PROVENCE PROFONDE
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La Provence a ses bassins sédimentaires, mais l'ossature ne s'y fait jamais oublier comme il advient à celui qui parcourt la Beauce, les Landes ou la Flandre. Cézanne dont maints tableaux tardifs tiennent de la géode, voyait en ce pays « une nature sans épiderme ». De fait, la roche y parle haut. Du Luberon à la Sainte-Baume, des Maures au verrou de Sisteron, par courts chaînons transversaux ou obliques, un cloisonné géant nous attend, dont les émaux auraient l'éclat de ceux qui ornent l'eau.
La longue échine du Luberon est, pour l'un, le félin tapi ; pour l'autre, allongée, « la déesse velue » – ou qui reposerait dans sa pelisse crépue, mitée de pans rocheux ? Pour un autre encore, « le refuge des bêtes ». De longue date, puisque le sol y livre des ossements de lions et de girafes, que le souvenir du loup y subsiste ; que martres, blaireaux et sangliers le hantent toujours.
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Du bassin de Saint-Rémy cloisonné de roseaux et de cyprès coupe-vent, de pentes douces, les Alpilles surgissent et déchirent l'azur de crocs ébréchés qui ont le gris des os anciens abandonnés à l'air. Il y a là de grands pans couchés, des ruines érodées de forteresses cyclopéennes. Comment s'étonner que la roche ait sécrété les Baux et que les restes du château et ceux de l'assise s'interpénètrent à ce point, vivant leur mort indéfinie dans une intrication parfaite ?
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Les Alpilles ne doivent pas à leur seul diminutif de nous paraître aimables. Cisaillées par de profonds ravins grossièrement parallèles, elles s'infléchissent en bassins que l'homme a fait siens. Si elles ont, de près, le gris du calcaire soumis aux saisons de toute antiquité, elles rayonnent à distance une sourde et souriante blancheur que rehausse un rideau de cyprès. La Provence mentale que lectures, peintures et rêveries ont formée en nous paraît s'accomplir en cette crête qui n'en impose, secrète et engageante, lumineuse et riche en demi-teintes – ô clarté mousseuse d'un champ d'oliviers ! – et où mas et vergers humanisent la roche.
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Le mont Ventoux, lui, fait, pour la contrée, figure d'amer. Massif, olympien, il a, tel le César de Valéry, « le pied sur toute chose ». Des horizons en foule pour tributaires, il trône. Tremplin majeur du mistral qui l'a râpé jusqu'à lui donner des aspects de Fuji-Yama, on partage, au terme de son ascension par temps nuageux, la stupeur d'un Pétrarque qui vit, en la pyramide du sommet, une île environnée d'une mer faite de floches d'écume. Au cœur de la Provence, il est un puissant présentoir où s'étagent, des terroirs méditerranéens aux glaciers alpins, climats, faunes et flores.
Les villages qui lui firent allégeance et se placèrent sous sa protection, ont de quoi se rassurer. Pourtant, comment ne pas sentir sur soi, un regard circulaire de vigie – et de potentat doué d'ubiquité ? Un regard qui, pierraille ou neige, jamais ne cille, n'importe la saison. Seul l'aigle – dont il est le miroir, dit le poète – peut soutenir la vue d'un sommet brasillant de clairvoyance, qui ne vous propose, quand on lève les yeux, que l'immaculé des régions polaires.
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Au-delà de la formidable échine du Ventoux – une échine de bison aux énormes vertèbres blanches – qui rappelle les arrière-plans des estampes japonaises, ce n'est plus l'universelle sécheresse de la Basse-Provence ; et si le cri des cigales passe encore l'espace au crible, le bruit des eaux courantes lui apporte un soubassement qui se retrouve en chaque vallon encombré d'osier, de tilleuls et d'érables ; empâté d'une herbe verte à peine plus mince et rêche qu'en plaine.
Le Ventoux écrase le paysage de sa neige sale, ou fanée. La profonde érosion – digité – de ses collines en fait d'énormes pieds de pachydermes, ou parfois des replis, des fanons qu'on eût taillés dans leur peau épaisse. Dominant les vallées occupées par la vigne et les abricotiers, des falaises rebroussées, plissées, affirment les droits de la carapace, de l'ossature.
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Les Alpilles sont accortes, leurs mystères limités. La Montagne de Lure oppose à l'étranger un invincible quant-à-soi. Les forêts dont elle se protège laissent pressentir la rudesse du climat, la dureté du quotidien, une solitude à vous ensauvager, un regard de guetteur entre des volets mi-clos, encore affûté par des haines ancestrales. L'intrus que nous sommes et resterons a-t-il tort de soupçonner, en cette terre, nombre de secrets cadenassés et quelques drames propres à vous envoyer un homme aux galères ? Le jour y est le plus pur : on y observe les astres. Mais le fond des cœurs ? Sous tant de soleil, il y a là un réduit d'ombre impénétrable à qui ne peut présenter ses lettres de créance – ou qui n'est pas romancier. Sans doute y méprise-t-on la Provence bruyante, en représentation, qui pactise, s'avilit, et se vend au plus offrant. Il me plaît de penser qu'à l'âme provençale, il reste quelques retranchements où son versant austère et sombre ne compose pas plus avec l'imagerie méridionale que les moines de Sénanque avec le siècle.
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Ombreuse au nord de ses hêtres, tilleuls, chênes et houx qui la préservent du feu et donnent à son sol une saveur d'humus, placée sous la double égide de la déesse Artémis et de Marie-Madeleine, la chaîne de la Sainte-Baume a moins retenu peintres et littérateurs. Pourtant, sa crête mouvementée, aussi grise et tiquetée qu'un vieux bois livré aux intempéries, s'illumine, comme tout haut belvédère, des bleus fondants de l'étendue.
Simplement n'a-t-elle pas rencontré un émule du peintre qui fit, à la Sainte-Victoire, une cour si constante, que la mort seule y mit un terme.