PROVENCE PROFONDE
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Que ceux qui rêvent de Tirynthe et de Mycènes se rendent aux Baux ! Arrimé par quelle racine à l'assise fondamentale, ceint quasi de toute part de hautes falaises, un éperon se fait butoir, escarpement défensif, prodigieuse catapulte et d'abord aire d'envol pour les intraitables seigneurs du lieu. Lesquels bâtirent un donjon sur ce qui était déjà place forte et nid d'aigle, décor pour une tragédie de Shakespeare.
Un éperon de roches affouillées, aérées comme de gigantesques éponges, brandit vers le ciel un château démantelé dont le donjon continue de défier l'un de ces panoramas qui vous étreignent le souffle – restes, avec les remparts, d'une citadelle édifiée, rebâtie, par une race « jamais vassale ».
Formidable est le mot qui nous vient devant ces abrupts béants d'orbites ou d'alvéoles de gâteau de cire, ces surplombs menaçants, ce tumulte minéral où l'on discerne, ricanant, un bestiaire d'apocalypse.
Le lieu serait moins saisissant, si l'œil ne rencontrait là une telle intrication de la sauvagerie naturelle et d'une rectitude de bâtisseur qui n'exclut pas le raffinement. Sur ce chaos de rochers, d'anfractuosités, de grottes, de ravins, de citernes, subsistent des lambeaux de demeures patriciennes où les derniers troubadours ont pu célébrer la fine amor – l'amour parfait.
Ici un manteau de cheminée, plus loin, un four banal, des colombiers, une esplanade, des tombeaux creusés dans le roc, attestent que l'homme sut composer avec un relief aussi tourmenté qu'après un séisme et s'y établir dans un climat proche de la fantasmagorie.
Au vrai, on doit souvent faire effort pour distinguer les parois rocheuses des pans de façades, et les porches de l'homme des voûtes naturelles dues à l'érosion.
Ni dans sa composition, ni dans ses perspectives, le paysage n'offre rien de sûr. Le Temps a-t-il vaincu et la roche et les édifices pour mieux mêler leurs ruines ? On le dirait, tant le village récent n'est qu'un simple éboulis au regard de la forteresse originelle.
Ce n'est qu'au bout du promontoire (aux allures de porte-avions) que, tourné vers les ruines, on voit le mieux le dédale des coupoles rompues, des degrés engagés dans la roche mère, des arcs qui ne supportent plus que le ciel. Mais que l'on éprouve aussi à plein la ténébreuse confusion que nous laissaient pressentir, ouvertes par la scie des carriers dans le soubassement, des « portes » béantes qui rappellent, sans encadrement, l'entrée des tombes royales perses à flanc de falaise, ainsi que des couloirs aux parois aussi lisses que ceux d'un morceau de flan.
Comment ne pas songer à ceux qui choisirent de vivre ici, éperonnés, sollicités, sapés (on ne sait au juste) par le vide ? Avec, pour récompense, la vue sur de grises Alpilles qui semblent couvertes de lichens et d'algues noires ; sur un horizon dont l'immensité ressortit à l'élément marin – et tout le rocher fait alors figure de récif battu d'ailes de frégates.
Dans le village, les ruelles ont à ce point subi l'érosion du vent (conjuguée à la véhémence raisonnée des cigales ?), que les pierres sont profondément vermiculées – et l'on pense à certains parements du Louvre, ou à l'art mozarabe. C'est à chaque pas, que des témoignages architecturaux du passé, aujourd'hui voués au négoce, se proposent à vous qui évoluez ainsi, à cheval sur deux époques, avec le sentiment d'être un intrus, égaré dans un entre-deux de l'Histoire, et d'avancer, guetté par mille regards obliques tombés des fenêtres à meneaux, attendu par des ombres dans les encoignures des porches.
Qui parlait de porte-avions ? Les Baux de Provence, c'est le château d'un vaisseau amiral, de haut bord.
Les ombres du soir viennent prêter main-forte aux sombres ouvertures – naturelles ou non – et aux polypiers du lierre, pour faire des Baux un dédale d'ombre. Laquelle accuse les puissantes racines rocheuses et fait peu à peu surgir un fantastique latent. (Après, néanmoins, que la lumière du couchant qui les frappe ne dresse un peu plus l'édifice sur le ciel.)
Une cigale lime à coups vifs la frange du silence. Tout un peuple d'yeux morts regarde périr ce jour ; regarde la plaine se remplir de nuit bleue. L'ocre des funèbres corridors se veut accueillant… Les Baux ne dormiront pas : il y a ici trop de songes et trop d'ombres ; trop de murs éventrés et de demeures à tous les vents, encore que la mer se soit retirée si loin, que nulle surprise, nul coup de main ne soient à craindre.
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Devant un chaos dont les siècles n'ont pas atténué l'arrogance vindicative, alors même que, dans son alliance avec la pierre, l'homme aura été défait – le vainqueur non moins que le vaincu – , nous croyons toujours entendre le tohu-bohu de l'Histoire. Nulle corde, dans ce tintamarre de rochers, mais un vacarme de cuivres que seule couvre la féroce stridulation des cigales qui érodent les rebords des multiples grottes, abris, citernes dont le rocher est alvéolé ; murs et parois s'épaulant jusqu'à l'indistinction.
« Après les ténèbres, la lumière » lit-on au-dessus d'une fenêtre à meneaux – qui donne sur le vide ; mais toute celle qui se déverse sur la forteresse en souligne la funèbre superbe. Et quand le soir mauve assiège les ruines, estompe leurs contours, fait, des cavités de la falaise, autant d'orbites démesurées, la clameur du minéral s'élève de plus belle, nuit noire au sein d'une nuit lactescente.
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Simplement, y a-t-il des pays qui, à l'instar des hommes, connaissent une « difficulté d'être ». Pareille falaise regarde une mer que cette proue appelle, que cette tour de garde épie. Une mer impondérable qui s'avance, se hisse sans nul clapotement au pied de la forteresse. Les cigales se sont tues, les ocres se ternissent ; l'œil ne voit plus que ravines, pierrailles et presque chaos, à peine émergeant du léger velours épandu.
La nuit rend les Baux à la confusion primitive – même s'il subsiste quelque chose de grossièrement équarri, et comme une rectitude irréductible. Voici, dans la nuit, des figures de cauchemar. Seraient-ce là des tas d'ossements ? Au pied de l'escarpement, une cigale solaire est telle une source haletante, à bout de souffle…
Il est temps d'allumer la lanterne des morts.