PROVENCE PROFONDE (suite)
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**C'est par son flanc ouest que j'aborde la Provence. L'azur l'annonce – eau suspendue qui en paraît plus vive. Le ciel l'annonce, les panneaux nous le confirment : qui ne sait que Tarascon est en Provence, et Saint-Rémy, et Cavaillon ?
***Pourtant, j'ai besoin, pour m'en persuader tout à fait, du secours de mon oreille. Je fais donc halte, je sors de ma voiture – et j'écoute.
***Pourtant, j'ai besoin, pour m'en persuader tout à fait, du secours de mon oreille. Je fais donc halte, je sors de ma voiture – et j'écoute.
***Il me souvient d'avoir entendu, l'été, des cigales en la forêt landaise, mais l'air circulait à l'aise entre elles, beaucoup semblaient même esseulées, à en juger par leur chant dépourvu de conviction. Ici, la multitude est telle qu'on doute qu'il y ait place pour une seule de plus dans tout l'espace. Oui, je suis bien en Provence et l'on m'avertit de la virulence de la lumière, on me la donne à entendre.
***Le chant des cigales tient de la fraise du dentiste. Il procède par petites touches brèves et insistantes, ce qui est combiner la discontinuité et la persévérance, cependant qu'un « déraillement » paraît sans fin s'amorcer dans le dévalement sonore, ou plutôt dans la migration quasi statique, encline à s'enfoncer en vrille.
***Au total, une sorte de halètement forcené où s'insèrent des traits plus longs d'éraillement d'une étoffe, de contact d'un fer mal ébarbé et de la pierre tendre, du grattoir et de la meulière, de la scie et d'un bois ligneux (l'outil étant manié par un artisan vif et minutieux).
***Minérale, végétale, la matière est soumise à une destruction méthodique. L'oreille, les phanères, en sont saturés comme si nous nous râpions âprement les ongles. L'esprit peine à se dégager d'une poussière de coquilles, de carapaces et d'élytres. Notre respiration même, obstruée, aspire à un air libre et limpide – et c'est aspirer au silence. Ah ! nous ne pouvons ignorer la part en nous des ossements, ni celle de la moelle !
***Sans doute ; et cependant les cigales représentent la lumière audible, l'été régnant sur notre ouïe, sur notre toucher non moins, mis en présence de la sécheresse ou plus justement de la siccité – et nous prenons conscience de l'âpreté de la saison, de son obstination sous ce climat, de la zizanie qu'elle fomente dans les airs et peut-être dans les sols. Les cigales ressassent que l'été peut être taillé dans l'onyx ; que sec comme allumette, il peut s'enflammer à son égal.
***La lumière, par leur chant, nous poursuit jusque sous le couvert ; elle migre à travers notre peau, elle rejoint nos os, avec une prédilection pour les temporaux et d'abord pour le rocher. Savions-nous le jour aussi sonore ? aussi consistant, à en juger par son crissement quand on le hache menu ?
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***Comme rassuré, je reprends la route.
***Je sais où je vais.
***Je parcourrai ce pays, mais non sans avoir séjourné en un lieu d'où voir d'un peu haut le jour entier, le jour lui-même.
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***À Gordes, a vécu, a travaillé le peintre André Lhote, et je me souviens d'une photographie du Monde illustré le représentant : « Regardez, disait-il à son visiteur, en tendant à bout de bras, vers le dehors, un cadre de tableau ; regardez comme le paysage s'y compose, où qu'on se tourne… » Et je crois bien que le rédacteur de l'article ajoutait : « Être Gordien est un titre de noblesse. »
***Le temps viendra de l'exploration ; mais je me tiendrai d'abord à Gordes pour jeter sur la contrée, sur ce « climat », comme on disait jadis, le regard circulaire que vous permet la haute chambre de verre des sémaphores.
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II
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**Des villages perchés, certains ont plus de hardiesse ou de pittoresque ; mais combien ont cette simple grandeur, même amoindrie par le temps, cette hauteur impavide qu'il imprime à ses plus lointains horizons ? À moins qu'on ne voie en ceux-ci, l'assise sur quoi reposent et le roc et le village, eux-mêmes dominés par le château Renaissance et l'église – ce qui est avoir fait, d'un éperon cannelé comme le soubassement du Sphinx ou les rochers de Calvi, le socle de la puissance et de la foi. En bref, de toute gloire.
****Les villages de plaine ont choisi l'aise, les quant-à-soi domestiques – la facilité, pour tout dire. Gordes fut édifié afin de conjuguer la puissance défensive et l'élan. Sans parler de la volonté, chez ceux qui se hissaient sur la moindre marche de rocher, de le prendre d'un peu haut avec leur labeur. Il n'est de ruines ici où se perçoive un goût que l'on veut croire atavique pour la… substance de l'azur, comme on s'établirait, pour en vivre, dans une pulpe impondérable.
****Aussi le visiteur est-il enclin à penser que chaque habitant, au long des siècles, haussa son âme en conséquence, tant certains sites récusent les petitesses. Le dernier carré de demeures, le plus élevé, qui le mieux a résisté au temps, témoigne assez, déjà, de la dignité que l'on peut garder dans l'adversité. Et puis le bruit des charpentiers et des couvreurs, étrangement allègre, ne nous rappelle-t-il pas que des murs peuvent toujours se relever ?
****Aussi le visiteur est-il enclin à penser que chaque habitant, au long des siècles, haussa son âme en conséquence, tant certains sites récusent les petitesses. Le dernier carré de demeures, le plus élevé, qui le mieux a résisté au temps, témoigne assez, déjà, de la dignité que l'on peut garder dans l'adversité. Et puis le bruit des charpentiers et des couvreurs, étrangement allègre, ne nous rappelle-t-il pas que des murs peuvent toujours se relever ?
****Gordes est de ces villages que leur beauté altière sauvera, récompense de l'effort consenti dès l'origine, des « gênes » qu'on se donna pour vivre « à mesure haute », forçant ainsi ceux qui s'en viennent à lui, à lever des yeux qui, graduellement, s'épurent.