LE CHÈVREFEUILLE
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Le lilas, le seringa, drageonnent en abondance, mais ils se présentent à nous comme des arbustes au port spécifique, anguleux ou ployant. C'est par son odeur que le chèvrefeuille des bois attire notre attention, étonné que nous sommes qu'un tel baume puisse provenir d'une haie d'épine noire, d'une bordure de laurier, voire d'une arbre mort. Sarmenteux, volubile, l'arbrisseau s'impatronise dans un espace végétal et le colonise jusqu'à l'oppression, à la façon de la viorne. (Ce sont là des plantes disertes qui persuadent leur hôte par force circonlocutions.) Et comme la viorne, le chèvrefeuille accable les frêles branches sous la masse hirsute de ses lianes ; il en noyaute le feuillage, il l'envahit de ses molles médailles vert foncé.
Et c'est ainsi que d'un buisson auquel on ne prête attention, émane un parfum qui nous tire de notre distraction, fait naître en nos ténèbres un sourd éblouissement qui alentit nos pas et nous conduit à humer la fleur même, incrédule, médusé.
Tubulée – et l'on pense aux billets de loterie en menus rouleaux, dans les foires –, convulsive de ses lobes et caroncules, c'est une fleur asymétrique, en déséquilibre. Est-ce parce qu'elle unit le blanc crème au jaune de l'œuf ? Mais on évoque, à se pencher sur elle, des entremets sucrés soutenus d'amandes, et d'abord, couronnement et gloire des menus de noces à la campagne, le Mont-Dore vanillé.
Le parfum du seringa, déjà, visait les plus hautes régions de l'odorat, du côté du voile du palais, se dotant ainsi du statut d'arôme ; et j'accorde qu'on puisse le tenir pour plus racé, quasi émacié, et trouver qu'il s'insinue plus avant en nous. Mais j'aime les façons agrestes du chèvrefeuille qui se dissimule en quelque buisson et tire, d'un fouillis végétal, une odeur faussement simple : chaleureuse, melliflue à souhait, d'une suavité excessive, elle s'aère d'aube, de glaise fraîche, de feuillage d'aubépine, peut-être d'écorce d'orange – si bien qu'on se tient à mi-distance de la fontaine et de l'astre sur sa cime, ou bien séparé de la touffeur d'un jour massif par un store déroulé, ou encore sous une tonnelle au sol ocellé de soleil. C'est là l'odeur même des chemins creux par les soirs de juin, quand l'orage menace. L'été est proche, l'été amoncelle ses grisantes bouffées – ô jours comme autant de meules d'herbes échauffées !... ; mais il subsiste assez de printemps pour sauvegarder en nous la lucidité.
À la fois discret – latéral – et sans façons, le chèvrefeuille me touche encore par sa générosité. Il est des plantes dont il faut aller puiser l'odeur à même la fleur. C'est de loin que lui vous hèle, vous guide vers ses subtils alambics. Il veine l'espace de son nectar et en fait une agate embaumée. Il pousse d'immatériels tentacules jusqu'à nos narines ; il nous tend un fil d'Ariane pour que nous explorions nos labyrinthes respiratoires… Et nous voilà, tous alvéoles pulmonaires dilatés, doublé d'un velours safrané ou peau de chamois, en train de respirer un soubassement d'herbage sur lequel flotterait une écume de miel, une émulsion de soleil. Nous voilà, entre le vif et l'alangui, en train d'aspirer un léger breuvage qui nous filigrane d'ambre, d'or et d'argent.