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Celui qui s'étonnerait qu'on tirât tant de richesses d'un pays pétré, dont les rivières dénombrent leurs cailloux, doit se porter au rebord de l'un de ces bassins qui font, de la Provence, une contrée à caissons.
Cerné de coteaux crépus de leur garrigue, au pied desquels les murs des terrasses dessinent un escalier monumental (qui appelle un château), le bassin évoque la corbeille, le giron, la vasque oblongue – et le fond marin. Le ciel y converge ; le ciel s'y décante de son pollen bleu encore en suspension, avec une telle prédilection pour les versants à contre-jour que nous croyons voir là, complice habituelle des orages, quelque seiche prodigieuse en sa fuite.
Et sans doute ces versants, d'un gris bleu de ciment, sont-ils conformes à ce que nous en attendions : ils portent une végétation clairsemée de chênes kermès, d'yeuses à jamais empoussiérées, et de cohortes d'arbustes à feuilles persistantes figées dans leur transhumance. Nous reconnaissons sans surprise, sur les terrasses, ces amandiers qui furent, au printemps, nuages de roses confettis, poignées d'aurore en miettes, brandis par un tronc noir, une ramure nue. Plus loin, c'est une olivette qui, tout le jour, entretient le lustre du vent, de son petit brasier pétillant, avant que d'être, au soir, écume de champagne, cendres très pures d'une souche qu'on laissa se consumer.
Mais savions-nous que la Provence a, dans ses poches arables, des peupliers comme autant de geysers continus, puisant dans la nappe d'herbe verte, à leur pied ; des peupliers qui dénoncent l'eau souterraine et la font jaillir mieux que le sourcier ? Des peupliers, des châtaigniers, voire des saules dans les plis de terrain. Et de même sommes-nous surpris de découvrir, en ce pays aux fleurs exiguës (mais l'ampleur, à nos narines, d'un capitule de santoline ou d'immortelle...), non le robuste velours côtelé d'un champ de lavande, mais la gaze flottante d'une jonchée de coquelicots.
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Il est des contrées fluides, aux horizons attendus, qui se déroulent sans heurt, à l'infini, en openfields, en steppes sur lesquelles le vent coule, et la prairie est alors telle une nappe d'huile vierge. Ou ce sont des sites mollement composés qu'une rivière à méandres entraîne – dans un coin du tableau ! – avec un ruban de ciel. La Provence ne s'écoule pas ; son ciel ne dérive pas plus que les coupoles de l'Orient ; elle est à l'arrêt, entravée comme le taureau pour la ferrade. Elle relève, sous le regard de Dieu, des émaux cloisonnés ; pour l'homme, elle est seulement une juxtaposition de dépressions aux versants crêpelés, que jaspe la roche apparente, mais dont le fond est si fertile, si gras quand les ombres s'allongent, que nous en éprouvons la fécondité entre le pouce et l'index. Et ce n'est parfois qu'un seul mas qui gouverne ce terroir, telle l'abbaye au cœur d'une clairière de défrichement. Un mas dont les murailles en petit appareil semblent toujours réfléchir un chaume proche ou le gris argenté d'une oliveraie.
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Que le bassin soit à peine plus grand qu'une paume creusée, et j'entends grésiller, rissoler les herbes dans une cassolette, sur la menue braise des cigales ; je hume des senteurs cordiales sur fond de calcaire échauffé. Que le mas soit, de plus, au bout de la route, et je crois être en l'un de ces lieux écartés où le jour est joyau.
Les routes drainent ou dispersent les hommes. Je prise fort celles qui renoncent devant l'océan, qui abdiquent face au relief : c'est reconnaître la puissance des éléments. Mais d'autres encore, en ce pays, desservent un dernier mas et s'arrêtent comme s'il n'y avait plus rien à voir au-delà.
Rien à voir ?... Tout, au contraire, à voir, sentir, palper, dans ce creux du monde aux couleurs crépitantes comme feu de brindilles qui prend ; où midi se rencogne et s'attarde bien plus qu'en plaine, cependant qu'essences et touffeur s'exaltent et se confondent, et que le mot de soif colore tout l'espace... Et l'âme qui soupire : « Ah, que ne suis-je assise à l'ombre des forêts ! » goûte fort cette amorce d'angoisse inhérente à l'étanchement encore et encore différé.
Rien à voir ? « À présent laissez-moi, je vais seul. / Je sortirai, car j'ai affaire », dit le Poète. Et il pourrait ajouter : « Je reviendrai peut-être parmi vous quand j'aurai vu vivre l'épeire soyeuse et l'épeire diadème, les mantes, les fourmis et les phasmes ; quand j'aurai reconnu, dans leurs singularités, et l'orchis et l'ophrys, les euphorbes, les cistes ; surpris en leurs façons les aigles, milans et faucons – et les couleuvres !... Quand j'aurai fait l'inventaire des couleurs à chaque heure du jour, celui des lits du vent, des figures de nuages, des ports d'arbres, des strates de la corniche – parfait nuancier du gris. Quand je saurai tout des sentiers oubliés, de la croissance du buis et du genévrier, et du cheminement de leurs ombres... »
Qu'il doit être grisant de se tenir en ce « bout du monde » que d'autres pensent trouver aux antipode – debout, réduit à ses ressources et devant faire la preuve de nos vertus, sans autre échappatoire qu'un usage éperdu de nos sens !... Nul livre sous la main, nulle feuille de papier : quel écrit ne pâlirait , devant un paysage d'alléluia ?
Et que la faim, la soif, nous soient un peu données, encore, comme bonheurs en creux, afin de nous faire mesurer la sublimité d'une tomate crue, d'une pomme de terre à la robe cendreuse de sa cuisson, d'un filet d'eau jailli de la roche et que nous mordillons comme tige de seigle vert, tête penchée...
Je sais : on ne peut vivre de soleil et d'eau ; mais des lieux qui se nomment (j'ai une carte sous les yeux) : Roque-Colombe et Roquefraîche, Mas des Sources et Mas des Aulnes, Chante-Galet et Cantarelle, Jas de Madame, Aiguières et Chanteraine..., ne sauraient être inhabitables. Laissez-moi rêver d'une vie d'anachorète dans la plus petite des cellules à ciel ouvert de Provence, dans l'une de ces alvéoles où le Temps dépose son miel – vie que vous jugeriez misérable et que je tiendrais pour princière, à l'égal de celle des Médicis. Avoir tout à contempler, comparer, recenser, d'avance m'exalte et me ravit.
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Je goûte peu les plaines du Nord où la vue s'éploie sans résistance et que nul accident ne vient et reposer et relancer. La lumière y est celle des forêts de bouleaux ; le ciel, un lointain reflet de mer boréale.
La densité de la Provence est d'abord celle d'un relief qui nous ménage, à chaque crête, la surprise d'un nouvel agencement des éléments. Où que l'on aille, dix paysages distincts vous entourent, que l'on dirait composés par l'un des maîtres de la peinture classique.
La roche leste et bouscule le réel ; un ciel à la salinité de Mer Morte en occupe, de ses pseudopodes, les moindres creux : « Ah, pouvoir s'enraciner dans cette contrée aux couleurs vigoureuses et proches de la saturation, et faire alliance avec elles ; étendre un léger lavis bleu sur les versants ; traiter le fond de cette combe en sfumato ; en Sèvres, ce rebord de bassin... Faire, du plateau de Valensole sous son faix de lavande en fleur, le cœur hyacinthe d'une géode... »
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Oui, je me rencognerai en n'importe quel creux de ce pays inépuisable et n'en bougerai avant que je n'aie perçu comment les éléments s'y composent pour la plus grande gloire de la roche, de l'arbre, d'un toit, d'une restanque ; avant que je n'aie percé les secrets d'une perfection qui est aussi sagesse.
Alors seulement je me rendrai dans le bassin voisin– où tout sera différent, de la crête de l'horizon, adoucie de se fondre dans la bouche grand ouverte du ciel, à la pierraille sous mes pieds. Et différents – tant les paysages ici font assaut d'ingéniosité – la découpe de ciel, la salve zigzagante des cigales, l'encens que la garrigue exhale...