et l'on se dit : Comment l'auteur n'a-t-il pas perçu que ces échanges d'idées communes ne procèdent que de son seul esprit ? Que lorsque Jallez célèbre, pour Jerphanion, la poésie d'un quartier de Paris, ses propos ressortissent à la dissertation d'un journaliste où tout se désagrège en sciure de bois ?
Qui lira encore demain les neuf volumes des Thibault, même si les personnages ont « consistance, cohérence, complexité », et si les dialogues, servis par une écriture probe, parfaitement maîtrisée, intègrent avec naturel une documentation de chartiste ? Si la sûreté du trait, la vigueur de la composition, un style dépouillé, sans éclat ni pittoresque, donnent au récit une constante véracité ?
Et pourtant inoubliable sont les figures du père – son agonie ! – celles des deux frères si dissemblables et si attachants dans leurs destinées ; l'évocation d'un temps qui annonce le nôtre, son effondrement des valeurs, nos débuts autour du capitalisme, de l'action révolutionnaire, de l'euthanasie, et jusqu'au sens de l'existence, tel qu'il s'impose à Antoine dans L'Épilogue : la vie, « ça ne sert à rien. »
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On voit bien pourquoi tant de constellations romanesques sont éteintes, et désolés, les romans satellites du même « créateur » : c'est qu'ils prêtaient le flanc aux critiques qu'adressait Valéry au roman et dont voici quelques exemples, glanés en ses Cahiers :
« Le roman est le genre arbitraire qui convient à la plus vaste et la plus naïve classe de lecteurs ».
Dans les meilleurs romans, « 85 % des phrases sont changeables ad libitum, comme le sont, d'ailleurs, dans la « vie » les perceptions, – courantes. »
« C'est de l'arbitraire inutile – qui ne travaille pas et qui veut donner le change.. »
« Tous les personnages littéraires sont fantoches et plus ils sont "vivants", plus ils sont fantoches. »
Et de voir, en le roman, « le comble de la grossièreté », qui « contient force niaiseries. »
À quoi on pourrait objecter que l'arbitraire n'est sensible que chez les romanciers médiocres, peu soucieux de la cohérence des caractères, mais que les grands romanciers se sont dits mus, manœuvrés par leurs personnages.
En ajoutant que les exigences du mètre, de la rime, conduisent les poètes classiques à un perpétuel arbitraire.
Commentant, dans Tel Quel II, les vers de Baudelaire: "La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse / Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse", Valéry observe que le poète "a enterré la cuisinière dans une pelouse, ce qui est contre la coutume, mais selon la rime." Rime qui le conduisit, dans Le Cimetière marin, en s'adressant aux morts, à écrire: "Le vrai rongeur, le ver irréfutable / N'est point pour vous qui dormez sous la table." Ce dont se gargarisèrent ses ennemis.
Commentant, dans Tel Quel II, les vers de Baudelaire: "La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse / Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse", Valéry observe que le poète "a enterré la cuisinière dans une pelouse, ce qui est contre la coutume, mais selon la rime." Rime qui le conduisit, dans Le Cimetière marin, en s'adressant aux morts, à écrire: "Le vrai rongeur, le ver irréfutable / N'est point pour vous qui dormez sous la table." Ce dont se gargarisèrent ses ennemis.
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Le reproche majeur que l'on ferait à certains cycles romanesques et qui causa leur effacement à notre horizon, ne serait-il pas plutôt celui-ci : les personnages y « vivent » en un monde, en un temps aseptisés, de bureau d'écrivain, où l'air ni les saisons ne pénètrent ; leur créateur n'ayant jamais, semble-t-il, caressé un tronc d'arbre, humé la terre mouillée, suivi du regard les « merveilleux nuages » ? De là que ses créatures, fruits du seul intellect, parlent sans frein, « comme dans les livres », accumulant les fières formules – qui tirent, de l'auteur, un imperceptible mouvement de menton satisfait –, et qu'ils se grisent de mots abstraits, à consistance de balle d'avoine.