Les gens du nord, ceux de l'ouest, ont le sentiment de vivre en des contrées où les saisons font fi du calendrier ; où elles se pénètrent avec des chevauchements, des régressions, des défaillances qui font douter qu'il y ait encore des printemps fiables, des automnes conformes à nos souvenirs. Ah ! que, du moins, l'été soit tel qu'en notre enfance : longuement inexorable ! Qu'il soit « roche d'azur » et camp du Drap d'or, où s'éprouver vacant, un rien glorieux de devoir affronter un excès de sensations. (Les héros et les dieux n'ont-ils pas donné toute leur mesure sur fond d'azur, en un tel climat ?) Il n'y faut qu'un ciel bleu à toute épreuve, ainsi que devait être celui de l'Eden où même un nuage de beau temps eût semblé une incongruité.
Plus proche que l'Orient, la Provence peut, l'été, guérir ceux qui ont, selon le mot de Théophile Gautier, « la maladie du bleu ». Les ciels bas, couleur d'étain, tassent votre stature, étiolent votre peau. Passé le Rhône, un ciel d'altitude nous attend, sous lequel déployer sa taille, ouvrir les bras.
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Le vert est une couleur conciliante, sédative, mais qui ne s'agrège (le feuillage l'effrange la dépenaille), et dont les promesses, mesurées, sont à court terme. Ce n'est pas elle qui nous parlerait d'un Ailleurs où s'accomplir enfin ! Tandis qu'un bleu qui se prend en masse et se hisse au plus haut dès le matin, d'un horizon à l'autre, à la fois vous rafraîchit et sauvegarde votre soif, ainsi qu'à contempler la mer. Je puis bien, en sous-bois, gagné par le calme de l'assistance, oublier que j'ai une âme : comme, parvenu à l'orée, le bleu épandu la ranime et la réjouit ! Comme il l'incline à faire, de nouveau, allégeance au soleil ! L'eau d'un lac de montagne occupe tout l'espace et, avec elle, voici, indéfinies, la perspective, la profondeur. Et je te reconnais, azur ! Tu es ce qui, finement sablé du sable noir des plages du Sud, convie à l'essor les grands estuaires des fleuves tropicaux. Et non moins l'émail qui le mieux sertit une crête, une chapelle, une bergerie, un cyprès, ou les ailes du martinet – voire un couple enlacé. À peine, en ce pays, sort-on de chez soi, que les yeux rencontrent la plus grande verrière de la création, la rosace bleu roi – et que ce très bas monde paraîtrait donc grossier, pesant, si chaque couleur ne recevait de la nue un surcroît de prégnance, du bleu lavande au premier plan, tout en grènetis monté en épis, au bleu vaporeux des reliefs, à l'horizon ! À croire que le paysage attend un nouveau Nicolas de Staël qui, plantant là son chevalet, barrerait sa toile de grands à-plats transversaux où se déclinerait le spectre entier du bleu.
Telle est, l'été, en Provence, l'hégémonie de cette couleur, que le visiteur pourrait se dire, comme le poète, hanté par l'azur, accablé par les regards qui pèsent sur sa nuque dès qu'il s'avance à découvert. Mais n'est-il pas venu en ce pays pour que les couleurs le hèlent de toute part ? Il se résignait mal aux demi-teintes, aux grisailles : il découvre des coloris à leur saturation qui transgressent, abolissent la forme ; qui infusent la couleur contiguë – ainsi qu'au temps de la lavande en fleur, on voit le mauve prendre d'assaut un rebord de plateau et imposer, au bleu céleste, ses nuances lie-de-vin.
Il faudrait rendre pleine justice à cette plante, opiniâtrement agrippée et qui, si on l'arrache, révèle une configuration de sablier, la brève tige tenant lieu de point de symétrie entre le faisceau des hampes et celui des racines. Toute l'économie de la lavande semble conçue pour porter haut les épis violets où les calices desséchés mettent quelques taches de son. Or, si fines sont les hampes, que l'étage léger des fleurs flotte au-dessus de celui, sombre et dense, des feuilles, telle une gaze immatérielle qui ne serait que couleur pure.
La vue s'en réjouit ; l'odorat se grise d'un parfum en nappe lourde, d'un seul tenant, sans échappée malgré son subtil alcool. (Qui se hasarde à respirer cette combinaison de sucs et d'essences s'y sent plongé de force, enchaîné jusqu'à l'oppression.)
J'aime, en ce pays de lavande, l'assemblage de champs cultivés, aux cohortes parallèles, et de vastes étendues où la plante, clairsemée, n'est plus que guipure : c'est merveille comme la route incise ces tissus avec le brio du tailleur poussant devant lui ses ciseaux ouverts de part en part de la pièce d'étoffe.
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Devant les peintures des Fauves, il nous semble que l'artiste a fait un usage outré de sa palette : la nature n'a pas de ces violences ! C'est ignorer les gisements d'ocre rouge, orangé, qui ensanglantent certains paysages et dont la seule vue donne soif. (On s'étonne que les pins proches aient été épargnés par les flammes géantes ; qu'ils aient gardé leur couleur propre.) C'est n'avoir pas vu, encore, montant vers l'horizon, un champ de lavande en fleur, ses longues cohortes de hérissons violets processionnant en parallèle. Jusque sur les plateaux où pousse, clairsemée, la lavande sauvage, le ciel améthyste des soirs d'été paraît s'épandre sur la terre comme flotterait, par temps calme, la fumée d'un feu d'herbes sèches – et l'on marche, parmi la rocaille, une mousseline de soie à hauteur de chevilles.
Que de piedmonts, de bassins, où un labour est telle la plaie de celui à qui on vient de retirer un carré de peau ; où une étroite saignée dans le manteau végétal dénonce un sentier !... Ceux pour qui le vin est le sang de la terre peuvent voir ici de prodigieuses cuvées où toutes les robes se rencontrent, de l'ambre au grenat foncé, du jaune paille au pourpre.
La Provence traite les couleurs en joaillier : elle les exalte, les monte comme des gemmes, les dispose si bien que chacune déborde ses contours. Nous étions habitués à voir la couleur strictement contenue – ainsi du bleu dans un bouquet de campanules, une coupe de quetsches … En ce pays, elle cesse de coïncider avec le dessin, elle vibre et s'épanche ainsi qu'en une toile de Bonnard ; elle se soulève, se hisse à bout de tige ou de hampe au point de nous paraître sans substrat – ce qui fait de la Terre moins une palette qu'on ostensoir.
C'est en Provence que l'on voit des couleurs d'autant plus résolues, que la touffeur les ternit. (Et loués soient l'averse et le mistral qui nous révèlent, dans leur vigueur, leur amplitude, le bleu d'Orient et le brun de garance, le violet de l'aconit et le mauve pourpré, le brun havane, le bistre et le fauve !...)
C'est en Provence que l'enfant qui subsiste en nous trouvera de quoi satisfaire son goût des albums coloriés.
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Face à l'océan, je puis invoquer le Monet de la côte normande, celui de Belle-Île où les vagues explosent sur les rochers en buissons d'aubépine en fleur – et quels sourires en naissent, sur des dentures grimaçantes de leur chicots ! Mais en Provence intérieure, je n'attends aucune aide du peintre des nymphéas. Et pas davantage de Braque, de Dufy, de Matisse, familiers de lieux âprement tenus, en un rivage où côte, azur et mer plastronnent à l'envi, offrant aux fortunés un diadème de loisir et de luxe.
Je sais, en revanche, pouvoir demander à Cézanne, expert en tectonique, qu'il m'enseigne, inébranlables, les soubassements du paysage, le pendage des assises, leurs chevauchements et fractures, le grain de la roche, et la sourde scintillation d'un espace où se poursuivrait la cristallisation de la calcite.
Il reste que, dans les années 1880, la Provence intérieure n'a pas encore trouvé le peintre qui, tout en l'asservissant, la hissera à l'extrême de soi, de sa vérité, et modifiera pour toujours le regard qu'on lui portait.